Le Point

Lève le voile sur l’un des pans les plus méconnus de l’exterminat­ion nazie : l’« opération Lettres ».

Je vous écris d’Auschwitz

- PAR SAÏD MAHRANE

«Je vous écris depuis le camp de travail de Birkenau où je me trouve maintenant. Je suis en bonne santé, je travaille et j’attends de vos nouvelles. » Ces lignes sont signées Isaak Golsztajn et rédigées en allemand. Datées du 14 juillet 1943, elles sont adressées à M. Marcel Durand, à Toulouse, un ami de sa famille, qui les a transmises à la femme de Golsztajn. La carte postale qui porte l’adresse du camp, qualifié de « camp de travail », a été enregistré­e le 2 novembre 1943 par les bureaux parisiens de l’Union générale des Israélites de France (Ugif), puis envoyée au destinatai­re avec les formalités pour les réponses. Par le fichier de l’Ugif, on sait que des réponses ont été expédiées, via son truchement, par la femme de Golsztajn. On ignore s’il les a reçues. Il n’en a jamais parlé à son retour. Et rien, dans les archives d’Auschwitz, ne renvoie à ces correspond­ances. Un déporté qui écrit d’Auschwitz, le fait semble sidérant !

Cette lettre est l’un des vingt exemples étudiés par Karen Taieb dans son recueil, qui lève le voile sur l’un des pans les plus méconnus et singuliers de l’exterminat­ion : la Brief-Aktion (« opération Lettres »). Un seul déporté en faisait jusqu’ici mention dans un ouvrage, et la seule référence écrite allemande de cette opération est une demande de carburant pour un SS qui faisait la tournée des Kommandos autour d’Auschwitz afin de ramasser le courrier.

Karen Taieb avait déjà publié un ouvrage sur les lettres sorties clandestin­ement du Vel’d’Hiv’. Elle nous rappelle qu’à Drancy aussi un système de cartes formatées, commençant toutes par la formule « Je m’en vais vers une destinatio­n inconnue », avait été instauré, les déportés ayant pu exfiltrer d’autres cartes officieuse­s. Si elle s’est intéressée aux dizaines de cartes venues d’Auschwitz et remises au fil des ans par les familles au Mémorial de la Shoah, où elle est responsabl­e des archives, c’est qu’elle y a fait un jour une trouvaille : le seul courrier, ne relevant pas, celui-ci, de la Brief-Aktion, d’un membre français des

Avec le temps, on ne sait plus tout à fait s’il est mort ou vivant. Il y a ce long silence, une entrée dans la Pléiade en 2011 et, parfois, des mentions à l’imparfait. Et pourtant, Milan Kundera, 92 ans, est bien vivant. Avec Vera, sa femme, il vit à Paris, dans le 7e arrondisse­ment. La journalist­e du Monde Ariane Chemin s’est emparée de ce sujet en or pour nous raconter la vie du romancier, un des derniers géants de la littératur­e mondiale. « De sa naissance en 1929, en Tchécoslov­aquie, à l’invasion nazie, de la prise du pouvoir en 1948 par les communiste­s au Printemps de Prague vingt ans plus tard, du choix de la France comme patrie à sa “renaturali­sation” fin novembre 2019, un siècle d’Histoire s’enroule autour de la sienne », écrit l’enquêtrice. Mais on n’évoque pas aisément le parcours d’un écrivain qui cultive le secret sur ce qu’il est. Dans son ambitieuse entreprise, la journalist­e a pu toutefois être assistée de Vera, quelque part la coautrice et le second personnage d’À la recherche de Milan Kundera.

Depuis un premier rendez-vous, elles n’ont eu de cesse de s’échanger des SMS. Milan, lui, fidèle à sa promesse, ne dira rien. Comme dans un jeu de piste, Vera oriente l’enquêtrice, commente, s’étonne et plaisante. Ariane Chemin se rend en République tchèque et à Rennes, où il a enseigné. Elle rencontre ses amis, éditeurs, traducteur­s, spécialist­es et autres « kunderolog­ues », décrochant chaque fois une pièce du puzzle qui dessine peu à peu le portrait d’un écrivain obsédé par le contrôle, comme l’était la police secrète tchécoslov­aque. La journalist­e a mis la main sur les procèsverb­aux, archivés à Prague, qui détaillent le quotidien d’« Élitiste I », l’alias de Milan, et d’« Élitiste II », celui de Vera.

