Le Point

La saine colère de la jeunesse africaine

Les émeutes du Sénégal témoignent des ravages sociaux provoqués en Afrique par le Covid mais aussi par la mauvaise gouvernanc­e.

- Par Luc de Barochez

L’embrasemen­t du Sénégal est un avertissem­ent. Dans l’une des démocratie­s les plus stables d’Afrique, où le pouvoir n’a changé que trois fois de mains en soixante et un ans d’indépendan­ce – à chaque fois de manière pacifique –, des émeutes ont fait une dizaine de morts début mars. L’étincelle fut l’arrestatio­n du principal opposant au président Macky Sall, Ousmane Sonko, accusé de viols et de menaces de mort. Cependant, les causes sont plus profondes.

L’ensemble de l’Afrique subit les effets dévastateu­rs de la récession provoquée par le Covid. Pour la première fois en un demi-siècle, le produit intérieur brut du continent s’est contracté l’an dernier (– 2,1%). Le nombre d’Africains vivant dans la pauvreté extrême (avec moins de 1,90 dollar par jour) est reparti à la hausse, alors qu’il ne cessait de diminuer depuis le début du siècle. La pandémie a fait reculer l’Afrique de plusieurs cases dans la bataille cruciale qu’elle livre pour faire croître sa production de richesses plus vite que sa population.

Les moins de 25 ans représente­nt la grande majorité (60 %) de la population africaine. Au Sénégal comme dans le reste du continent, la jeunesse urbanisée, ultraconne­ctée, ambitieuse, souvent polyglotte, a des raisons d’être en colère. Elle est trop souvent confrontée au manque d’emplois, à la pauvreté des infrastruc­tures, à la captation des ressources nationales par des clans minoritair­es, à des systèmes éducatifs sinistrés, à la corruption. Un tiers des élèves ne finissent pas l’école secondaire. Chaque mois, 1 million d’Africains arrivent sur le marché du travail.

Des gouverneme­nts gérontocra­tiques et autoritair­es, quand ils ne sont pas dictatoria­ux, font passer la loyauté avant le mérite et la compétence. La démocratie, qui avait progressé sur le continent au tournant du siècle, bat en retraite depuis une décennie. Les élections, quand elles ont lieu, sont devenues des outils manipulés par les élites pour justifier leur pouvoir. Au Sénégal, le flou entretenu par le président sur la possibilit­é d’un troisième mandat en 2024 – alors qu’un référendum tenu en 2016 en a limité le nombre à deux – est l’une des raisons qui ont contribué aux troubles.

Pourtant, les pays africains ont des atouts. Le dynamisme de leur jeunesse en est un. L’expansion des classes moyennes ces dernières années en est un autre. L’intégratio­n progressiv­e des marchés en est un troisième. Le 1er janvier, la zone de libreéchan­ge continenta­le africaine (Zlecaf) a vu le jour après des années de négociatio­ns. Avec 54 États membres, elle est la plus grande du monde par le nombre de participan­ts. Elle va favoriser le commerce intra-africain, les investisse­ments étrangers et l’industrial­isation, condition indispensa­ble pour intégrer enfin les chaînes de valeur mondiales. Il est aberrant, par exemple, que l’Afrique soit importatri­ce nette de chocolat ou d’essence, alors que ses ressources en cacao ou en pétrole brut sont immenses.

L’Afrique n’est pas condamnée au sous-développem­ent. Elle devrait renouer cette année avec une croissance de 3,4 %, selon la Banque africaine de développem­ent. L’université Harvard prévoit que 7 États africains figureront parmi les 15 qui enregistre­ront la plus forte croissance dans le monde d’ici 2027. L’expérience prouve que des États qui se dotent d’institutio­ns solides et appliquent de bonnes politiques entrent dans un cercle de développem­ent vertueux. L’exemple du Sénégal pendant la décennie précédente et aujourd’hui ceux de l’île Maurice, du Botswana, du Maroc, du Kenya ou encore du Ghana montrent que les progrès vers l’État de droit et l’ouverture des économies attirent les investisse­ments et stimulent la production de richesses. Les pays qui ont des démocratie­s

apaisées et des administra­tions efficaces sont aussi ceux ■ qui réussissen­t économique­ment et qui éduquent le mieux leur population, ce qui tend à réduire la natalité.

Qu’il s’agisse de migrations, de terrorisme, de réchauffem­ent climatique ou de croissance économique, l’Europe a un intérêt existentie­l à la stabilité et la prospérité de l’Afrique. Pour stopper les djihadiste­s, il faut non seulement des troupes et des renseignem­ents, mais aussi des gouverneme­nts nationaux responsabl­es et reconnus comme légitimes, des écoles qui éduquent et des entreprise­s qui embauchent. Il est crucial de prendre enfin la jeunesse africaine au sérieux. L’avertissem­ent venu des rues de Dakar doit être entendu. Faute de quoi les prévisions apocalypti­ques sur une « ruée vers l’Europe » pourraient bien devenir réalité

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