Mathieu Bock-Côté : « Le racialisme est un totalitarisme »
« Privilège blanc », « blanchité », « racisme systémique »… Pour l’auteur de « La Révolution racialiste » (Presses de la Cité), un nouveau régime rééducateur se profile et doit être ardemment combattu.
Àceux qui prendraient les injonctions « diversitaires » du moment pour une vague révolte, le sociologue et essayiste québécois Mathieu Bock-Côté répond sans ambages : « Non, Sire, c’est une révolution. » Après ses explorations sans concession du multiculturalisme et du politiquement correct, le chroniqueur au Figaro complète, dans La Révolution racialiste (1), un essai dense et incisif, sa trinité anti-woke par le passage au crible de cette tendance croissante qu’ont nos sociétés à caractériser les individus par leur couleur de peau. « Liberté, égalité, racisé.e.s » pourrait être la devise de ces nouveaux sans-culottes, qui invitent l’Occident à expier son « péché blanc ». BockCôté, fièrement indépendantiste, est bien placé pour observer (et craindre) un mouvement tout droit venu des États-Unis, inoculé au Québec et qui tente de s’introduire en France. « En temps de révolution, qui est neutre est impuissant », écrivait Victor Hugo. C’est aussi le message de notre auteur – et il est urgent de l’entendre.
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reposerait exclusivement dans les revendications des marges identitaires, qu’il ne faudrait jamais critiquer : si un « racisé » se dit victime de racisme, il l’est, et ce serait lui faire violence que de questionner les fondements de son ressenti, de son accusation. Nous ne sommes pas devant un mouvement réformiste formulant des aspirations légitimes, mais devant un mouvement révolutionnaire.
N’exagérez-vous pas le problème?
Une certaine droite bourgeoise veut voir dans tout cela des excentricités propres aux campus américains. Sottises ! La mouvance woke, qui représente l’avant-garde du régime « diversitaire », détermine les paramètres de la vie publique. Cette idéologie est aujourd’hui hégémonique dans l’université, les médias, la musique classique, la pédagogie, les sports, les musées, l’opéra, le cinéma, et même le monde de l’entreprise, comme on le voit dans les départements des ressources humaines. C’est une tâche d’ingénierie sociale et de rééducation psychologique sans fin qui s’annonce.
« C’est la mouvance “woke” qui fixe aujourd’hui les codes de la respectabilité idéologique et qui peut condamner à la peine de mort sociale ceux qui transgressent l’orthodoxie. »
Pourquoi cette révolution se produit-elle aujourd’hui, alors que nos sociétés n’ont jamais été aussi peu racistes?
Depuis une trentaine d’années, le régime « diversitaire », qui s’est progressivement implanté et qui aujourd’hui se radicalise en se racialisant, a travaillé à reconditionner les populations occidentales en les poussant à construire leur subjectivité sur le mode victimaire. C’est dans cette idéologie que sont socialisées les jeunes générations, laquelle structure fondamentalement leur vision du monde. Certes, les gens issus de l’immigration sont très nombreux à vouloir s’intégrer, mais ils sont mis en procès : qui s’intègre n’est-il pas en train de trahir sa communauté d’origine ? Par ailleurs, sur le plan médiatique, il devient plus payant de se présenter comme une victime de l’ordre « blantriarcal » que de s’intégrer au peuple historique de la société d’accueil. Brisons aussi un tabou : au fil des dernières décennies, les sociétés occidentales ont accueilli des populations nouvelles bien au-delà de leur capacité d’accueil. Dans ce contexte, l’identité ethnique diasporique transnationale tend à s’imposer, d’autant qu’elle s’accroche à l’univers de référence de l’empire américain. C’est à travers les catégories de cet empire que les populations issues de l’immigration dans le monde occidental en viennent à définir leur propre situation, en s’identifiant systématiquement à la situation tragique des Noirs américains, comme si l’expérience de tous les «racisés» était interchangeable. On voit où conduit une vision du monde qui définit d’abord
les groupes humains à partir de la couleur de la peau. Et on en vient paradoxalement à croire que les États-Unis représentent un modèle d’émancipation raciale. C’est absurde !
Les personnes appartenant à des minorités sont loin d’être toutes en faveur de la «politique identitaire». Ce mouvement n’est-il pas le fait d’une minorité numérique, blanche ou de couleur?
