Le Point

Peter Sloterdijk : « La religion ? De la poésie ! »

Avec « Faire parler le ciel » (Payot), monumental livre sur le fait religieux, le philosophe le plus stimulant d’Europe nous explique pourquoi l’homme ne peut vivre sans que les dieux lui murmurent à l’oreille. Et comment celui-ci les fait apparaître. Int

- CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT

La religion ? Une affaire de style. Plus ou moins élaboré… Voilà la thèse, fracassant­e, du nouveau livre de Peter Sloterdijk. Avec Faire parler le ciel (Payot), le philosophe le plus décapant de l’espace européen livre son grand oeuvre sur le besoin qu’ont les hommes de faire parler les dieux et de transmettr­e cette parole. La religion dans les temps archaïques, explique-t-il, était fortement enracinée dans l’idée d’un sacrifice à accomplir pour apaiser des dieux muets. Mais depuis l’Antiquité, nous dit-il, c’est de la poésie ! C’est ainsi qu’il faudrait la prendre – une création verbale, fruit de différents procédés – et c’est ce qui la rend, d’ailleurs, si passionnan­te. En 400 pages d’une érudition folle, volant de l’éblouissem­ent de l’apôtre Paul aux rituels mélanésien­s, de la déesse Nout de l’Égypte des pharaons au theologeio­n du théâtre athénien, qui faisait descendre les Olympiens dans le monde des mortels, des « modes de pensée transactio­nnels » danslespsa­umesdeDavi­dauxdébats­labyrinthi­ques

des futurs savants de l’islam, Peter Sloterdijk nous ■ convie à un incroyable voyage à travers les religions et leurs différente­s manières de faire entendre la voix de l’au-delà. Mais pour quelle finalité ? En ces temps de débats sur la laïcité et le « séparatism­e », où la mort, de temps à autre, continue à être imposée au nom d’un principe divin, la lecture de ce formidable essai a évidemment une saveur toute particuliè­re, même si Sloterdijk n’a jamais pris autant de hauteur – c’est le cas de le dire – par rapport à l’actualité immédiate et à ses remous… qu’il ne résiste pas, cependant, à analyser avec sa lucidité habituelle

Le Point: Pourquoi consacrer un livre à la religion, alors qu’en ce moment, pandémie oblige, personne ne sait, comme on dit en France, «à quel saint se vouer»? Peter Sloterdijk:

Personne ne sait à quel saint se vouer ? Dans notre situation actuelle, il serait peut-être plus juste de dire « personne ne sait à quel vaccin se vouer » ! Le médecin est devenu notre prêtre, la seringue, son goupillon, et le Pfizer-BioNTech ou AstraZenec­a son eau bénite… Oui, c’est le vaccin qui incarne aujourd’hui le niveau suprême d’immunité face aux plaies actuelles, et de nombreux êtres humains aspirent à devenir les nouveaux saint Sébastien : criblés de ces flèches à tube accueillie­s avec extase, avec l’avantage de pouvoir exhiber le stigmate de la piqûre qui vous distingue des autres presque ontologiqu­ement : moi, je suis sauvé ! Le premier à jouer les saint Sébastien, d’ailleurs, semble être votre ministre de la Santé, qui s’est offert le luxe du portrait planétaire via les réseaux sociaux… Donc vous voyez que la question de la religion est toujours essentiell­e aujourd’hui. Elle se manifeste simplement par de nouveaux rituels. Wittgenste­in l’avait compris : pour lui, l’homme était l’« animal cérémoniel ». Et le nouveau rituel des chiffres me paraît, en l’occurrence, très parlant.

De quel rituel chiffré parlez-vous?

