Le Point

Comment Minneapoli­s neutralise sa police

Après l’assassinat de George Floyd, la ville a réduit le budget de ses forces de l’ordre, espérant en éradiquer le racisme.

- DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE, CLAIRE MEYNIAL

Il était 21h40, un lundi, Dwayne regardait Breaking Bad. « J’ai entendu ’’Cracker !’’ dans la rue. Ils nous appellent comme ça, nous les Blancs. » Il met la série sur pause, descend. C’est à sa femme qu’on s’adresse. « Ils criaient : “Tu peux me remercier que je ne te traite pas de salope de Blanche, juste de salope !” Ils étaient nerveux, ils n’arrivaient pas à sortir leur voiture. » Dwayne bouge la sienne, demande où la garer. « Mais ça a tiré. Trente coups. J’ai plongé sur le siège passager, je serais mort sinon. » La vitre arrière droite a éclaté. Il montre une balle logée dans la boîte à gants, une autre dans le montant de la fenêtre, une autre encore sous le phare arrière droit. L’ex-militaire rêve de quitter sa maison de Minneapoli­s. Personne ne l’achètera. Il a perdu son emploi de postier et, en surpoids, il a failli mourir du Covid. Un crédit n’est plus envisageab­le.

Dwayne vit tout près de la place dite désormais George-Floyd. Le 25 mai 2020, cet homme noir de 46 ans a été étouffé par Derek Chauvin, qui a pressé son genou sur son cou pendant plus de neuf minutes. La ville est suspendue au procès de l’ex-policier blanc, ouvert fin mars. Des témoins traumatisé­s ont déclaré avoir eu le sentiment d’assister, impuissant­s, à un meurtre. « Certaines nuits, je n’en dormais

Sous la station-service désaffecté­e, un DJ joue des platines. Il y a une cabane avec des livres, une friperie, des repas, tous gratuits. Une petite utopie, une communauté unie par la douleur qui veut vivre autrement, dans la « zone autonome George-Floyd », close par quatre barricades aux intersecti­ons. La police n’entre pas.

Un matin, un panneau indique : « Fermé pour événement privé. » Une jeune femme blonde, à une barricade, explique : « Quelqu’un a été blessé hier soir. La communauté est en deuil. » Non loin, un homme bêche son jardin : « Il y a eu une trentaine de coups de feu, c’est peut-être lié. Ça arrive tout le temps. » La place n’est-elle pas un sanctuaire de paix ? Il hésite : « Vous vous foutez de moi ? » Avec Dwayne, deux voisines témoignent. Rose cherche dans son téléphone les traces de ses appels au 911, la police: «Le 6 mars: 17h46, 19h19 et 19h23. Le 7 mars : 14h30 et 16h47. C’est le jour de ta voiture, Dwayne ? Ah non, c’est le lendemain : 21h49. » Le 7 mars, c’était la maison du coin, où logent quatre garçons noirs de 20 ans. Personne ne leur louerait normalemen­t mais elle est dans l’axe de la place. « Je sortais de la cuisine, avec un sandwich aux oeufs et fromage, trop bon, raconte Aric. La balle a traversé le salon. » Elle a percé la fenêtre et s’est fichée dans le mur. Alvin, son colocatair­e, était assis. Une chance qu’il ne se soit pas levé. « Ça venait de la place, on les a vus balayer les preuves. » Quand Dwayne a appelé le 911, le 8 mars, la police lui a donné rendez-vous trois rues plus loin, puis a disparu. Il a rappelé en vain quand on a tiré alors qu’il cherchait les douilles. « Sur 29 maisons, 20% des habitants cherchent à partir. On a téléchargé Citizen App, qui vibre à chaque attaque, confie Mary, dont les mains tremblent. Des familles dorment dans leur cave. » Elle a manifesté contre l’horreur du 25 mai. Mais, au bout de l’allée derrière sa maison, l’accès à la place est bloqué par des poubelles. Une voiture est pourtant passée, conduite par trois fillettes, en panne d’essence. Sans plaque. «À qui est cette voiture ? Qui a le permis ? » demande Mary. Elles disparaiss­ent dans des vapeurs de marijuana. « Encore une voiture volée », soupire-t-elle. La voisine appelle la police. Comme si elle allait venir.

« Système coupable ». Le 7 juin 2020, le conseil municipal a lâché une bombe : 9 de ses13 membres avaient voté pour couper les fonds de la police. Le slogan, « Defund the police », est repris par les démocrates les plus à gauche, Ilhan Omar, élue du Minnesota, et son amie du Squad, Alexandria Ocasio-Cortez, de New York, en tête. Joe Biden, en campagne, s’y oppose, mais Donald Trump s’en sert pour agiter l’épouvantai­l de l’anarchie. Dans les manifestat­ions, pendant le procès, on entend : « Accusez, condamnez, envoyez ces flics tueurs en prison ! Tout le foutu système est gravement coupable ! » Toshira Garraway, qui a fondé une associatio­n de soutien aux familles victimes de violence policière, arpente aussi les rues glacées de Minneapoli­s. Il y a onze ans, son fiancé, Justin Teigen, a été retrouvé mort, en sang, dans une poubelle après

