Le Point

Sept nouvelles voix du roman noir

Leurs intrigues à couper le souffle mettent en scène des pochtrons, des reclus, des machos, des nantis… Ces écrivains transforme­nt la lecture en coup de fouet et on en redemande.

- SOPHIE PUJAS

« Il y avait marqué Cassez-vous en jaune fluo dans les yeux de tante Suzie. »

Un dernier ballon pour la route, de Benjamin Dierstein

« La chambre blanche était plongée dans l’obscurité quand mon père a tué ma grand-mère. J’étais là. » Dès les premières lignes de Résine, la Danoise Ane Riel nous plonge au plus noir de la nuit. Celle qui voit son père assassiner sa grand-mère (et même brûler son corps à la page suivante…) est une petite fille, Liv. Elle est l’une des voix à travers lesquelles nous découvrons sa famille, qui vit dans une presqu’île et se barricade contre toute intrusion. Le père, Jens, trouvait refuge, enfant, dans les cercueils fabriqués par son père ébéniste. La mère, autrefois une ravissante jeune fille, désormais obèse, vit recluse dans un lit. « Je ne sais pas si je dois considérer notre vie comme un conte de fées ou comme un roman d’horreur. C’est peut-être les deux. J’espère que tu sauras entrevoir le conte de fées », avoue-t-elle à sa fille. Comment la folie a-t-elle progressiv­ement gagné le clan ? Le puzzle est aussi mystérieux que terrible, le récit est macabre, horrifique, et pourtant envoûtant. Car l’étrange famille entretient une relation sensuelle et puissante avec la nature environnan­te.

Ignorant que sa famille ne ressemble – heureuseme­nt – à aucune autre, Liv raconte par-delà le bien et le mal. Elle parle à l’invisible et, grâce à son père, se passionne pour les arbres et leur résine précieuse, si propice à capturer le vivant. Elle arpente librement la nuit. « L’obscurité était une amie intime. Une douce caresse. » Traduit dans une vingtaine de langues, adapté au cinéma et lauréat de plusieurs prix littéraire­s scandinave­s, ce conte noir est de ceux qu’on ne lâche pas. Fascinant et retors

Résine, d’Ane Riel, traduit du danois par Terje Sinding (Seuil, 302 p., 20 €).

« Les arbres semblaient lui tendre leurs bras. Était-ce pour l’étreindre ou pour l’étrangler ? » Résine, d’Ane Riel

« Son visage avait la blancheur irréelle de la mort et ses cils couverts de givre ressemblai­ent à deux cicatrices lui barrant les yeux. »

Solitudes, de Niko Tackian

« Tous les rêves ne sont-ils pas tordus ? » demande le narrateur. Ceux de Carlos le sont, Louise en est sûre. Il parle en dormant dans son espagnol maternel qu’elle ne comprend pas. Si ce n’est avec une virulence qu’elle ne lui connaît pas, qui la pousse, inquiète, à enregistre­r ses paroles, les faire traduire, pour se rendre compte que l’homme doux dont elle attend un enfant menace la nuit d’émasculer un certain Gonzalez et de lui plastiquer sa Porsche…

On avance à coups de chapitres courts dans l’investigat­ion : percer le mystère du passé d’un conjoint qui prétend ne pas en avoir. Louise dresse la cartograph­ie des rêves de Carlos, y relève les mentions de « paella », « churros », « pelle à gâteau pleine de sang », les place en regard de ses rêves à elle, « arrivée en urgence à la maternité en brouette », « écarteurs » et « compresses stériles »… Elle

Un sublime hôtel de luxe, inaccessib­le autrement qu’en bateau, dans un coin perdu du monde, au nord de l’île de Vancouver, et dont les immenses baies vitrées offrent une vitrine sur la nature sauvage. Là, une jeune barmaid nommée Vincent attire l’attention du propriétai­re des lieux, le milliardai­re américain Jonathan Alkaitis. Grâce à lui, elle va entrer dans le « pays de l’argent» : ce monde protégé et factice peuplé de robes de créateurs et de piscines à débordemen­t. Mais qui est vraiment cet homme qui propose à tous ceux qu’il croise des investisse­ments aux rendements un peu trop impression­nants ?

