Prostitution : l’Europe face à la répression
La Cour européenne demande à la France de répondre aux requêtes déposées par Me Spinosi au nom de 260 travailleurs du sexe opposés à la loi sanctionnant les clients.
«Plus qu’un débat juridique, une question politique et philosophique » : Me Patrice Spinosi, avocat à la Cour de cassation et au Conseil d’État, aborde ainsi le procès qu’il intente à la France devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) au nom de 260 « travailleurs du sexe » soutenus par plusieurs associations (dont Médecins du monde, Aides, le Planning familial et le Syndicat des travailleurs du sexe), cinq ans après l’entrée en vigueur de la loi du 13 avril 2016 « visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel ».
Ce texte répressif, qui comprend aussi un volet social avec la mise en place d’un « parcours de sortie de la prostitution », a fait basculer la France dans un régime abolitionniste et sanctionne (d’une amende, éventuellement assortie de l’obligation de suivre un stage de sensibilisation à la lutte contre l’achat d’actes sexuels) le recours à des relations tarifées. Alors qu’elle réprimait le racolage, la loi renverse la charge pénale en punissant le client. Jadis délinquant potentiel, le ou la prostituée devient victime de droit.
Mener sa vie comme on l’entend. Ce dispositif, très discuté lors du débat parlementaire, avait reçu un avis négatif du Défenseur des droits et du Comité consultatif des droits de l’homme. Mais le Conseil constitutionnel, saisi en 2019 par neuf associations et une trentaine de prostitués, l’a jugé conforme à la loi fondamentale et aux principes qui s’y rattachent. Répondant à une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), les neuf Sages ont estimé qu’en réprimant tout recours à la prostitution dans le but de lutter contre les réseaux de proxénétisme et la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle, le législateur a « préservé un équilibre » entre la liberté personnelle, d’une part, la sauvegarde de l’ordre public et de la dignité de la personne humaine, d’autre part. Une lecture que contestent Me Spinosi et ses clients. « Nous défendons le droit, pour un adulte consentant, dans un espace privé, d’avoir les
s’expliquer sur sa législation et les objections que nous lui opposons, et qu’un arrêt de principe sera rendu. Leur décision posera une doctrine européenne sur la possibilité offerte (ou non) à un État d’interdire la prostitution non forcée, de pénaliser cette activité quand elle est volontaire, et le fait d’y avoir recours. Si nous parvenions à la faire condamner, la France serait contrainte d’abandonner le régime qu’elle a mis en place en 2016 comme peut-être, avec elle, les pays qui, telles la Suède, la Norvège ou l’Islande, lui ont inspiré cette politique répressive. »
Au-delà de son attachement aux libertés, dans une société qui, selon lui, « tend de plus en plus à surveiller et contrôler les comportements individuels, y compris sexuels », Patrice Spinosi veut démontrer que la législation française a « non seulement manqué son but » mais « créé de redoutables effets pervers » sur la santé physique et psychique, la sécurité et les conditions de vie des prostitués. « Les mesures de pénalisation ont fait chuter la demande, mais le nombre de prostitués (autour de 40 000) n’a pas diminué », constate Salomé Linglet, coordinatrice du programme Jasmine contre les violences faites aux travailleurs du sexe à Médecins du monde. « Moins de clients, c’est plus de précarité, une activité clandestine qui accroît le danger et rend le travail de prévention des associations plus difficile. Parce qu’il est celui qui s’expose à une sanction, le client dicte maintenant ses conditions (baisse des prix, relations non protégées, lieux reculés…). Pauvreté, prises de risque dans les pratiques sexuelles et exposition aux violences forment un cercle vicieux. »
«Rapport de force inversé». Escort girl sur Internet, Anaïs compte parmi les 260 requérants défendus par Me Spinosi. « La loi nous a mis dans une situation extrêmement délicate, voire dangereuse, confirme-t-elle. Je l’ai vécu dans ma chair en me faisant agresser il y a deux ans par un client que je ne sentais pas mais que j’ai accepté de recevoir, car il faut bien payer ses factures. Il m’a braquée, tabassée et violée. » Elle ajoute : « Avant la pénalisation, je pouvais choisir, mais l’activité a tellement baissé qu’on prend aujourd’hui plus de risques avec les clients ; le rapport de force s’est inversé. » Pour elle, pas de doute : « Plutôt que de nous protéger, la loi nous met en danger à touseles niveaux. » « La situation a encore empiré, affirme M Spinosi, le meurtre de Vanesa Campos [une prostituée péruvienne abattue au bois de Boulogne dans la nuit du 16 au 17 août 2018, NDLR] découle directement de la loi que nous combattons. La pénalisation des clients a forcé les personnes prostituées à travailler dans des zones très isolées, les exposant davantage aux agresseurs », soutient-il.
Une étude d’impact, réalisée en 2018 par plusieurs associations, a montré que la législation, loin de parvenir à fragiliser les réseaux, favorise le proxénétisme. « C’est sur Internet que ça se passe et je n’y ai jamais