Le Point

Esprits libres, mode d’emploi

Le dernier opus du « Point Références » propose une galerie des penseurs qui se sont affranchis des carcans. Le philosophe André Comte-Sponville nous livre sa vision de cette exigeante liberté.

- CATHERINE GOLLIAU

À l’heure où les réseaux sociaux imposent la tyrannie de la majorité, où la doxa du « politiquem­ent correct » tend à modeler les discours, le vocabulair­e et les comporteme­nts, où les positions extrêmes et simplifica­trices écrasent la pensée complexe, peut-on encore penser librement? Dans « Les esprits libres », Le Point Références nous rappelle que, avant nous, Diogène, Socrate, Montaigne, Gide, Camus, Hannah Arendt et bien d’autres ont su défendre leurs idées et leurs valeurs en des temps autrement plus difficiles que les nôtres : il faut donc vouloir. Mais comment ? Pour le philosophe André Comte-Sponville, grand amoureux de Montaigne et adepte du parler franc, être un

« esprit libre » ne signifie pas seulement s’obliger à penser par soi-même, en refusant toute servitude intellectu­elle (ce qui ne veut pas dire rejeter les maîtres, mais savoir s’en affranchir). C’est aussi s’imposer une recherche du vrai qui ne doit pas être aliénante. Car le vrai est parfois inaccessib­le. Et, dans ce cas, il faut accepter le doute. C’est cela aussi, un esprit libre.

Qque pour se donner raison ? Cela donne tort aux auteurs de système, englués dans leurs concepts comme des insectes dans une toile d’araignée, d’autant plus invincible, en l’occurrence, qu’ils l’ont tissée eux-mêmes.

Prison des systèmes, des doctrines, des écoles. Qu’un maître ait des élèves, cela fait partie de sa définition. S’il en fait des disciples, il y a lieu de s’inquiéter. La vérité est universell­e. Elle n’a pas de maître. Ni de religion, ni d’irréligion, ni de philosophi­e, ni d’idéologie, donc pas d’autre école que celle de tous. C’est l’esprit de la laïcité, ou plutôt c’est l’esprit même, en tant qu’il est libre. Obéir au maître ? À l’école, il le faut. Acquérir ce qu’il transmet de savoirs ? On est là pour ça. Mais nul n’est tenu de partager ses opinions ou croyances. Vous qui entrez ici, laissez toute obédience.

Un philosophe sans système, sans doctrine, voire sans philosophi­e. C’est pourquoi Montaigne est le plus libre des esprits libres : parce qu’il est un philosophe sans système, sans doctrine, voire sans philosophi­e. Sans idées ? Au contraire ! Mais toutes forgées ou examinées « à l’essai », c’est le cas de le dire, pour voir ce qu’elles valent, et sans hésiter à en changer si une autre, plus tard, semble plus vraie, plus juste ou plus éclairante. La cohérence ? Ce n’est qu’une prison de plus, si on la met plus haut que la vérité. Mieux vaut se contredire qu’être prêt à tout pour se donner raison. C’est la façon de Montaigne de se soumettre au vrai, ou au peu qu’il en perçoit à chaque instant : « Je me contredis bien à l’aventure [peut-être] ; mais la vérité, je ne la contredis point » (Essais, III, 2). La vérité ne commande pas, disais-je ; c’est pourquoi on peut s’y soumettre sans cesser pour cela d’être libre, ou plutôt en l’étant dès lors

Le Point Références, mars-avril-mai 2021 (116 p., 8,90 €). Les textes commentés de Spinoza, Voltaire, Nietzsche, Camus… Avec les contributi­ons d’Abnousse Shalmani, Boualem Sansal, André ComteSponv­ille…

u’est-ce qu’un esprit libre ? Celui qui pense par lui-même ? » Sans doute. Mais qu’est-ce que cela signifie ? D’abord trois choses : qu’il ne se soumet pas à la pensée des autres, fût-elle majoritair­e (il est libre par rapport à la société ou à l’idéologie dominante), ni à quelque dogme ou divinité que ce soit (il est libre par rapport à toutes les religions, y compris la sienne s’il en a une), ni même à son propre camp, aux nécessités du combat, ni donc à ses compagnons ou camarades (il est libre par rapport à la politique). Cela suffit-il ? Non pas, s’il reste prisonnier de soi, de ses idées, donc de ce qu’il a pensé jadis ou naguère ! Quoi de moins libre qu’un esprit, fût-il génial, qui ne pense plus

Le contraire de la liberté de l’esprit, c’est la servitude intellectu­elle. C’est aussi un certain esprit de sérieux, qui méconnaît notre propre faiblesse et culmine dans le fanatisme.

davantage. Mieux vaut obéir au vrai qu’à son propre ego, fût-il philosopha­nt !

Montaigne encore, à propos du rapport maître-élève : « Qu’il lui fasse tout passer par l’étamine [par le filtre de son esprit] et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit. […] Qu’on l’instruise surtout à se rendre et à quitter les armes à la vérité, tout aussitôt qu’il l’apercevra, soit qu’elle naisse ès mains de son adversaire, soit qu’elle naisse en lui-même par quelque ravisement [s’il se ravise] » (Essais, I, 26). Et de citer, quelques pages plus bas, la formule du Latin Horace, dont

Kant fera la devise des Lumières : « Sapere aude ! » – Ose savoir ! Ose te servir de ton intelligen­ce ! Ose être libre ! Le contraire de la liberté de l’esprit, c’est la servitude intellectu­elle, donc aussi l’ignorance, la sottise, la superstiti­on. C’est aussi un certain esprit de sérieux, qui méconnaît notre propre faiblesse et culmine dans le fanatisme. « L’obstinatio­n et ardeur d’opinion est la plus sûre preuve de bêtise. Est-il rien certain, résolu, dédaigneux, contemplat­if, grave, sérieux comme l’âne ? » (Essais, III, 8)

Fidèle aux faits, à la conscience, à la raison. Savoir dire non ? Ce n’est qu’un aspect de la question. D’ailleurs, quel non qui ne suppose un oui plus fondamenta­l ou plus décisif ? Descartes ou Spinoza disent non aux préjugés, mais parce qu’ils disent oui au pouvoir en eux de penser, donc de douter ou de connaître. Nietzsche dit non aux arrière-mondes, à l’idéalisme, au christiani­sme, au nihilisme… Mais au nom d’une affirmatio­n plus forte, qui est celle du vivant. Le général de Gaulle, en juin 1940, dit non à « l’esprit de défaite », à l’armistice et au Parlement français (qui a voté les pleins pouvoirs à Pétain). Mais oui à une certaine idée de la France ou de l’humanité, et à la guerre qui continuait.

Ne confondons pas la liberté de l’esprit avec l’opposition systématiq­ue, encore moins avec le négationni­sme ! Penser par soi-même, c’est d’abord penser, donc faire une différence entre le possibleme­nt vrai et le certaineme­nt

Ne te soumets qu’au vrai, qui ne se soumet à personne, et ne commande rien.

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