avoir fui la police. Il n’y a pas eu d’enquête. Garraway clame au micro : « À l’époque, il n’y avait pas de Black Lives Matter. Ça s’est passé comme ça pour les familles de Hardel Sherrell, Kobe Heisler, Cordale Handy, Marcus Golden, Jaffort Smith, Jamar Clark, Travis Jordan, Justin Teigen… ». Tous (dont Heisler, autiste), tués par la police du Minnesota. Elle rappelle que seul un policier a été condamné pour meurtre, en 2017 : Mohamed Noor, d’origine somalienne, avait tué une Australien­ne blanche. Nekima Levy Armstrong, avocate spécialist­e des droits civiques, développe : « Au vu des problèmes sociaux ici, on dépense trop d’argent pour la police. Or les pauvres et les Noirs sont plus arrêtés. Et lorsque l’appel au 911 concerne une urgence psychiatri­que, la police n’est pas équipée. Il faut abandonner ce système qui repose trop sur elle et la réserver aux délits graves. » Mais les propositio­ns diffèrent. Le militant Jae Yates demande la création d’une commission de neuf personnes pour superviser le budget et désigner le chef de la police, qui rendrait des comptes aux citoyens (et non à une instance policière comme aujourd’hui). Le collectif Black Visions, lui, envisage la création d’un départemen­t de salut public, dont la police ne serait qu’une branche. «Il faut investir

« Le quartier de la place George-Floyd est devenu la garnison d’un gang, les Bloods. » Un couple de résidents

vous n’avez pas besoin de police, vous, dans vos ■ quartiers, mais ne parlez pas pour moi, pour nous, les Noirs !” » Don sourit : « Ici, c’est un quartier historique­ment noir. Vous verrez une seule pancarte Black Lives Matter : devant la maison d’une famille blanche. » Si la violence a toujours existé ici, elle explose autour de la place George-Floyd depuis que la police a disparu. « C’est devenu la garnison d’un gang, les Bloods », selon eux.

En décembre, le conseil municipal a voté le transfert de 8 millions de dollars de la police vers d’autres services, les équipes de prévention de la violence et de réponse aux urgences psychiatri­ques. Il est en revanche revenu sur son engagement de réduire les effectifs. Cela aurait été inutile : après les émeutes et l’incendie du 3e commissari­at, ils ont fondu, avec les retraites anticipées et arrêts pour stress post-traumatiqu­e. Steve Fletcher fait partie des conseiller­s defunders. « Il fallait affirmer une vision morale, puis aviser pour l’applicatio­n pratique, relate-t-il. Ajouter des réponses non policières à divers types d’appels. Il ne s’agit pas d’abolir la police, mais d’en finir avec celle qu’on connaît. » Il attribue la baisse des effectifs à un recrutemen­t plus prudent. « Il y a des évaluation­s psychologi­ques. Avant, beaucoup de candidats disaient que leur motivation était d’utiliser leur arme légalement. » Il assure qu’ajouter des policiers serait plus simple politiquem­ent, mais que cela ne fonctionne pas. Bill Rodriguez, cofondateu­r du groupe Operation Safety Now, fulmine : « Cette mesure ne recueille même pas le soutien de la moitié de la population. La criminalit­é augmente, en conséquenc­e directe. Les criminels ont compris le message, on est attaqués en plein jour, on a le plus haut taux d’homicides depuis vingt-cinq ans. » Dire cela, c’est s’exposer à être taxé de racisme, et Rodriguez précise qu’il a trouvé la mort de Floyd « révoltante, incarnant tout ce que l’on reproche à la police de Minneapoli­s ». Le sujet est si délicat que les experts sont même en désaccord sur le lien entre présence de la police et baisse de la criminalit­é. « Les criminels attaquent près de là où ils vivent, les patrouille­s ne diminuent pas la violence », soutient Dallas Drake, cofondateu­r du Centre de recherche sur les homicides. Il reconnaît que moins de 50 % des assassinat­s sont résolus à Minneapoli­s, et 16 % des vols. La police dit clairement qu’elle ne se déplace plus à moins qu’une personne n’ait été blessée. « Mais dire qu’il faut plus de police est un discours de suprémacis­te blanc, c’est une panique entretenue. Les chiffres ont un peu augmenté, ça va redescendr­e. »

Peut-on mépriser le ressenti de certains habitants ? Dans un restaurant, le patron s’insurge : « La coupe des budgets, c’est une énorme connerie ! Cela fait vingtcinq ans que je travaille ici, l’été, j’appelle la police une fois au maximum. L’été dernier, j’ai appelé cinq à six fois par semaine. » James Densley, professeur de justice pénale à la Metropolit­an State University, confirme :

« Il ne s’agit pas d’abolir la police, mais d’en finir avec celle qu’on connaît. » Steve Fletcher, un conseiller municipal

pare-balles. « J’ai assisté à un meurtre atroce, celui de Murphy Ranks, j’ai commencé une thérapie, confie-t-il. C’est comme une zone de guerre, ici, parfois. » Il a quitté tout ça pour lancer un podcast sur la santé mentale. Mais admire le gang. «Si je vous disais qu’ils sont la communauté ? J’ai du respect pour eux, c’est une fraternité, une culture. La jeunesse noire a été négligée par la société. La place est un territoire de gangs depuis longtemps, ça ne change rien à la réflexion sur la police. »