On devait déjà à Emily St. John Mandel plusieurs romans noirs et un récit postapocal­yptique brillant, Station Eleven. Dans ce dernier, paru en 2014, elle imaginait un monde basculant après une pandémie, avec des avions cloués au sol et des technologi­es à l’arrêt – un scénario qui résonne étrangemen­t aujourd’hui… Avec L’Hôtel de verre (l’un des livres préférés de Barack Obama en 2017), elle revient au roman noir, tissant les destins de ses personnage­s et cultivant leurs mystères avec une maestria addictive. Il y aura bien des morts, des disparitio­ns, des énigmes – et une gigantesqu­e arnaque. Mais Emily St. John Mandel déjoue les codes pour mieux dresser le portrait d’êtres émouvants et troublants, luttant avant tout contre euxmêmes et leurs propres démons. En inventant un double littéraire de Bernard Madoff, elle explore sa grande obsession: la perte. Sur quoi repose un système de Ponzi, si ce n’est sur le désir si humain de croire en l’impossible ? Elle questionne notre besoin d’illusions et la mélancolie des remords, des possibles entrevus, des conversati­ons qui n’ont pas eu lieu. À chacun ses fantômes, et peut-être faut-il apprendre à leur parler : telle est la leçon mélancoliq­ue et poignante de ce très singulier roman

L’Hôtel de verre, d’Emily St. John Mandel, traduit de l’anglais (Canada) par Gérard de Chergé (Rivages/Noir, 398 p., 22 €). « Il y a tant de manières de hanter une personne ou une vie. »

L’Hôtel de verre, d’Emily St. John Mandel

la pause et la fuite, tout se passe gentiment. Et puis il y a les histoires qu’il faut dire, malgré tout. Parce qu’on trouve une cage dans la roseraie : celle du singe de l’ancienne propriétai­re, une énigmatiqu­e poétesse. Un cahier, aussi, dans la bibliothèq­ue, avec des coupures de presserela­tant la mort d’Alphonse. Progressiv­ement, les langues se délient, la pression monte, comme l’eau, tout autour, qui encercle ceux qui croient être des « amis ». Mais pour combien de temps ?

« Mer calme, marée à gros coeff », tout est possible dans les heures qui viennent. On suit ce récit à la fois badin et inquiétant, conduit par une Anglaise installée en Bretagne, Susanna Crossman. Elle était venue naguère se perdre sur l’île du Guesclin, entre SaintMalo et Cancale, dans la maison où Léo Ferré vécut et où tout était resté en place, jusqu’à la cage de son chimpanzé… Vingt ans plus tard, elle en tire ce huis clos îlien et premier roman perturbant

L’Île sombre, de Susanna Crosman, traduit de l’anglais par Carine Chichereau (Éd. La Croisée, 140 p., 16,50 €).

 ??  ?? Brut. Benjamin Dierstein (oui, c’est vraiment l’auteur).
Brut. Benjamin Dierstein (oui, c’est vraiment l’auteur).
 ??  ?? Méthodique. Pascale Dietrich, sociologue et romancière.
Méthodique. Pascale Dietrich, sociologue et romancière.
 ??  ?? Légende Pudipsum qui dolum ea id moditas
Analytique. La Canadienne Emily St. John Mandel interroge la vie des riches.
Légende Pudipsum qui dolum ea id moditas Analytique. La Canadienne Emily St. John Mandel interroge la vie des riches.
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L’Anglaise Susanna Crosman, habituée des terres bretonnes.
Squatteuse. L’Anglaise Susanna Crosman, habituée des terres bretonnes.

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