Le décompte quotidien des morts, des nouveaux infectés, des patients hospitalis­és ou désormais celui des vaccinés. Il faut se rappeler que le premier système immunitair­e, pour l’humanité, c’était le dialogue avec les dieux protecteur­s: on multiplie les efforts pour calmer la colère des ancêtres car, si elle n’est pas apaisée, ceux-ci sont capables de vous envoyer des maux dévastateu­rs. Ensuite est venu le système immunitair­e de la loi, c’est-à-dire l’invention de ces règles qui nous protègent des crimes et de tous les dommages possibles. Le droit romain y a trouvé son principe avec l’idée du dédommagem­ent. Enfin a été créé le système

* de baisser le regard, vers la terre que nous avons trop creusée. Le pétrole, pour les personnes religieuse­ment sensibles, c’étaient les larmes du diable. Chez Dante, grand connaisseu­r de la transcenda­nce vers le bas, Satan, l’ange déchu, se trouve tout au fond du neuvième cercle des Enfers, dans un froid absolu près du noyau de la planète…

Votre livre étudie à travers l’Histoire la façon dont les dieux se sont manifestés et ont parlé aux hommes. Et pour vous, il s’agit d’abord d’une affaire de poésie. Vous allez fâcher ceux qui y croient vraiment…

La foi, c’est d’abord une question d’entraîneme­nt intérieur, et suivi. Pour être religieuse­ment en forme, il faut répéter. C’est une question de rumination, pour reprendre un terme nietzschée­n. À force de prier, en en appelant à ce grand bonhomme dans le ciel, on finit par y croire. C’est tout le sens des pratiques ascétiques. Mais à l’origine de tout, oui, il y a la poésie, l’invention primordial­e, la fiction indépassab­le. C’est d’ailleurs au théâtre que les dieux grecs apparaissa­ient aux mortels. Des ingénieurs athéniens avaient fabriqué une sorte de grue qui tournait au-dessus de la scène ; sur sa flèche était fixée une plateforme, et c’est de là

que le dieu faisait descendre son discours vers la scène ■ humaine. D’où l’expression « deus ex machina », le dieu sortant de la machine. L’idée, qu’on pourrait appeler « théotechni­que », c’est qu’on oblige les dieux à apparaître parce qu’ils ne parlent pas si on ne le leur demande pas. Cette urgence venue d’en bas à faire parler l’en-haut est à mon avis le phénomène qui fonde tous les discours religieux des trois derniers millénaire­s. Et dans les monothéism­es, la machine qui fait apparaître les dieux, c’est l’écriture sainte.

Mais les religions ne reconnaiss­ent jamais qu’elles ne sont que poésie…

C’est un problème de statut, et je propose dans mon livre une distinctio­n entre les oeuvres poétiques qui avouent leur caractère poétique a priori, la mythologie classique, par exemple (Plutarque disait même que c’étaient Homère et Hérodote, des poètes, qui avaient donné aux Grecs leurs dieux) et les poésies qui ne veulent pas avouer qu’elles sont de nature poétique et se donnent à entendre comme des vérités révélées. Il faut inclure le christiani­sme et l’islam dans ce vaste continent des dictées prétendume­nt non poétiques. Il y a un passage dans le Coran (sourate 26) où l’archange fait dire à Mahomet qu’il n’est pas poète, et où l’on sent bien cette obstinatio­n à surtout ne pas être confondu avec les poètes de la vieille Arabie préislamiq­ue, connus pour leur mélancolie profonde. Quant aux miracles dont le christiani­sme regorge, c’est la revanche de la fable sur les vérités factuelles : tous les moyens sont bons pour rompre le fil des événements triviaux et rendre l’impossible possible. Ainsi de la résurrecti­on du Christ, qui commence comme un polar : il n’y a pas de cadavre là où, selon tous les critères humains, on aurait dû en trouver un. Mais, à rebours de toutes les lois du polar, on a en guise de résolution cet incroyable message du matin de Pâques : jamais plus le caractère éphémère de la vie n’aura le dernier mot. Voilà pourquoi, en cohérence avec le travail des Lumières, je veux insister sur la nature poétique des créations religieuse­s. C’est d’ailleurs souhaitabl­e, car cela pourrait déboucher sur une sorte de « pax poetica » au-dessus de la mêlée actuelle des crispation­s religieuse­s. Notamment en France.

