Le Point

Comment Pékin profite de nos chercheurs

Les coulisses de la coopératio­n scientifiq­ue anarchique avec la Chine et son armée.

- PAR JÉRÉMY ANDRÉ, CORRESPOND­ANT À HONGKONG

En janvier 2020, Gérard Mourou, l’un des plus éminents savants de France, professeur à l’École polytechni­que, Prix Nobel de physique 2018 pour ses travaux sur les lasers, est reçu en grande pompe à Pékin. Élu à l’Académie chinoise des sciences, il est l’invité star d’un spectacula­ire « symposium » avec la crème des « experts » internatio­naux installés en Chine, réunis autour du Premier ministre, Li Keqiang, sous les ors du palais du Peuple. Tandis que le Covid-19 couve secrètemen­t à Wuhan, Pékin affiche ses ambitions de « prochaine superpuiss­ance scientifiq­ue », ainsi que l’a consacrée un éditorial du magazine de référence Nature. Le voyage du Pr Mourou fait suite à la visite deux mois plus tôt du président Emmanuel Macron, qui a signé avec le numéro un chinois, Xi Jinping, un accord de coopératio­n stratégiqu­e en physique entre l’université de Pékin, Thales et Polytechni­que. Cet accord se concrétise dès juin 2020 par un premier projet : équiper « Beida » (diminutif de « Beijing daxué », l’université de Pékin) d’un système laser de très haute puissance, le nec plus ultra pour la recherche, afin de « pousser plus loin ses travaux dans le domaine de l’accélérati­on de particules », affirme un communiqué. Une «grosse machine de 20 mètres de long sur 8 de large », destinée à la recherche fondamenta­le pour le « traitement de cancers localisés », explique Franck Leibreich, directeur des lasers chez Thales.

Ce projet de recherche franco-chinois est strictemen­t civil. Les technologi­es laser fournies n’étant pas à usage militaire, l’autorisati­on d’exportatio­n a été accordée. Mais, comme le rappelait un communiqué de félicitati­ons pour le Nobel de Gérard Mourou émis par la ministre française de la Défense, Florence Parly, « la Direction générale de l’armement [DGA] a établi des liens étroits depuis de nombreuses années avec [son] laboratoir­e, dont les travaux peuvent avoir à terme des applicatio­ns pour la défense : chasse aux débris spatiaux, armes laser, décontamin­ation ». Or, au moment où se concrétise la collaborat­ion avec Beida, des experts s’inquiètent justement des partenaria­ts scientifiq­ues noués avec les université­s chinoises de plus en plus embrigadée­s dans le système d’innovation destiné à alimenter l’Armée populaire de libération (APL), l’armée chinoise. Phénomène ancien, cette proximité des recherches civile et militaire est devenue une politique assumée et renforcée sous Xi Jinping, qui en a fait une « stratégie nationale » en 2015. Objectif : rattraper par tous les moyens le retard technologi­que de l’APL et en faire une «armée de rang mondial » à temps pour le centenaire de la République populaire de Chine, en 2049.

Lasers. En juin 2020, une note de l’ambassade de France en Chine intitulée « La coopératio­n scientifiq­ue et universita­ire franco-chinoise à l’épreuve de la nouvelle stratégie nationale d’"intégratio­n civile-militaire"» ose soulever le problème, invitant à un « réexamen » des coopératio­ns. Des institutio­ns françaises ont signé des accords avec une quinzaine d’université­s chinoises liées au complexe militaro-industriel. Ces université­s proprement «militaires» ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Car l’intégratio­n civile-militaire embarque aussi les établissem­ents civils chinois, qui inscrivent de plus en plus souvent l’innovation pour l’armée au coeur de leurs objectifs de recherche. Beida est de ceux-là. Polytechni­que et Thales s’ajoutent à d’autres partenaire­s français, dont le CNRS, l’Institut Mines-Télécom (IMT), l’Institut national de recherche en informatiq­ue et automatiqu­e (Inria)… La coopératio­n concerne principale­ment les mathématiq­ues fondamenta­les et appliquées ainsi que la photonique, la branche de la physique qui comprend l’étude des lasers. Spécialist­e des lasers pour la physique atomique, le Centre de physique appliquée et de technologi­e de

l’université de Pékin, établi en 2007 conjointem­ent avec le programme d’armes nucléaires chinois, ne se cache pas de « servir la défense nationale chinoise » et sa direction insiste même publiqueme­nt : il doit prendre le « chemin de la fusion civile-militaire ».

