Le Point

L’éditorial d’Étienne Gernelle

- Étienne Gernelle

Tout est dans le préfixe. En dehors du télétravai­l, qui parle encore de travail ? Le mot semble un peu tabou, en cette époque où, pour cause de pandémie, la vertu a souvent résidé dans le fait de rester chez soi. Après une année de « quoi qu’il en coûte », les lois de la physique semblent avoir été abolies. En dépit d’une crise historique, le pouvoir d’achat des Français est resté stable en 2020, selon l’Insee. Ce résultat cache évidemment de très grandes disparités, mais tout de même. On se préoccupe, désormais, de la manière de pousser les Français qui ont accumulé de l’épargne à la dépenser, on fantasme beaucoup à propos d’une « annulation » de la dette, mais d’effort individuel ou collectif il est assez peu question.

Il est loin, ce jour de juillet 1945 où Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste français, lançait à

Waziers ce vibrant appel : « Produire, c’est aujourd’hui la forme la plus élevée du devoir de classe, du devoir des Français. » Le slogan cégéto-communiste, même s’il divisait en interne, était alors « Retrousson­s nos manches »… Et ce n’est pas tout. En 1946, Ambroise Croizat, ministre du Travail, issu lui aussi du PCF, faisait voter une loi réglementa­nt les heures supplément­aires –en imposant des majoration­s– qui permit… une hausse du temps de travail effectif. Le « travailler plus pour gagner plus » est un peu, en France, une invention communiste.

Aujourd’hui, gauche et droite semblent croire à un retour miraculeux à la croissance, sans retroussag­e de manches. Personne, ou presque, n’ose plus remettre en question les 35 heures, ou l’âge de la retraite. Pourtant, sur un « cycle de vie », comme on dit, on travaille moins en France qu’ailleurs dans l’OCDE. Bruno Le Maire répète certes que « pour produire collective­ment plus et gagner en prospérité, il faut tous travailler collective­ment davantage », mais le chef de l’État ne semble pas déterminé à prendre trop de risques pour l’instant.

En outre, la société de statuts et de castes qu’Emmanuel Macron a tant vitupérée existe toujours et produit, en ces temps de crise, des effets étranges. Ainsi, parmi ceux qui ont le plus souffert depuis un an, on trouve les restaurate­urs. Une profession parmi les plus exigeantes en termes de temps de travail. Le grand chef Guy Savoy avait confié au Point que, pour lui, c’était plutôt « 35 heures de sommeil

par semaine ». Or ce qui est vrai pour un restaurant étoilé l’est aussi pour un bistrot. De l’autre côté de la barrière, certaines catégories n’ont rien perdu, pas un emploi, et pas même un centime dans le cadre du chômage partiel, mais bénéficien­t de temps de travail sous la moyenne nationale.

Ainsi, en 2019, un rapport de l’Inspection générale des finances relevait que sur 1,1 million de fonctionna­ires audités (hors professeur­s, magistrats et militaires), 310 000 ne réalisaien­t pas les 35 heures par semaine (1). Bon nombre de collectivi­tés locales luttent pour obtenir de leurs employés qu’ils atteignent ce seuil (2). Évidemment, il y a des contre-exemples dans la fonction publique – on songe notamment aux soignants –, mais, globalemen­t, les circonstan­ces font que l’effort ne paraît pas payer. Cela pousse-t-il à « produire », comme disait Thorez ?

Parmi les stakhanovi­stes de notre époque, on trouve aussi les livreurs d’Uber Eats ou Deliveroo, par exemple. Peu protégés, peu payés… et parfois mal accueillis. À Nantes, un arrêté municipal vient d’interdire l’accès au centre-ville piéton à ceux d’entre eux qui utilisent un deux-roues à moteur thermique. Les riverains seront plus tranquille­s, mais les livreurs, eux, trimeront plus ou gagneront moins. Une illustrati­on, peut-être, de notre humeur nationale.

Ce conflit entre confort et effort se retrouve, naturellem­ent, dans la sphère politique. Il n’est d’ailleurs pas nouveau. Le livre d’Arnaud Teyssier L’Énigme Pompidou-de Gaulle (3) relate les différence­s – bientôt les divergence­s – entre les deux hommes à ce sujet. Pompidou y est décrit comme souhaitant laisser les Français s’adapter à la modernisat­ion, tout en profitant de leur meilleur niveau de vie, alors que de Gaulle ne croyait au fond qu’en la réforme permanente. Dans ses Mémoires d’espoir, le Général explique le choix de son Premier ministre par son caractère, qui « incline vers les attitudes prudentes », et convient donc au « répit relatif que recommande la situation », mais n’imagine pas cette phase durer. Un débat légitime, dans un pays qui connaît alors la paix et la prospérité. Mais peut-on parler pour notre époque de « répit relatif » ? Et imagine-t-on, en conséquenc­e, se permettre des « attitudes prudentes » ? ■

1. « Le Figaro » du 26 mars 2019.

2. Selon l’ANDRHDT, dans les collectivi­tés territoria­les, la moyenne était en 2019 à 1 587 heures par an, contre 1 607 selon le régime des 35 heures.

3. Perrin, parution le 25 mars.

Aujourd’hui, gauche et droite semblent croire à un retour miraculeux à la croissance, sans retroussag­e de manches.

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