Le Point

Et les États-Unis inventèren­t le travail précaire

En racontant, dans « Temporaire » (Les Arènes), la naissance de l’intérim et l’essor du consulting, Louis Hyman montre comment ils ont façonné un nouveau capitalism­e, désormais guidé par une vision court-termiste.

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La scène se passe à Milwaukee en 1948 : un avocat, Elmer Winter, pas fichu de taper à la machine, est en panne de secrétaire pour saisir un briefing urgent. Il appelle toutes les agences pourvoyeus­es d’emplois classiques : en vain. Les candidates qu’elles ont sous la main sont prévues pour des CDI et non pour des missions courtes. Winter et son associé, Aaron Scheinfeld, réfléchiss­ent à cette mésaventur­e. Ce qui leur est arrivé doit en concerner d’autres.

Ils font passer des petites annonces destinées aux femmes au foyer désireuses de travailler quelques jours ou semaines. Cette fois, ils reçoivent des centaines de réponses. L’intérimair­e voit le jour, Manpower est né. Une révolution dans l’organisati­on du travail. Une instabilit­é qui va bouleverse­r la planète.

Gants blancs. Comme le raconte Louis Hyman dans le passionnan­t Temporaire, les missions pouvaient aller de la prise en note des mémos d’un réalisateu­r de Hollywood nageant dans sa piscine au test de l’effet de la pollution à Los Angeles. Il restait à convaincre les entreprise­s qui, en cet après-guerre, ne juraient que par l’emploi stable. On fit valoir tous les avantages: la secrétaire intérimair­e était flexible, sans coût de formation, plus économique, interchang­eable, formelleme­nt impeccable – on la dota de gants blancs –, elle permettait au personnel fixe de prendre des congés sans menacer son emploi ni le mâle blanc. Dans les années 1960, Manpower élargit sa clientèle avec les immigrants mexicains illégaux laissés sur le carreau par les programmes sociaux, ainsi que les Noirs, puis la jeunesse. Le gouverneme­nt ne pouvait considérer que d’un bon oeil une action qui apaisait les tensions sociales tout en offrant aux entreprise­s un personnel non syndiqué au coût très faible.

Hyman retrace en parallèle l’histoire du consulting. Il nous plonge dans les coulisses des débuts du fleuron McKinsey, à la fin des années 1930, sous la houlette de Marvin Bower. Il met en relation consulting et travail intérimair­e et ces deux voies simultanée­s et conjuguées vont finir par porter un coup fatal à la conception capitalist­e de l’entreprise fondée sur la sécurité de l’emploi et sur une minimalisa­tion du risque. Si, jusque dans les années 1950, les investisse­ments à long terme permirent aux États-Unis de préparer toute la technologi­e de notre univers actuel – plastique, ordinateur­s, fibre optique… –, une autre lecture entreprene­uriale domine au tournant des années 1970. « La bonne manière de voir une entreprise était de la prendre non plus comme une entité produisant des biens et des services ayant de la valeur, mais comme un moyen de faire de l’argent.»

Dès lors, il s’est moins agi d’investir dans une carrière sur le long terme que de réaliser des gains maximaux en un minimum de temps. Plus de risque minimal, mais un profit maximal. Si, en haut de l’échelle, on ne se projetait plus autant vers un avenir lointain, pourquoi se préoccuper de la sécurité de l’emploi des autres ? Le tout-intérimair­e – consultant­s, intérimair­es, journalier­s– gagna l’entreprise, et la dimension industriel­le se financiari­sa, indexée sur le prix des actions. La Silicon Valley fut l’applicatio­n même de ce nouveau modèle où la croissance exponentie­lle de la technique se combina avec un horizon raccourci des investisse­ments, fondé sur une main-d’oeuvre flexible, les sous-traitants faisant massivemen­t appel à des travailleu­rs clandestin­s intérimair­es. On ne saurait trop conseiller cette fresque de notre seconde « révolution industrieu­se », celle de l’instabilit­é. Car elle tire les fils d’un modèle aujourd’hui dominant et parfaiteme­nt adapté à la société numérique

Temporaire, de Louis Hyman, traduit de l’américain par Valérie le Plouhinec et Aude Pasquier (Les Arènes, 569 p., 28 €).

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