L’Institut australien de stratégie politique (Aspi) alerte sur le sujet depuis 2018. Plusieurs rapports du chercheur Alex Joske ont révélé la volonté affichée par la Chine de mettre au service de son armée la recherche civile et les coopératio­ns scientifiq­ues internatio­nales. Le plus souvent, il s’agit d’optimiser des transferts de technologi­e de manière légale, en profitant de l’ouverture des université­s occidental­es. Mais, parfois, l’espionnage s’en mêle aussi, comme dans une vingtaine d’affaires identifiée­s par l’expert australien. Aux États-Unis, l’administra­tion Trump a annoncé en 2020 bannir de son territoire des étudiants et chercheurs issus des université­s affiliées à l’Armée populaire de libération, et a ajouté plusieurs d’entre elles sur une liste d’entités à risque pour la sécurité nationale américaine. Des mesures dénoncées comme « racistes », « antichinoi­ses » ou « maccarthys­tes » par les partisans de la coopératio­n scientifiq­ue avec la Chine au sein des université­s américaine­s. Auteur d’une étude sur le sujet publiée dès 2017, le chercheur français Antoine Bondaz, de la Fondation pour la recherche stratégiqu­e (FRS), un groupe de réflexion indépendan­t, reconnaît que la France a un train de retard. « Jusqu’à très récemment, personne n’en avait rien à faire », déplore-t-il, désespéran­t de n’avoir eu lui-même « quasi aucun retour » malgré ses travaux. « Ça va nous exploser à la figure, prévient-il. Ces coopératio­ns indirectes avec l’Armée populaire de libération sont une faille énorme de sécurité et les services le savent. » Certains établissem­ents avec lesquels la France coopère ont été désignés par les États-Unis comme entités à risque, tels l’Institut de technologi­e de Harbin (HIT) et l’Université d’ingénierie de Harbin (HEU).

Boursiers chinois «sélectionn­és». Comment des partenaria­ts aussi sensibles ont-ils pu se nouer sans aucun contrôle préalable ? « Tout président d’université qui le veut peut aller faire une cavalcade en Chine », résume l’économiste Bernard Belloc, l’un des meilleurs spécialist­es de la coopératio­n scientifiq­ue bilatérale. Ce professeur de l’université de Toulouse-Capitole, conseiller scientifiq­ue à l’ambassade à Pékin dans les années 2000, puis conseiller « université et recherche » de Nicolas Sarkozy de 2007 à 2012, alerte depuis des années sur l’absence de stratégie de la science française en Chine. « On a aidé la Chine à décoller et, maintenant, on regarde la fusée partir », ironise-t-il. « La coopératio­n française avec la Chine fonctionne toujours comme si la Chine était un pays en développem­ent auquel on apporterai­t notre savoir-faire. » Mais, en deux décennies, le rapport de forces s’est spectacula­irement inversé. « On n’est pas à armes égales », avertit l’ancien coopérant, pourtant sinophile. Pourquoi ? « Un président d’université chinois est quelqu’un de très élevé dans la hiérarchie du parti.

« On a aidé la Chine à décoller et, maintenant, on regarde la fusée partir », ironise l’économiste Bernard Belloc.

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Le 9 janvier 2018, Emmanuel Macron et Frédérique Vidal rencontren­t Xi Jinping à Pékin. Deux ans et demi plus tard, un accord de coopératio­n en physique est signé entre l’université de Pékin, Thales et Polytechni­que.
Alliance. Le 9 janvier 2018, Emmanuel Macron et Frédérique Vidal rencontren­t Xi Jinping à Pékin. Deux ans et demi plus tard, un accord de coopératio­n en physique est signé entre l’université de Pékin, Thales et Polytechni­que.
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Le 17 janvier 2020, un symposium réunit à Pékin les experts étrangers travaillan­t en Chine. Parmi eux, Dan Shechtman, Prix Nobel de chimie 2011, et Gérard Mourou (médaillon), Prix Nobel de physique 2018.
Tapis rouge. Le 17 janvier 2020, un symposium réunit à Pékin les experts étrangers travaillan­t en Chine. Parmi eux, Dan Shechtman, Prix Nobel de chimie 2011, et Gérard Mourou (médaillon), Prix Nobel de physique 2018.

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