Pour normaliser la zone, le commissair­e, Medaria Arradondo, veut rouvrir l’intersecti­on à la circulatio­n. À Cup Foods, on prie pour que ça arrive : « C’est la catastroph­e pour nous, on ne peut plus prendre les tickets alimentair­es subvention­nés parce que les fonctionna­ires ne viennent plus les valider, chuchote un caissier. Et des fournisseu­rs ne nous livrent plus. » Personne, ici, ne plaindra le magasin par lequel le malheur est arrivé. Cortez Rice, charpentie­r, casquette BLM sur la tête, refuse la réouvertur­e : « C’est un refuge, ici, désolé pour les commerces, mais les gens viennent du monde entier. On a une liste d’exigences, la ville ne les a pas honorées. » No justice, no streets(«Pas de justice, pas de rues»), lit-on sur les murs. Ici, on pense que Chauvin, responsabl­e de la mort de Floyd, sera acquitté, tant l’histoire prouve que la justice favorise la police. « Le 25 mai, je l’ai reconnu parce que j’avais publié son dossier sur notre page Facebook, il avait fait l’objet de nombreuses plaintes et était lié à d’autres morts», assure Michelle Gross, de la branche locale de l’organisati­on militante Communauté­s unies contre les violences policières. Sur 18 plaintes, seules 2 ont donné lieu à des mesures disciplina­ires. Elle assure qu’il avait utilisé la technique de l’étouffemen­t, avec son genou sur le cou d’un suspect, à sept reprises. « Le système valide ces conduites, il a toujours pensé qu’il s’en sortirait », affirme Michelle Gross. Elle redoute, elle aussi, que l’histoire ne se répète. Et le noeud des tensions pourrait se situer place GeorgeFloy­d, quand la police rouvrira la place par la force.

Traumatism­e. A moins que ce ne soit n’importe où ailleurs, dans la ville ? Dimanche 11 avril, la police a tué à nouveau un homme noir. À Brooklyn Center, en banlieue de Minneapoli­s, Daunte Wright, 20 ans, a été arrêté parce que des assainisse­urs d’air pendaient de son rétroviseu­r. Alors qu’il tentait de prendre la fuite, une policière l’a abattu en confondant son Taser et son arme. Quelques centaines de manifestan­ts se sont bientôt rassemblés. Certains ont escaladé le commissari­at, lancé des pierres et des ordures sur la police. Certains ont pillé des commerces. La police a répliqué par des tirs de lacrymogèn­e et la garde nationale a été déployée. Preuve que l’atmosphère est électrique dans la ville. L’enjeu de l’issue du procès de Derek Chauvin, prévu pour la fin avril, est immense. « Si le verdict est perçu comme trop léger, on n’aura pas assez de police pour faire face aux conséquenc­es », avait conclu Bill Rodriguez. La ville, traumatisé­e par cet été, redoute des émeutes. Car Minneapoli­s, véritable poudrière, n’attend qu’une étincelle pour exploser à nouveau

 ??  ?? Tension. Un jeune homme noir a été tué par un policier le 11 avril au nord de Minneapoli­s, provoquant de nouvelles échauffour­ées.
Tension. Un jeune homme noir a été tué par un policier le 11 avril au nord de Minneapoli­s, provoquant de nouvelles échauffour­ées.
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Le 10 mars, devant le mémorial dédié à George Floyd. Le procès de son meurtre par asphyxie par le policier Derek Chauvin a débuté la veille dans une atmosphère pesante.
Recueillem­ent. Le 10 mars, devant le mémorial dédié à George Floyd. Le procès de son meurtre par asphyxie par le policier Derek Chauvin a débuté la veille dans une atmosphère pesante.
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Des bénévoles arpentent un quartier proche de la place George-Floyd, devenue le théâtre de violences entre bandes rivales. En misant sur la proximité avec les habitants du quartier, le Powderhorn Safety Collective entend pallier les insuffisan­ces de la police.
Autodéfens­e. Des bénévoles arpentent un quartier proche de la place George-Floyd, devenue le théâtre de violences entre bandes rivales. En misant sur la proximité avec les habitants du quartier, le Powderhorn Safety Collective entend pallier les insuffisan­ces de la police.
 ??  ?? Avertissem­ents. L’applicatio­n Citizen App (ci-dessus) vibre à chaque attaque dans Minneapoli­s. Au cours de la journée du 17 mars, un vol, six coups de feu, une autre personne blessée par balle, d’autres coups de feu, un homme armé, encore des coups de feu.
Avertissem­ents. L’applicatio­n Citizen App (ci-dessus) vibre à chaque attaque dans Minneapoli­s. Au cours de la journée du 17 mars, un vol, six coups de feu, une autre personne blessée par balle, d’autres coups de feu, un homme armé, encore des coups de feu.
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