À l’occasion de ce dossier spécial, enquête sur le crime parfait, les nouvelles voix du polar, et remonte la piste de Jean Bruce, le créateur de l’agent secret le plus incorrect de tous les temps.
Le Point
Mais que notre époque est triste, sans éclat, à vouloir couper le moindre cheveu qui dépasse ! Ce qu’il nous faut, c’est un réveil brutal, une bonne baffe, un remède nietzschéen : le rire. Celui d’Hubert Bonisseur de La Bath, alias l’agent secret OSS 117, est tonitruant, irrésistible, contagieux. Parce qu’Hubert s’en fout, il nous fait du bien. On espérait retrouver son incarnation au cinéma (Jean Dujardin) au printemps, il faudra tenir jusqu’au 4 août, date à laquelle est annoncé Alerte rouge en Afrique noire, avec Nicolas Bedos derrière la caméra et en caméo. À quelque chose malheur est bon, c’est l’occasion de (re)découvrir les livres qui ont inspiré les films, qui reparaissent en petit format, avec une couverture joliment colorée, chez Archipoche.
Où l’on apprend que le véritable agent de papier n’est pas en carton-pâte. Pilote de l’US Air Force à ses débuts, pistonné par papa pour intégrer l’Office of Strategic Services (OSS), le Bureau des services stratégiques, qui deviendra la CIA en 1947, Hubert évolue comme espion sous le drapeau étoilé sans toutefois jamais se considérer comme un « Yankee ». Ses origines sont heureusement françaises. Son patronyme lui vient d’un greffier qui enregistra « Bonisseur de La Bath » (« celui qui parle bien », en argot), pour qualifier l’homme qui arrivait comme témoin à décharge au procès du poète François Villon en 1461. De ses racines, Hubert conserve une demeure en Louisiane, là où son ancêtre eut la bonne idée de migrer en 1789.
Hubert, « sans foyer, sans domicile, sans attaches », est cet homme qui « va à travers le monde, risquant [sa] peau pour des raisons qui ne [lui] apparaissent pas toujours clairement. Pour le plaisir, surtout… », tel qu’il se décrit luimême à une jolie fille, dans Gâchis à Karachi (1958). Cette « espèce de hors-la-loi », « sorte de pirate des temps modernes », selon ses propres termes encore, a été inventé de toutes pièces par Jean Brochet, dont on fête cette année le centenaire de la naissance. Brochet qui va devenir Bruce, nom de plume, « parce qu’il aimait bien, ça faisait écossais », nous raconte sa fille, Martine, qui porte, elle aussi, depuis, le nom du premier roi d’Écosse. À 74 ans, l’héritière de l’oeuvre nous ouvre les portes de son salon à Neuilly et de ses archives personnelles.
L’écriture des OSS est une entreprise familiale qui court sur trois générations. Quatre-vingt-huit volumes écrits par son père, 143 par sa mère Josette, 23 cosignés avec son frère François à partir de 1988. Il y a eu du rififi lors de la succession. Cette famille-ci a de surcroît une singularité : les deux enfants ont le même âge, ou presque. « Mon frère et moi étions morts de rire quand on était petits, parce que nous avons six mois d’écart seulement. On avait compris que ça emmerdait les
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Ian Fleming, seize avant les SAS de Gérard de Villiers ; l’âge d’or du roman d’espionnage.