Absolument. Faut-il rappeler qu’une nation n’est pas une race et qu’il est possible de s’intégrer à une culture ? Mais le régime «diversitaire» fait de la mouvance racialiste la seule représentante légitime des populations issues de l’immigration. C’est la mouvance woke qui fixe aujourd’hui les codes de la respectabilité idéologique et qui peut condamner à la peine de mort sociale ceux qui transgressent l’orthodoxie. S’ils veulent réintégrer la cité, ils devront prêter serment d’allégeance au régime, réciter ses prières, en s’excusant pour leur blanchité, puis en promettant de se mettre à l’écoute des minorités pour se rééduquer et devenir leur allié. De telles scènes sont régulières dans l’actualité nord-américaine.
L’antiracisme comme nouveau communisme?
Le racialisme comme totalitarisme, en fait. Il y a des vagues dans l’histoire du totalitarisme à prétention « progressiste » : 1793-1794, 1917, la fin des années 1960. La tentation totalitaire
diversité : qui le refuse peut même se faire accuser ■ de négationnisme, on l’a vu au Québec. Il repose sur l’assimilation de toute forme de disparité statistique à des manifestations du racisme systémique. Mais disparité ne veut pas dire nécessairement discrimination! Les facteurs sociaux sont toujours multiples et relatifs. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’injustices, mais ce concept ne permet pas de les aborder intelligemment. Dans la perspective du racisme systémique, la simple existence, au sein d’une société, d’une culture historique créerait un biais raciste défavorable à l’endroit des communautés issues de l’immigration. Pour être véritablement inclusive, elle devrait s’extraire d’elle-même, se purger de son identité.
N’y a-t-il pas une contradiction entre la fixité de la race – on ne peut pas passer d’une race à l’autre – et la fluidité du genre – on nous dit aujourd’hui que le genre est pure construction sociale?
La transidentité de genre est banalisée, mais le passage d’une identité raciale à l’autre n’est pas permise. Alors même que la race n’est que construite socialement, nous dit-on. Au fond d’eux-mêmes, les racialistes en font une identité primordiale. On en trouve plusieurs dans la jeunesse woke pour se demander ainsi si un « racisé » peut avoir une relation avec un Blanc sans que ce soit une forme de trahison raciale. Le racialisme repose en fait sur le principe de l’imperméabilité ethnique et confine chacun dans une case dont il ne peut plus sortir. Plus une société est absolument floue dans
compte, à faire le salut hitlérien dans les années qui suivent…
On se pince devant ce qui ressemble à un délire complotiste. Là où le bât blesse, c’est que d’autres professeurs américains emboîtent le pas à Padilla quand il affirme très sérieusement que « la production de “blanchité” [whiteness] réside dans la moelle des textes classiques », et qu’il est temps que le grec et le latin « descendent de leur piédestal ». Homère et Cicéron, bientôt « cancellés » ?
Éradicateurs déguisés en progressistes. Il faudrait balayer, un par un, les arguments avancés par ces éradicateurs déguisés en progressistes. « Blanchité » ? Jamais les anciens Grecs et les anciens Romains ne se sont définis comme «blancs», de même que, n’en déplaise aux nostalgiques de la pureté, leurs statues n’ont jamais été d’un marbre immaculé : elles étaient peintes, et de toutes les couleurs. « Suprématisme » ? Certains exaltés qui ont marché sur le Capitole après la défaite de Trump, disent nos épurateurs pour étayer leur thèse, se référaient à la célèbre sentence de Léonidas « Molôn labé » (« Viens et prends-les ») et portaient des casques grecs… Certes, mais d’autres étaient habillés en chaman ou en supporteur de foot… Les nazis, rappellent-ils, ont utilisé de nombreuses références antiques. C’est vrai, mais Rosa Luxemburg (1871-1919), aussi. Grande figure communiste, elle avait cofondé la Ligue spartakiste en référence au gladiateur Spartacus, meneur de la plus grande rébellion d’esclaves de la République romaine. Les révolutionnaires français qui mirent fin à l’Ancien Régime connaissaient eux aussi, et sur le bout des doigts, leurs auteurs grecs et latins. Et Albert Camus, auteur du Mythe de Sisyphe, qui portait la culture classique en étendard, peut-il être taxé de fascisme ?
Soyons clairs : il ne s’agit pas de dire que l’Antiquité ne serait que ce soleil brûlant et régénérant auprès duquel Nietzsche appelait à nous réchauffer. Elle a ses nombreuses parts d’ombre, et personne ne le conteste. Oui, l’Antiquité était esclavagiste, mais au même titre que d’autres civilisations anciennes brillantes, qu’elles soient africaines, indiennes ou islamiques. Oui, Aristote a théorisé l’esclavage, mais étudier ses textes, est-ce les plébisciter ? Nos éradicateurs confondent enseignement et endoctrinement.
Jamais les anciens Grecs ne se sont définis comme « blancs ». Et leurs statues étaient de toutes les couleurs.