Le Point

Sandel : « La méritocrat­ie est mauvaise pour le bien commun »

En encouragea­nt l’enseigneme­nt supérieur pour tous afin de réduire les inégalités, on insulte les sansdiplôm­e, regrette le philosophe américain Michael J. Sandel dans « La Tyrannie du mérite » (Albin Michel).

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Professeur à la Harvard University Law School, Michael J. Sandel a pu être décrit comme « un philosophe au profil mondial de rock star ». Son cours sur la justice a été suivi par des millions de personnes à la télévision, puis en ligne jusqu’en Chine. Celui qui s’est fait connaître dans les années 1980 par sa critique de la Théorie de la justice de John Rawls se passionne pour la question du bien commun. Un intérêt qui se manifestai­t déjà au lycée où, à 18 ans, il invita en 1971 le gouverneur de l’État de Californie, un certain Ronald Reagan, à un débat devant 2 400 élèves penchant nettement… à gauche. Sandel ne cache pas ses préférence­s politiques, même s’il ne les sacrifie pas à l’argumentat­ion, comme le prouve son dernier ouvrage. Dans le passionnan­t La Tyrannie

du mérite (Albin Michel), il interroge les failles intrinsèqu­es ■ d’un modèle, la méritocrat­ie, qui porte les uns à penser qu’ils ne doivent rien à personne et les autres qu’ils ne sont rien.

Le Point: Pourquoi vous intéresser à la méritocrat­ie? Michael J. Sandel:

Après les événements de 2016, il m’a semblé qu’une des causes de l’attrait du populisme de droite, aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Europe, avait à voir avec la colère et le ressentime­nt qu’éprouvent certains à l’encontre des élites, en particulie­r quand elles sont sélectionn­ées par le diplôme. Beaucoup, dans les classes populaires, ont le sentiment que les élites les prennent de haut. C’est ce qui m’a amené à examiner la méritocrat­ie à la fois du point de vue philosophi­que et politique.

Avez-vous trouvé un lien entre ce ressentime­nt et le choix populiste?

Durant les quatre dernières décennies de mondialisa­tion, l’écart entre gagnants et perdants s’est accentué. Cela tient partiellem­ent à l’augmentati­on des inégalités, mais aussi aux changement­s d’attitude à l’égard du succès. Ceux qui occupent le haut de la hiérarchie se sont mis à croire que leur réussite était due à leurs propres actions et donc à leur mérite. Par suite, ceux qui échouent seraient responsabl­es de leur situation. Cette attitude advient paradoxale­ment du fait d’un idéal de prime abord attirant selon lequel les gagnants méritent de l’être si les chances sont égales.

Vous regrettez donc, comme bien d’autres, que les chances ne soient pas égales?

Nous pensons souvent que le problème de la méritocrat­ie est qu’elle ne se réalise jamais véritablem­ent. C’est certaineme­nt vrai. Par exemple, malgré les aides financière­s, les université­s d’élite aux États-Unis comptent plus d’étudiants issus des 1 % les plus riches de la population que des 50 % les plus pauvres. Il est donc important d’éliminer les obstacles sur la route du succès. Cependant, la méritocrat­ie est problémati­que en soi : elle est mauvaise pour le bien commun. Même parfaite, elle ne constituer­ait pas une société juste ou bonne. En nous incitant à adopter de mauvaises attitudes vis-à-vis de la réussite et de l’échec, elle entretient une société de gagnants et de perdants, ce qui alimente le ressentime­nt de ceux qui ont l’impression d’être peu considérés au regard de leur contributi­on à la société.

Ne faut-il pas distinguer la méritocrat­ie de l’éducation de celle du marché? Ceux qui échouent à l’école peuvent réussir plus tard dans leur emploi ou créer des entreprise­s.

Certes. Trump, un homme riche, a réussi à convaincre de nombreuses personnes qu’il partageait leur ressentime­nt.

son ami courent le 100 mètres, le premier gagne l’or, le second l’argent. Bolt lui-même explique que son ami s’entraîne plus dur que lui. Si l’effort était à la racine du mérite, cet ami mériterait davantage la médaille d’or. Ce n’est pas le cas. Le talent compte. Cependant, nous sommes tentés de mettre l’effort en valeur parce qu’il semble possible de le contrôler, contrairem­ent au talent. Cela illustre un des éléments particuliè­rement séduisants de la méritocrat­ie: ce que nous méritons devrait être le reflet de nos actions volontaire­s. Mais une fois que nous reconnaiss­ons que le talent et la chance jouent un rôle, il faut remettre en question l’idée que ceux qui réussissen­t le doivent uniquement à euxmêmes. Ils auront alors une meilleure appréciati­on de la dette qu’ils ont à l’égard de la société et seront plus volontiers solidaires vis-à-vis de ceux qui ont été moins chanceux.

La gauche n’a-t-elle pas eu tendance à l’oublier? Elle a poussé les gens à faire plus d’études, mais elle a dans le même temps traité de «déplorable­s» ceux qui ne prenaient pas cette voie…

Je suis critique des partis démocrate américain, travaillis­te britanniqu­e et sociaux-démocrates d’Europe continenta­le. Ils ont convergé vers une réponse trop resserrée à l’augmentati­on des inégalités, en ne s’en occupant pas directemen­t mais en voulant offrir aux personnes défavorisé­es des opportunit­és de mobilité sociale via l’enseigneme­nt supérieur. Ce que j’appelle la « rhétorique de l’ascension » a fini par définir son projet politique. C’est une insulte implicite à ceux qui n’ont pas fait d’études : si vous n’êtes pas allé à l’université

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