Martine Bruce raconte comment les Presses de la Cité ont ensuite « racheté » son père, « vers 1955, pour un prix faramineux, comme les footballeurs d’aujourd’hui ». La série représente de nos jours 70 millions d’exemplaires vendus. Plus OSS cartonne alors, plus Bruce devient riche et s’enferme, chaque jour, au premier étage qui lui est dévolu dans leur maison de Chantilly, pour remplir la commande : produire six livres par an. Sa secrétaire effectue pour lui une veille des affaires d’espionnage parues dans la presse. Bruce voyage en Europe, s’inspire, fait le tour du monde. Le réalisme de ses intrigues s’appuie sur la vraisemblance des enjeux géopolitiques du moment. Hubert naît la même année que la guerre froide et la fondation de la République populaire de Chine. La planète se truffe d’agents doubles, triples, c’est Le Bureau des légendes avant l’heure. Au fil des missions internationales de son héros, on voit fleurir les clichés racistes d’époque – dont la version pastichée par Dujardin tire une irrévérence merveilleuse. Rangoon est « la ville la plus ennuyeuse du Sud-Est asiatique », le Pakistan le pays le plus « enquiquinant ». On nous dit de nous méfier des Corses, « qu’il vaut mieux avoir avec soi que contre soi » (OSS 117 prend le maquis, 1961), de soûler les Américaines parce qu’elles ne font l’amour « qu’après avoir
bu » (Atout coeur à Tokyo, 1958). L’agent 117 déteste les Anglais, un autre trait de son temps. Martine Bruce se souvient d’un volume ancien dans lequel « le Jaune était effroyablement maoïste », et le Noir « un Baluba cannibale »… « Caricatural », « politiquement incorrect », bien sûr, son père « se lâchait » ; mais toujours au service de la blague, potache. Bruce ne semble avoir eu qu’un seul tabou : la religion. L’écrivain, « complètement athée », se moque des cultures, des accents, des physiques, mais sur la religion : rien. Ni dans les livres ni à la maison.
Chattes ou nonnes. Quant à son espion, Bruce l’entoure rapidement de personnages récurrents. Le directeur de la CIA, Smith, pour la vie de bureau ; l’Espagnol Enrique Segarra, son homme à tout faire. « Les basses oeuvres, surtout », précise Martine. « C’est celui qui tranche la gorge des gêneurs. Hubert tue rarement. » À l’inverse, Bruce affine progressivement le goût d’Hubert. L’agent OSS 117 ne vole bientôt plus que sur la compagnie belge Sabena, ne trinque qu’au Moët & Chandon – les deux marques deviennent ses sponsors. Et puis, Hubert ne roule qu’en Jaguar. Comme Jean Bruce, qui perd la vie au volant de l’une d’elles, en 1963, à 42 ans. Bruce aura eu quatorze ans pour faire évoluer son personnage. Éternellement dans la fleur de l’âge, ce « prince pirate » ne tombe amoureux que trois fois, n’épouse personne, ne laisse aucune descendance, même cachée. « Je pense que mon père, échaudé par sa propre histoire, n’a pas voulu faire vivre ça à son personnage
un soir. Plutôt le fait que des meurtres survenus dans les environs reproduisent ceux des romans cités par Kershaw… Le libraire est-il le tueur, ou le tueur s’est-il inspiré de la liste du libraire ? Un roman facétieux impeccable, un romancier, Peter Swanson, recommandable, dont voici les suggestions de meurtres – pardon, de lectures: Le Mystère de la maison rouge (1922), de A. A. Milne (le créateur de Winnie l’ourson) ; Préméditation (1931), d’Anthony Berkeley Cox ; A.B.C. contre Poirot (1936), d’Agatha Christie ; Assurance sur la mort (1936), de James M. Cain; L’Inconnu du Nord-Express (1950), de Patricia Highsmith ; Le Bouillon rédempteur (1963), de John D. MacDonald ; Piège mortel (1978), d’Ira Levin ; Le Maître des illusions (1992), de Donna Tartt
■ Huit crimes parfaits, de Peter Swanson, traduit de l’anglais (ÉtatsUnis) par Christophe Cuq (Gallmeister, 352 p., 23,40 €).
assurances-vie souscrites ! Dire qu’Yves Dandonneau tenait à sa peau n’est pas un piètre euphémisme. Yves, qui pense avoir percé le secret de Walter Neff dans Assurance sur la mort (encore) ; Yves, persuadé d’être en communication avec l’esprit de son auteur, James M. Cain ; Yves, qui va tenter de réaliser le crime parfait. C’est-à-dire, pour un assureur, une arnaque à l’assurance. Autrement dit se faire disparaître luimême, dans un faux accident, avec un corps volé… Pour monter le coup, Yves, avec l’aplomb d’un Brandon Shaw dans La Corde, d’Alfred Hitchcock, enrôle un infirmier aviné, Crouard, et un SDF paumé, Jo, qui doit servir de cadavre. Quand Jo avoue sa passion pour Assurance sur la mort, avant de s’écrouler, mort. Reste à savoir si l’implacable scénario d’Yves parviendra à surpasser celui de son maître…
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Ceci n’est pas mon corps, d’Enguerrand Guépy (Éditions du Rocher, 200 p., 17,90 €).
Huit