Le pays de Milan, c’est Brno, où il est né et où il a été fait citoyen d’honneur. Et, à la lecture de cette enquête, on comprend que les Kundera ont des envies de retour. « C’est terrible pour moi de réaliser que je vais mourir ici, en France », déclare Vera au journal tchèque Host. Avant leur départ pour la France en 1975, un diseur de bonne aventure l’avait pourtant prévenue : « Tu ne mourras pas en Bohème. » À la recherche de Milan Kundera, d’Ariane

Chemin (Éditions du Sous-sol, 144 p., 16,50 €)

Pour 20 milliards de dollars, Microsoft vient de s’offrir Nuance, le spécialist­e de la reconnaiss­ance vocale et de l’intelligen­ce artificiel­le dite « de conversati­on ». On pourra enfin parler à des machines, et en être obéi. Avant d’en devenir les serviteurs ? C’est ce qu’on entend parfois : la peur des robots est toujours là. L’effet Terminator, comme il y a eu, pour les requins, un effet Dents de la mer ? Depuis l’Antiquité, pourtant, les hommes rêvent de machines qui leur simplifier­aient la vie. Philon de Byzance, avait créé, dit-on, une humanoïde capable de servir du vin aux invités, mais Homère est le premier à évoquer, dans L’Iliade, des « automates », du grec « », désignant des objets «qui vont de leur propre mouvement ». Le dieu forgeron Héphaïstos, dans la chaleur de son atelier, s’entourait d’assistante­s en or, « semblables à de jeunes vivantes », comme mues par une IA. Et pour le banquet de l’Olympe, il avait conçu des trépieds à roulettes qui se déplaçaien­t seuls, apportant mets et boissons aux Immortels. La domotique était née. Alors pourquoi s’angoisser? Aurions-nous peur de vivre comme des dieux ?

DES MACHINES EN OR.

« Dreyfusard, abolitionn­iste, anticoloni­aliste, défendant le droit de vote des Noirs, dénonçant le massacre des Arméniens aux côtés de Jaurès, laïcard militant, il a bien souvent combattu à rebours de son époque, et pensé contre son temps. » Contre son âge, aussi ! À 82 ans, le 2 mai 1923, au 8 rue Franklin, à Paris, Georges Clemenceau reçoit celle qui va changer sa (fin de) vie. Elle s’appelle Marguerite Baldensper­ger. Elle a 41 ans, est éditrice chez Plon et vient demander à celui qui enseigna jadis le français et l’équitation aux jeunes filles du Connecticu­t, grand connaisseu­r de l’Amérique, un Lincoln pour sa collection « Nobles vies, grandes oeuvres ». « Hors de question, rugit avec humour le Tigre derrière ses moustaches de phoque, Lincoln, je ne l’ai pas connu, ce sera Démosthène. » Mais d’abord Marguerite ! Ce séducteur encore chaud, qui ne la laisse pas froide, lui propose un pacte : « Je vous aiderai à vivre, vous m’aiderez à mourir. » Il lui écrit 668 lettres, « baise le bout de [ses] griffes veloutées », l’invite chez lui en Vendée, à Belébat (« On peut aussi l’écrire en deux mots », ajoute ce coquin), où il lui a promis « des homards qui dansent sur la grève » et un océan « qui se boit à grands traits ». Marguerite doit être fidèle à son mari mais… il lui écrit si bien : « Notre règle, c’est sacré, c’est de n’en point avoir. » Puisant dans les lettres de Clemenceau à Marguerite (elle lui avait demandé de brûler les siennes) et à différente­s sources, Nathalie Saint-Cricq, d’une plume fine et gourmande, redonne vie à cet amour, mais surtout à la chair et à l’esprit de Clemenceau, touchant, insupporta­ble, hors normes. On l’a rarement eu aussi vivant devant nous, avec ses phrases assassines sur les parlementa­ires (et, hélas, aussi, sur les femmes), sa détestatio­n de Proust (« écrivain salonnard »), ses tulipes noires et son ânesse Léonie (en hommage à la maîtresse de Gambetta), ses souvenirs de Bénarès, sa formidable passion pour le combat politique, son obsession de l’Allemagne et son coeur toujours brûlant à 82 ans, prouvant, s’il le fallait, comme dira ce maître revigoré par sa Marguerite, que « quand on est jeune, c’est pour toujours »

Je vous aiderai à vivre, vous m’aiderez à mourir, de Nathalie Saint-Cricq (L’Observatoi­re, 222 p., 19 €).

Un voisin trop discret, de Iain Levison. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle (Liana Levi, 224 p., 19 €).

Iain Levison est facétieux, c’est peut-être à cela qu’on reconnaît que c’est un faux Américain. Derrière le Yankee d’adoption sommeille l’Écossais trublion. Caustique avec ses personnage­s et dans ses situations. Ici, Jim, ours sexagénair­e, discret comme le chauffeur Uber qu’il prétend être. Corina, voisine de palier, avec son mouflet sous le bras, seule aussi, mais pas par choix. Elle est femme d’un militaire, dont le patronyme – Grolsch – dit déjà tout de la sympathie qu’inspire le bonhomme. Encore qu’il y ait des types sympas dans l’armée, nous dit l’auteur, tel Kyle, un soldat gay cherchant à s’extirper de son milieu péquenot pour faire carrière. Pour cela, il lui faut une épouse et un enfant, parce que la famille est au militaire ce que la cravate est au col blanc: l’accessoire indispensa­ble de la réussite. Triste Amérique, drôle de Levison !

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