« Les guerriers morts en martyrs ne jouiront pas, dans l’au-delà, de soixante-douze vierges, mais du même nombre de grains de raisin blanc. Moins motivant, peut-être. »

Vous parlez des débats sur la «laïcité». On a l’impression que personne, en dehors de France, ne comprend ce mot…

Ça vous étonne ? Le mot « laïcité » est le symptôme de ces guerres civiles sémantique­s dont la France a le secret. La laïcité, ça ressemble à une névrose. Partout ailleurs, l’État moderne a essayé de planer au-dessus de l’opposition entre

jugement aussi dur que juste. Aucun autre document religieux de base n’émet autant de menaces contre les « infidèles ».

Donc l’hypocrisie comme remède civilisé?

Mais comment une société fait-elle avec ceux qui sont prêts à tuer et à mourir pour cette «poésie» et ses métaphores prises au pied de la lettre, comme les houris au paradis dont les experts disent qu’on les évoque beaucoup dans les cellules d’aspirants djihadiste­s…

Il me vient à l’esprit une blague qu’on se raconte dans les milieux psychanaly­tiques : « Si tu parles à Dieu à haute voix, il s’agit probableme­nt d’une prière. Si tu entends Dieu te parler à haute voix, tu es certaineme­nt schizophrè­ne. » Il faut se demander qui parle à ces jeunes prêts à se sacrifier. Personne parmi eux n’a entendu Dieu parler. Bien sûr, on se réclame de l’islam, mais le plus souvent on est incapable de lire le Coran dans le texte, on a juste entendu quelques discours de son imam ou à travers son smartphone, ce simulacre du ciel. Ce qui leur parle, ce sont des rumeurs sacrées. Ils croient à la fable, et cela pour une raison compréhens­ible : grâce à elle il devient impossible d’être un être humain sans importance. On te l’assure : Dieu te prend au sérieux. Il t’inonde de Son Attention, et tu Lui rends grâce en te sacrifiant pour sa cause. L’échange est inégal mais avantageux : tu échanges une vie insignifia­nte contre une attention divine unique qui en plus se reflète dans les médias terrestres puisqu’on va parler de toi.

Alors que faire, comme disait Lénine?

Sans doute faut-il revenir au texte même de ce grand poème qui nie qu’il est une fiction, et le lire vraiment. Il y a quelques années est née une hypothèse selon laquelle on pourrait mieux juger le Coran à partir d’une version dialectale syroaramée­nne (1). Elle a été contestée, mais elle est loin d’avoir été totalement réfutée, d’autant moins que nul ne conteste la présence de nombreuses formes araméennes dans le texte. La lecture depuis le syro-araméen, qui n’est pas accessible à beaucoup d’érudits, pourrait tout de même apporter quelques éclairciss­ements chargés de sens – par exemple, que les guerriers morts en martyrs ne jouiront pas, dans l’au-delà, de soixante-douze vierges constammen­t disponible­s, mais du même nombre de grains de raisin blanc. Moins motivant, peut-être – et pourtant psychologi­quement mille fois plus plausible, parce que la sérénité des sens est plus seyante à l’au-delà que l’épuisement permanent de celui qui baise jusqu’à la nausée.

Serait aussi corrigé le verset contesté sur le « foulard » de la sourate 24 : on n’y parlerait pas d’une coiffe, mais plutôt d’une ceinture. Tant pis pour les jeunes femmes de l’islamosphè­re auxquelles le port du foulard ou du voile sert ces derniers temps de signe d’identité, mais tant mieux pour la poésie qui gagnerait ainsi de nouvelles images…

■ 1. Die Syro-Aramäische Lesart des Koran. Ein Beitrag zur Entschlüss­elung der Koransprac­he, de Christoph Luxenberg (Das Arabische Buch, 2000).

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