Canto-Sperber : « La liberté d’expression est prise en otage »
Si l’on veut, comme la philosophe Monique Canto-Sperber, « Sauver la liberté d’expression » (Albin Michel), il faut l’appréhender avec de nouvelles limites puisque le respect de normes communes n’est plus garanti.
Face aux nouvelles censures, comment protéger la liberté d’expression ? Pour la philosophe libérale Monique Canto-Sperber, autrice de Sauver la liberté d’expression, l’arsenal législatif ne suffit plus pour s’opposer au lynchage sur Internet ou à la censure préventive pratiquée par les militants radicaux. Il faut repenser la liberté d’expression en se concentrant sur les limites qu’exige son adaptabilité à l’évolution de la société.
Pour vous, les universités sont les incubateurs des mouvements radicaux qui interdisent la liberté d’expression. Pourquoi? Monique Canto-Sperber :
L’université a toujours été un lieu de débats, où les relations de pouvoir jouaient leur rôle. Cela dit, dans ce milieu, le principe de base est que si l’on pense qu’une thèse est fausse, on écrit un article pour le démontrer. Mais, depuis les années 2000,
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sur des questions ayant trait aux minorités, au rapport ■ entre sexes, aux valeurs de la pensée progressiste, l’enjeu n’est plus de réfuter mais d’empêcher de parler, des groupes militants d’étudiants s’étant révélés d’une redoutable efficacité dans la pratique de la censure. Dès cette époque, j’ai compris que cela allait se propager à l’ensemble de la société. Et c’est ce qui se passe : des communautés veulent privatiser le droit de décider de ce qui peut être dit ou non en matière de parole publique.
Est-ce le même phénomène que celui observé sur les campus américains?
La fabrique interne de notre société est très différente de celle des États-Unis. Les universités américaines sont très insérées dans la société. Certaines ont eu des quotas d’admission pour des minorités jusque dans les années 1950. Ensuite, elles ont mis en oeuvre des formes de discrimination positive, au risque de désigner comme telles des minorités, d’où le fait que dans les années 1970 le seul moyen de s’intégrer pour un étudiant issu d’une minorité était de se rendre invisible, de nier une partie de son identité. En France, au contraire, l’université moderne a été organisée à la fin du XIXe siècle à partir d’un modèle républicain, refusant les discriminations, les privilèges de classe ou d’origine. Elle était, de plus, une création de l’État.
Mais ce sont les mêmes revendications identitaires…
Non, pas vraiment. Aux États-Unis, après la lutte pour les droits civiques sont apparues des revendications liées à la reconnaissance des identités, voire de l’expérience existentielle particulière qu’est l’appartenance à une minorité raciale. Ce qui pouvait porter des aspects positifs, par exemple en incitant à mieux connaître les cultures, les traditions, l’Histoire. Mais allant parfois de pair avec des demandes de compensations et d’un traitement à part, elles ont donné lieu à un soupçon généralisé envers ceux qui ne faisaient pas partie de la communauté, avec dans sa forme extrême une situation de racisme inversé et d’incommunicabilité. En France, la situation est différente. La demande de reconnaissance des identités s’est accrochée au débat sur le colonialisme et s’est nourrie des études postcoloniales. Cela étant, des deux côtés de l’Atlantique, la revendication des identités prend un tour de plus en plus conflictuel et prend en otage la liberté d’expression.
N’est-il pas paradoxal que la défense de causes plutôt positives se transforme en censure?
Comme à l’époque des guerres de Religion, on est revenu à une forme d’intolérance que justifierait la grandeur de la cause qu’on défend. Aujourd’hui, la prétention morale excuse la censure. Les nouveaux censeurs sont lancés dans une conquête d’hégémonie de la parole au nom du bien.
berté d’expression. La belle machine conçue au XIXe siècle pour la protéger reposait sur un principe : tous les propos sont permis, sauf ceux sanctionnés par la loi. La tradition libérale a voulu justifier les limites à la liberté d’expression par la notion de « tort à autrui ». Ce mode de régulation de la parole a fonctionné tant que ceux, peu nombreux, qui avaient accès à la parole publique partageaient un langage et des valeurs communs. De nos jours, avec Internet, non seulement tout un chacun peut s’exprimer, mais les propos extrêmes sont mis en valeur par les algorithmes. Plus de nuances, plus de débats. Le législateur peut être tenté d’apporter de plus en plus de restrictions au dispositif légal, en multipliant les lois de circonstance, au risque que notre société ne se transforme en société de censure.
Que proposez-vous?
La liberté d’expression relève du juste, pas du bien. Nul ne doit être privé de sa capacité de parler et les normes communes doivent être respectées. Quant aux valeurs particulières, chacun est libre de vivre comme il le souhaite, la contrepartie étant de laisser les autres penser ce qu’ils veulent. La liberté d’expression n’est pas un droit univer