La France de Manuel Valls
Pourquoi la gauche tient-elle tant à se rassurer sur le fait qu’elle serait bien de gauche?
On m’a souvent demandé : « Manuel Valls, êtes-vous de gauche ? » Derrière cette question, je sentais poindre le procès en trahison. C’est bien une question de gauche, car on ne connaît pas de tels procès à droite… Laurent Joffrin, à Libé ou à L’Obs, me posait régulièrement cette question à la suite de mes prises de position sur les 35 heures, les questions de sécurité ou la lutte contre l’islam politique. Alors, oui, je suis de gauche comme Camus lorsqu’il écrivait « malgré moi, malgré elle, je mourrai à gauche ». Je continue de penser qu’être de gauche c’est une quête permanente pour le progrès, pour améliorer la vie des gens, pour s’occuper de ceux qui souffrent le plus des inégalités. C’est justement par passion pour l’égalité que la gauche doit être intransigeante sur l’insécurité, qui touche d’abord les plus fragiles, ou sur les ravages de l’islamisme, qui s’attaque d’abord aux femmes en voulant les faire disparaître de l’espace public.
Que vous inspire le débat sur l’islamogauchisme ? Y a-t-il une forme de déni à l’égard de cette idéologie?
Après les attentats du 11 septembre 2001 et avec le durcissement du conflit israélopalestinien, on a vu converger la haine d’Israël d’un Soral ou d’un Dieudonné avec l’antisionisme virulent d’une partie de la gauche et l’antisémitisme islamiste. L’islamogauchisme est né de ces rapprochements improbables, contre nature, inimaginables il y a seulement trente ans. Le processus est parfaitement décrit par Pierre-André Taguieff ou Mohamed Sifaoui. Il a pris depuis d’autres dimensions dans la gauche politique, universitaire ou médiatique à travers les liaisons dangereuses avec l’islam politique. Les musulmans, perçus comme une masse indistincte, seraient les victimes expiatoires d’une société qui a échoué à les intégrer. Ils sont le nouveau prolétariat. Tout est alors excusable, y compris le fait que la religion s’impose aux lois de la République. Cette pensée a contaminé le syndicalisme enseignant et étudiant, la Ligue de l’enseignement ou la Ligue des droits de l’homme.
Vos analyses peuvent-elles se muer à nouveau en ambition politique?
J’ai écrit un livre très personnel, qui n’est ni de Mémoires, ni de règlements de comptes, ni de justification de mon action. C’est un cri d’amour à la France. La voir souffrir d’une crise sanitaire interminable ou d’attentats terroristes barbares m’est insupportable. Quiconque a exercé des responsabilités ne peut qu’être frustré de ne pas participer directement à la lutte contre cette pandémie, de voir les erreurs qui ont pu être commises ou d’assister à des injonctions contradictoires. Je me suis trompé, j’ai commis des erreurs, je le dis dans le livre, mais pas sur l’essentiel : la défense de la République, de la laïcité, l’alarme
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Depardieu, Vianney, Blanche Gardin, c’est-à-dire le cinéma, la chanson populaire et l’humour français.
Qu’est-ce qui vous fait rire?
Une phrase de Desproges : « Il vaut mieux rire d’Auschwitz avec un juif que jouer au Scrabble avec Klaus Barbie. » Il fallait oser !
On rit beaucoup en politique?
Oui. Des rires souvent nerveux, grinçants, cyniques, c’est une manière de soulager les tensions. Je ne suis pas connu pour mon humour et pourtant j’adore rire. L’humour de François Hollande et les imitations de Bernard Cazeneuve ont mis de la légèreté dans les situations les plus dramatiques… Je leur en suis profondément reconnaissant. Dommage que les Français ne connaissent pas ces facettes.
Vous évoquez aussi dans ce livre la manière condescendante dont les députés macronistes vous ont accueilli à l’Assemblée nationale… En avez-vous souffert?
Non, j’en ai été plutôt amusé. J’étais un dinosaure et on venait toucher ma bosse… Le combat entre les anciens et les modernes, ce n’est pas très nouveau. Pourtant, l’expérience, la connaissance, l’enracinement sont essentiels. Si les partis traditionnels sont dépassés, la République en marche, censée incarner le nouveau monde, est une coquille vide, elle n’a pas d’histoire, pas de projet, pas de racines locales. C’est un sacré problème dans un pays qui vit toujours dans une nostalgie rurale, pastorale, celle de l’ancrage.
La nostalgie de la France d’Edmond Michelet, dont vous dressez un vibrant éloge dès le début de votre livre?
Oui, une France de traditions, généreuse. J’ai découvert Edmond Michelet grâce à mon père, qui a dessiné les vitraux de la chapelle de Marcillac, en Corrèze, où il est inhumé. Nous allions la visiter en famille comme nous allions admirer les vitraux de la cathédrale de Chartres ou ceux de la Sainte-Chapelle, qu’il avait restaurés. Plus tard, j’ai pris conscience de ce qu’incarnait Michelet, son courage de résistant dès le 17 juin 1940, son humanité forgée dans le catholicisme et la déportation, son gaullisme.
Emmanuel Macron a-t-il été ingrat avec vous?
Je ne situe jamais mes relations politiques et encore moins avec un président à travers des sentiments ou des ressentiments. Je décris dans le livre ce qui s’est passé en 2015 et en 2016, et comment il a imposé sa candidature. J’ai pu donner l’impression que j’étais envieux, que je ne supportais pas ce jeune et brillant ministre, c’était faux, mais cette idée s’est imposée. Cela ne m’a pas empêché d’appeler à voter pour lui dès le premier tour. Mais je viens aussi d’une autre histoire, d’un long apprentissage au sein d’une formation politique. Dans les partis, autrefois, on apprenait les rapports de force, la conquête du pouvoir, l’ingratitude, la méchanceté mais aussi le bonheur de militer et de participer à un collectif. En vingt, trente, quarante ans, vous vous constituiez un réseau, des amis, des compagnons, des camarades, et cela procurait une force incroyable. Aujourd’hui, rien de tout cela n’existe. Le Rassemblement national est une PME familiale, La France insoumise est organisée autour d’un « Lider Maximo », La République en marche n’a pas d’élus locaux… Tout cela manque. Mais c’est fini.
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