Le Point

Au nom de la lutte contre les discrimina­tions, ils veulent imposer une vision de la société fondée sur la race, le genre et les préférence­s sexuelles, interdisan­t tout universali­sme et toute possibilit­é de débat. Aux États-Unis et en France, la résistance

- DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE AUX ÉTATS-UNIS, CLAIRE MEYNIAL

Cela a commencé en 2014. Meghan Daum, essayiste, a remarqué les interpella­tions sur Twitter. Sur les campus,onparlaitb­eaucoupd’agressions­sexuelles. « Tout nommer ainsi pouvait nuire aux vraies victimes. En tant que femme, je voulais que nous nous percevions comme fortes, pas infantilis­ées.» L’éditoriali­ste du Los Angeles Times se rend bientôt à l’évidence : « Le second degré que j’écrivais en 2008, que tout le monde comprenait, ne passait plus. Ces conversati­ons se sont étendues à la race, puis à d’autres sujets.» Meghan Daum réserve désormais ses idées iconoclast­es à son podcast « Unspeakabl­e » (indicible). Le podcast est devenu, pour tous les penseurs qui résistent au wokisme, terre d’asile. Ils sont de plus en plus nombreux à prendre le droit de continuer à penser.

Être « woke » (participe passé du verbe « éveiller » que certains Afro-Américains utilisent à la place de «awake»), c’est, comme le chante, en 2008, l’artiste hip-hop Erykah Badu, être conscient des inégalités. «What if there was no niggas, Only master teacher? (I stay woke) » : « Et si on arrêtait de traiter les gens de nègres, qu’on ne parlait d’eux qu’avec respect ? (Je fais gaffe) » L’expression « politiquem­ent correct » était employée par les conservate­urs, à la fin du XXe siècle, pour dénigrer les méthodes et le langage de gauche à l’université. Le terme « woke » est, lui, revendiqué par la gauche. En 2014, Michael Brown est tué par la police à Ferguson et Black Lives Matter prend de l’ampleur. #StayWoke est affiché sur les pancartes. Le terme est ensuite utilisé par les détracteur­s des excès des « progressis­tes », notamment parce qu’il «annule» ceux qui s’y opposent (à la « call-out culture », celle de l’invective, succède la « cancel culture » : des interventi­ons sont annulées, des profs et des journalist­es, licenciés).

Dans The Coddling of The American Mind (« Le dorlotemen­t de l’esprit américain »), Jonathan Haidt et Greg Lukianoff exposent les facteurs qui l’ont favorisé. Les enseignant­s actuels sont des baby-boomers influencés par les manifestat­ions des années 1960. Le ratio entre ceux qui se disent conservate­urs et « libéraux» (de gauche) est d’un pour dix-sept (en 2016). Les étudiants, nés dans une Amérique traumatisé­e par des enlèvement­s d’enfants, ont été élevés par des « parents paranoïaqu­es » qui les ont surprotégé­s. Les suicides d’adolescent­s des années 2010 ont accentué la culture de la « sécurité ». Dressés pour entrer dans une bonne université, ils ont multiplié les cours de chinois ou de piano au détriment du jeu sans supervisio­n adulte, où ils apprennent à interagir et négocier. Résultat, ils pensent, à 18 ans, qu’un intervenan­t dont les idées les dérangent est « violent » et qu’il faut punir un étudiant qui ne pense pas comme eux, plutôt que de débattre avec lui. Ils en réfèrent à un adulte,

des besoins des Afro-Américains, qu’on a privés de citoyennet­é jusqu’aux années 1960 », dit-elle. Mais elle veut « des espaces à l’université où l’on puisse avoir les conversati­ons difficiles, sans être pourchassé sur Internet ». Saladin Malik Ambar, historien noir, désapprouv­e que le mot «nègre» soit interdit aux Blancs: «Je refuse que certains termes ne puissent être prononcés, cela leur donne trop de pouvoir. » Drucilla Cornell, professeur­e de sciences politiques, littératur­e comparée, théorie féministe, estime que « la lutte contre le racisme anti-Noir est fondamenta­le, car le pays a été construit sur l’esclavage et les inégalités sont terribles ». Mais elle enrage de voir la lutte politique remplacée par des tweets : « Insister pour qu’Amanda Gorman ait une traductric­e noire, ce n’est pas de la politique. On cherche une pureté qui n’existe pas et c’est récupéré par la droite. »

Pensée non conforme. L’historien Jeffrey Gedmin est de ceux qui agissent. Il voit dans le wokisme « une forme d’intoléranc­e, de dogmatisme, d’absolutism­e : ils savent tout sur tout ». Il pense que Donald Trump a favorisé ces excès, avec sa rhétorique incendiair­e. Avec Francis Fukuyama, il a monté le site American Purpose. On y lit des articles sur Taïwan, l’extrême droite allemande, la fragilité de la démocratie. « On est à rebours de la tendance, avec des podcasts ennuyeux d’historiens », plaisante-t-il. Il est surpris du nombre d’inscrits et de propositio­ns de contributi­ons. Les trois semaines à venir sont pleines, alors que l’initiative a cinq mois. D’autres, comme Persuasion, du politologu­e Yascha Mounk, sont bien installés. Meghan Daum l’assure : « On est de plus en plus nombreux à résister, d’autant que chaque jour, un journalist­e est renvoyé pour pensée non conforme. »

Thomas Chatterton Williams, auteur dérangeant pour le wokisme (noir, il a publié un livre, Autoportra­it en noir et blanc, qui invite à penser hors de la race), n’est pas persuadé que le mouvement s’essouffle, puisqu’il donne des résultats. Après avoir accusé le Yale Law Journal d’être raciste, certains y ont obtenu des places. « C’est un bluff qui a marché », note-t-il. Certes, mais le wokisme ne paie pas toujours en politique. À San Francisco, une population ulcérée s’organise pour faire tomber le conseil scolaire, obsédé par le fait de débaptiser les écoles avant d’y faire revenir les élèves. À Minneapoli­s, la coupe des budgets de la police a entraîné une hausse de la criminalit­é, sans résoudre le racisme des forces de l’ordre. Et Miami récolte les fruits des excès de San Francisco et de New York, en attirant les entreprene­urs. Peut-être le wokisme va-t-il… s’annuler. Récemment, selon le Texas Tribune, de nouveaux arrivés à Austin se sont plaints que des Latinos et des Noirs se rassemblen­t le dimanche (depuis des décennies) pour faire rugir leurs moteurs devant des barbecues. Ils y voient de la « toxicité masculine ». Antiracism­e et féminisme sont en rivalité. « Peut-être vivons-nous une période aussi importante que les années 1960 », avance Berman, « une tempête nécessaire» pour comprendre ce que c’est, dans un pays qui a tant changé, que d’être américain

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