Le Point

Liste de choses à supprimer (ou à modifier) avant l’ENA

- Étienne Gernelle ■ 1. Jacques Julliard : « La suppressio­n de l’ENA est de la poudre aux yeux ! » lepoint.fr, 11 avril 2021. 2. Sur ce sujet, vous pouvez lire les aventures de Gaspard Koenig sur les traces de Montaigne (Le Point du 6 août 2020).

L’autel est dressé, et la victime ne se défendra pas beaucoup. Le sacrifice de l’École nationale d’administra­tion (ENA) aura donc lieu. Nul ne conteste que cette antichambr­e des hautes fonctions de l’État a des défauts, qu’elle n’est pas vraiment un accélérate­ur de mobilité sociale, ni que la bureaucrat­ie française, sur laquelle règnent ses anciens élèves, a peu brillé durant la pandémie. Pourtant, lorsque la foudre jupitérien­ne est tombée sur cet acronyme si célèbre, quelque chose nous a fait penser à cette préconisat­ion de Pierre Dac : « Si vous avez perdu au tiercé, vengez-vous, mangez du cheval. »

Alors l’énarque, bouc émissaire commode de nos échecs et renoncemen­ts ? Ne soyons pas injustes. Après tout, peutêtre que l’avènement, en remplaceme­nt de l’école honnie, de l’«Institut du service public» apportera des bienfaits. Il faut toutefois noter, comme l’a fait l’excellent Jacques Julliard (1), que le classement de sortie, fabrique à « fils d’archevêque­s » protégés à vie, sera, lui, conservé, même s’il n’offrira plus les mêmes garanties à ceux qui sont sortis « dans la botte ». Surtout, on peut se demander si c’était là l’essentiel. N’y a-t-il pas d’autres totems à supprimer – ou à réformer – avant l’ENA, ou, du moins, en même temps ? Voici une petite liste, non exhaustive, de suggestion­s :

S’il s’agit de régler son compte à une administra­tion ou à un comité Théodule que l’on juge peu performant, il y a le choix. Les quelque 1 200 agences et opérateurs de l’État sont-ils tous « essentiels », pour reprendre un terme à la mode ? Pas sûr. Quant aux 394 commission­s et instances consultati­ves, placées sous la tutelle du Premier ministre ou des ministres, recensées en 2019, leur nombre est certes en baisse depuis dix ans – 86 d’entre elles devaient encore être supprimées en 2020 –, mais nul doute qu’il reste à gratter de ce côté-là.

Dans le registre des « machins », le gouverneme­nt pourrait, par exemple, regarder de près le cas du Conseil économique, social et environnem­ental (Cese), qui fut longtemps un fromage prisé – notamment grâce aux retraites auxquelles il donnait droit – avant d’être en partie réformé, mais dont on se demande encore en quoi il est indispensa­ble. Récemment, il s’est illustré en « encadrant » les travaux de la Convention citoyenne sur le climat, lesquels ont abouti à beaucoup de mesures liberticid­es, mais bien peu d’idées utiles ou à la hauteur de l’enjeu. Avec 44 millions d’euros de budget, le rapport coût-avantage du Cese est plutôt piteux. Chiche, on le supprime ?

Si l’objectif est de dompter la bureaucrat­ie française, il serait bon de ne plus lui donner à manger. Or sa nourriture, ce sont les normes. En 2020, 8 232 arrêtés réglementa­ires ont été pris et 69 086 pages PDF ont été publiées au Journal officiel électroniq­ue. Certes, il serait faux de prétendre que rien n’est fait :

Emmanuel Macron a imposé l’inclusion dans chaque nouvelle loi d’un chapitre de simplifica­tion. Et le nombre de circulaire­s a beaucoup baissé depuis 2017. Mais le mammouth, semblet-il, se défend bien. En témoignent les délires administra­tifs qui ont marqué cette année de pandémie, notamment ces attestatio­ns de sortie que le monde ne nous envie pas. Cela ne date pas de l’ENA, d’ailleurs. « Nous avons en France plus de lois que tout le reste du monde ensemble », notait déjà Montaigne (2). Si l’objectif est d’améliorer la mobilité sociale, la refonte de la formation des hauts fonctionna­ires peut certes servir d’exemple, mais le destin d’une poignée d’élus ne saurait cacher les tares du modèle français, fait de statuts, de castes, et donc de plafonds en verre ou en béton. Au cours du grand entretien accordé au Point en août 2017, Emmanuel Macron avait résumé ainsi le problème : « Qui est le grand sacrifié ? Le jeune, le peu qualifié, l’immigré ou le descendant d’immigré ! Voilà la réalité. » Bien entendu, certaines choses ont bougé. Ainsi, le droit du travail a été un peu amendé, mais la structure de la société, protégeant les uns, bouchant l’horizon des autres, n’a pas disparu pour autant. Pas sûr que modifier le recrutemen­t de l’ENA suffise à résoudre ce problème crucial… Il y a peut-être, par exemple, encore des pages à supprimer parmi les quelque 3 000 que compte le Code du travail.

Puisque l’on en est aux statuts, n’oublions pas que les régimes spéciaux des retraites sont, eux, toujours là. La réforme « systémique » voulue par Emmanuel Macron s’est perdue dans le brouillard de la pandémie. En sortira-t-elle un jour ? En attendant, certains conducteur­s de la RATP peuvent toujours partir à 52 ans.

Inutile, certes, d’établir des hiérarchie­s entre les anachronis­mes et les chasses gardées. L’ENA ne sera pas pleurée très longtemps si sa médiatique exécution est le prélude à une grande remise à plat de la sphère publique et, plus généraleme­nt, de notre modèle social. Dans le cas contraire, la France aura peut-être le sentiment qu’on lui a fait manger, pour reprendre la formule de Pierre Dac, du cheval pour lui faire oublier le tiercé perdu

La réforme des retraites s’est perdue dans le brouillard de la pandémie. En sortira-t-elle un jour ?

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