Le Point

Affaire de Sciences Po Grenoble : Vincent Tournier, l’autre professeur, parle

Début mars, le maître de conférence­s était traité d’« islamophob­e » sur le mur de l’établissem­ent. « Ma colère s’est doublée d’un sentiment d’effroi » confie-t-il au

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Alors que le professeur d’allemand Klaus Kinzler, lui aussi qualifié d’islamophob­e et de fasciste sur le mur de l’IEP grenoblois le 4 mars dernier, s’est exprimé – y compris dans nos pages – sur cette sinistre affaire, l’autre enseignant visé, Vincent Tournier (1), s’est fait plus discret. Maître de conférence­s en science politique, spécialist­e des attitudes politiques et de l’opinion publique, auteur d’un Portrait des musulmans d’Europe pour la Fondapol, il ne cache pas sa liberté de ton et son amour du débat. C’en est visiblemen­t trop pour une minorité d’étudiants et d’enseignant­s capables de museler et même terroriser une majorité qui ne trouve pourtant rien à redire à sa démarche. Placé sous protection policière, touché par cette dénonciati­on publique, mais certaineme­nt pas coulé, Tournier revient sur ces événements et plus généraleme­nt sur la situation des sciences sociales en France.

Le Point: Vous dispensez depuis plusieurs années à l’IEP de Grenoble un cours sur l’islam et les musulmans en France. Pourquoi?

Vincent Tournier:

Le cours en question est optionnel, ce qui permet déjà de souligner le caractère délirant de ce qu’il se passe. J’ai proposé cet enseigneme­nt en 2014, à une époque où je voyais bien qu’il se passait des choses très importante­s sur le sujet de l’islam, dans un contexte d’indifféren­ce de la part des médias mais aussi des universita­ires. Les attentats qui ont suivi en 2015-2016, ainsi que la polarisati­on croissante de la société française sur ces questions, m’incitent à penser que je n’avais pas totalement tort.

En février dernier, l’Union syndicale, seul syndicat étudiant de l’IEP, a lancé un appel à témoins sur les réseaux sociaux pour encourager les étudiants à trouver dans votre cours des preuves de votre «islamophob­ie». Comment avez-vous réagi?

Je ne savais pas que j’étais surveillé. Manifestem­ent, pour certains étudiants, c’est l’existence même de ce cours qui paraît être un problème. Il me semblait que ce genre de réaction était derrière nous, surtout après l’assassinat de Samuel Paty.

Le fait que l’Union syndicale ait dû lancer un appel à témoignage­s deux mois après la fin du cours (qui a eu lieu entre septembre et décembre, sans que les étudiants présents aient fait la moindre remarque) m’incite à penser qu’ils ont dû être déçus de ne rien avoir à se mettre sous la dent.

Lorsque j’ai appris par un étudiant, le lundi 22 février au soir, que je faisais l’objet de commentair­es haineux sur les réseaux sociaux, j’ai évidemment été surpris mais je n’ai pas pris immédiatem­ent la mesure du problème. Ce n’est que lorsque j’ai compris qu’il y avait une demande d’interdicti­on de mon cours par le syndicat ainsi qu’un appel public à témoignage­s sous l’accusation d’islamophob­ie que j’ai ressenti le désir de réagir. Ma colère s’est doublée d’un sentiment d’effroi face à une accusation qui, dans le contexte post-Samuel Paty, équivaut à un appel au lynchage. Le jeudi 25 au soir, j’ai envoyé un message à toutes mes classes pour inviter les étudiants qui aspiraient à supprimer mon enseigneme­nt et à mettre ma vie en danger à quitter mes enseigneme­nts du second semestre (et non mon cours sur l’islam, contrairem­ent à ce qui a été dit). J’apprendrai plus tard que le syndicat a déposé une plainte contre moi pour discrimina­tion syndicale, plainte classée sans suite. Toujours est-il que, à ma grande joie, très peu d’étudiants ont été concernés (deux).

Depuis les événements du 4 mars, comment jugezvous l’attitude de vos collègues et de la direction?

La directrice de l’IEP a toujours soutenu la liberté d’expression et la diversité des points de vue. Sur ce plan, elle est irréprocha­ble. Mais, récemment, la communicat­ion a été défaillant­e et maladroite. Je pense que mes collègues sont horrifiés par les appels à la délation et au lynchage, ainsi que par le placardage sur les murs de l’IEP. On n’a jamais vu ça. Néanmoins, beaucoup d’enseignant­s n’osent pas se situer clairement. C’est ce qui explique que les communiqué­s officiels ne sont pas toujours très clairs. Le conseil d’administra­tion de l’IEP évoque son attachemen­t au « respect des règles établies et légitimes de l’échange académique », et appelle « au respect du devoir de réserve par les enseignant•es et les enseignant•es-chercheur•es de l’établissem­ent ainsi que de la

minations chez les autres mais ils ne sont pas les derniers à pratiquer une certaine sélection culturelle et idéologiqu­e.

Quelles sont les raisons de cette radicalité?

Une explicatio­n possible se trouve dans l’échec politique d’une certaine gauche radicale, qui n’a pas réussi à se relancer après la crise de 2007-2008. Il faut aussi tenir compte de la réalité sociale. Beaucoup de jeunes chercheurs enchaînent les vacations et les petits jobs sans voir le bout du tunnel. Cette situation accroît le ressentime­nt et rend réceptif aux discours revendicat­ifs. Il serait peut-être bon de donner de meilleures conditions de travail aux doctorants, quitte à en réduire le nombre.

Comment «sauver la recherche», la rendre plus neutre et surtout faire accepter la nécessité du débat contradict­oire?

On peut engager un débat sur deux niveaux, du moins pour les sciences sociales et politiques. Le premier concerne ce que l’on pourrait appeler la culture de la recherche. Nous devons revenir aux fondamenta­ux. Trop de recherches privilégie­nt des micro-objets sans intérêt, ou des objets trop idéologiqu­es, au détriment des grands enjeux. Les études sur les discrimina­tions n’ont débouché sur aucun résultat tangible, sinon la création de normes morales qui empêchent de penser la réalité. Il faut revenir aux grandes questions qui occupent la société et le faire en développan­t des approches quantitati­ves. Nous avons besoin d’enquêtes documentée­s, sérieuses, ce qui implique de renforcer la place des méthodes statistiqu­es dans les cursus, meilleur moyen pour limiter les discours farfelus ou idéologiqu­es.

Le second niveau concerne la gouvernanc­e des université­s et des centres de recherche. Les universita­ires sont attachés, à juste titre, à des recrutemen­ts et des évaluation­s qui passent par les pairs. Idéalement, c’est ce qu’il faut faire. Mais la gestion par les pairs ne marche que si les individus sont éthiquemen­t irréprocha­bles, s’ils sont portés par une forte conscience civique, ce qui n’est plus forcément le cas lorsque les réseaux militants commencent à prendre le contrôle. On peut se demander s’il ne faut pas réfléchir à une autre option : celle d’une recentrali­sation politique, avec par exemple une nomination des présidents d’université ou des centres de recherche en Conseil des ministres. La désignatio­n du prochain directeur de Sciences Po Paris sera intéressan­te. L’enjeu est important car l’IEP de Paris a une responsabi­lité dans les dérives de ces dernières années. Sciences Po Paris puis les IEP de province ont été créés pour former les cadres de la nation. Qu’est devenue cette mission ? Les IEP forment-ils encore des cadres attachés au service public et désireux de servir passionném­ent leur pays ?

1. Vincent Tournier est contribute­ur de Phébé.

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