Le Point

Jalousies horizontal­es,

Algérie et Maroc se livrent une guerre tiède d’ex-colonisés. Et qui souffle sur les braises ? Les islamistes.

- par Kamel Daoud

Une histoire postcoloni­ale «française» qui échappe aux médias: les jalousies horizontal­es. C’est ainsi qu’on peut désigner ces rapports belliqueux entre pays proches, autrefois colonisés par la même puissance. Aujourd’hui indépendan­ts, ils se disputent non seulement les frontières tracées par la colonisati­on, mais aussi les influences sur les exilés, les confession­s consulaire­s dans le pays hôte, l’intérêt tutélaire de l’ex-puissance coloniale. Et paradoxale­ment, si la souveraine­té y est mille fois proclamée comme non négociable, dopée par un récit national dominant, l’intérêt exclusif de l’ex-colonisate­ur est très désiré et scrupuleus­ement disputé à la concurrenc­e du « voisin ». Comme si, aux solidarité­s de mise durant les libération­s il ne pouvait succéder que des jalousies mutuelles.

Cette impuissanc­e à transcende­r les différends pour aboutir à la communauté des intérêts, on la voit s’exprimer entre l’Algérie et le Maroc. De part et d’autre, on adore rapporter des tensions et pousser la provocatio­n. On affectionn­e, jusqu’à la limite de l’irréversib­le, la fameuse guerre tiède. Pour ce faire, chacun a ses arguments: le Sahara occidental, la contreband­e, la gestion des migrants, le reliquat mémoriel de la guerre des Sables aux premières années des indépendan­ces, le souvenir des expulsions des communauté­s, etc. Les deux pays se consacrent désormais à prendre en otages les génération­s d’Algériens et de Marocains à naître et qui ne se connaîtron­t pas, en hystérisan­t les foules, en cédant follement à l’envie de la guerre. Parce qu’elle est commode, parce qu’elle escamote les échecs internes, parce qu’elle dispense de préparer l’avenir.

Il faut vivre en Algérie (ou au Maroc) pour saisir ce que les médias occidentau­x négligent: l’énième épisode de cette guerre au nom du Sahara occidental se voit associé dorénavant à la mécanique des médias et lobbys islamistes. Quotidienn­ement, on y lit ces hallucinan­ts communiqué­s de guerre imaginaire, bilans de destructio­ns militaires et prêches pour nourrir la haine des foules. On s’autorise, dans la surenchère, à ridiculise­r le roi voisin sous la forme d’un personnage de guignol télévisuel, on nourrit la haine victimaire. De chaque côté de ces tranchées, on ajoute une dose d’antisémiti­sme au nom de la Palestine, et d’intox au nom du droit à la riposte.

Étrange phénomène, car (chose exceptionn­elle) ce sont deux courants populo-islamistes, l’un algérien, l’autre marocain, qui s’étripent. La « guerre » est désormais « sacrée » et l’éducation à la haine du voisin atteint son apogée. Pourquoi, en sus des « régimes », ceux qui se chargent de nourrir ce feu sont-ils les islamistes et les populistes ? On peut avancer des hypothèses : concurrenc­e entre courants islamistes, les uns « turquisés », les autres vassalisés par les monarchies moyen-orientales. On peut se perdre à essayer de comprendre, mais ce qui est à assumer, c’est le présent : à la jalousie qui parfois se développe entre nouvelles indépendan­ces s’ajoutent désormais les manipulati­ons de tuteurs internatio­naux de l’islamisme et un désoeuvrem­ent impuissant à surmonter les différence­s. Il est à peine possible, d’ailleurs, en Algérie comme au Maroc, de dénoncer cette « guerre » qui arrive. Les élites locales ou exilées ne s’en indignent même pas, étant admis que c’est la faute de l’autre. Au Maroc comme en Algérie, défendre la « paix » et l’avenir expose à l’insulte de naïveté. D’ailleurs, les rentiers du postcoloni­al évitent soigneusem­ent d’évoquer ce «sujet». Voilà donc que ceux qui dénoncent crimes, expulsions, racisme, discours haineux et ségrégatio­n n’en voient jamais dans ce qui s’échange aujourd’hui entre le Maroc et l’Algérie. Rien parfois ne trahit davantage l’impuissanc­e à construire un État fort que ces jalousies. Cela concerne la France? Oui : c’est sur ces reliquats que se joue son avenir face à la pluralité et aux communauta­rismes

Parce que la guerre est commode, parce qu’elle escamote les échecs internes, parce qu’elle dispense de préparer l’avenir.

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