Élisabeth Roudinesco contre l’assignation identitaire
Théorie du genre, pensée décoloniale, « woke »… Dans son dernier livre, la psychanalyste retrace avec précision l’histoire de la montée en puissance de ces différents courants.
Les névroses identitaires minent notre époque. L’individualisme raisonné que l’on croyait vainqueur a été supplanté par un communautarisme galopant, paranoïaque et en quête de coupables. Selon la formule de Michel Serres, l’individu a du mal à se contenter du « je suis je, voilà tout ». Mais comment ces courants queer, transgenres, décoloniaux, raciaux… ont convergé pour former des torrents souvent pleins de bruit et de fureur ? Élisabeth Roudinesco reprend l’histoire da capo en brossant une fresque qui décrit avec précision ces genèses parallèles. « Je me refuse à leur simple condamnation et préfère remonter le fil pour montrer comment le monde a basculé de luttes sociales, égalitaires, émancipatrices, à des luttes sociétales où il n’est question que de repli communautaire. On pourrait revenir à 1989, à la chute du communisme, à la fin d’un monde idéologiquement binaire, qui a libéré ces revendications, mais l’Histoire est bien plus compliquée. »
Ce souci, elle l’a nourri pour une autre raison : raconter une époque qu’elle a intellectuellement vécue. « Je tenais à souligner que ces crispations de genre, de race, se réclament de travaux universitaires, qui, à l’origine, n’étaient pas “identitaristes”, qu’ils étaient le fait des chercheurs les plus brillants de l’université américaine. Ainsi a-t-il existé, par exemple sur l’histoire des femmes, des travaux d’une grande richesse. » L’occasion aussi pour elle de dédouaner Deleuze et Derrida, qui, selon elle, n’ont pas forgé ces outils conceptuels identitaires : « Ils ont été interprétés avec outrance. » Derrida fut témoin de ce gauchissement, mais Roudinesco, qui s’en était ouverte à lui, se souvient de sa réponse : « Pas de police de la pensée. On ne peut maîtriser un système de pensée en le figeant. Hériter, c’est être infidèle à l’héritage. » À la différence d’un Lacan qui érigea en dogme sa pensée, le pape de la « déconstruction » accepta d’être déconstruit.
Voilà l’ouvrage presque mélancolique d’une psychanalyste qui a voulu aussi comprendre comment le travail de deux penseurs fondateurs, Simone de Beauvoir et Claude Lévi-Strauss, a pu être ainsi balayé. La première, on le sait, a fait entrer en 1949 la femme et la sexualité féminine dans le champ de l’anthropologie et de la philosophie. Pas question de « genre » chez l’autrice du Deuxième Sexe. Roudinesco retrace la montée en puissance des études de genre aux États-Unis alors que les progrès de la chirurgie permirent, dès les années 1950, une intervention sur le corps. En 1954, à Ucla, le psychiatre Robert Stoller s’intéresse à la diversité des identités sexuelles, au transsexualisme, qui vient d’être étudié par un endocrinologue, Harry Benjamin. Au même moment, les homosexuels, portés par une lame de fond, qui, aux États-Unis, redonne voix aux minorités ignorées – notamment les Noirs – entament une lutte contre les psychanalystes. Ces derniers, souligne Roudinesco, « n’ont rien compris à leurs revendications ». Le bras de fer s’achève en 1973 par une défaite des psys, forcés de rayer l’homosexualité de la liste des maladies mentales. On ne parle plus d’homosexuels, vocable qui renvoie à l’orientation sexuelle, mais de gays et lesbiennes, terme pensé comme une identité revendiquée. « L’idée que le genre ne correspond pas au sexe permet d’en changer. » Le corps se déploie dans tous ses états. Est en marche la constitution de la Queer Nation, mouve
« Seules existaient les différences de couleur de peau et de culture ; réfutant l’idée de supériorité, Lévi-Strauss avançait celle de domination. »
ment né lors de la Gay Pride de 1990. Le corps, souvent défini comme blessé, abîmé, devient militant.
Parallèlement, dans les années 1950, la psychiatrie connaît une révolution qui va gagner l’Europe : les premiers DSM, manuels diagnostiques et statistiques des troubles mentaux, sont établis. « Cela partait d’une bonne intention : tenter une classification universelle des névroses, psychoses, dépressions… » Mais la nomenclature s’emballe et bientôt, sous l’égide du psychiatre Robert Leopold Spitzer, on étend les DSM à des centaines de comportements : timidité, peur de perdre son travail, sentiment d’infériorité… « Aujourd’hui, on en est à 540. » Les humains sont rangés dans des cases où chacun est assigné. Une atomisation identitaire. Voilà pour le genre et le psychisme, qui basculent dans un « parler obscur » brandi par des militants de tous bords. Et Roudinesco de pointer la floraison des préfixes – trans, inter, post, hétéro, homo, fémi, cis… – ou des suffixes – phobes, philes – qui traduit cet émiettement et cette crispation identitaires, où chacun appelle à la dénonciation publique du voisin. Tout devient genré. Mais tout se racise également…
« Archipélisation ». En 1952,
Claude Lévi-Strauss, dans Race et Histoire, avait démontré l’inanité de la race :
« Seules existaient les différences de couleur de peau et de culture ; réfutant l’idée de supériorité, Lévi-Strauss, avançait celle de domination. » Adepte du « ni trop près ni trop loin », l’anthropologue avait dessiné un monde divers mais non uniformisé. De la négritude d’Aimé Césaire qui était encore un universalisme, à la créolité de Raphaël Confiant en passant par la psychologisation du colonisé de Frantz Fanon, Roudinesco retrace des décennies de débats qui mènent à une « archipélisation », à une « identité de l’identité ». Dans le même temps, aux États-Unis, se développent les racial studies. La race en est le mètre étalon. Là-dessus se greffent les subaltern studies, inspirées par Gramsci et consacrées aux « marginalisés, aux invisibles, discriminés en raison de leur sexe, de leur race, de leur caste ». Ce mouvement des « sous-autres » fut initié en 1982 par l’historien bengali Ranajit Guha, rejoint par l’Indienne Gayatri Spivak, qui ont dirigé 11 volumes de subaltern studies chez Oxford University Press puis à Columbia. Ces thèses vont être retournées par les postcoloniaux comme arme de guerre contre l’Occident qu’il faut «provincialiser» pour
Dans les années 1950, la psychiatrie connaît une révolution. Les premiers DSM sont établis. Aujourd’hui, on en est à 540 comportements. Les humains sont rangés dans des cases.