Le Point

Histoire d’un amour

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Si on m’avait dit qu’un jour l’écrivain et psychanaly­ste suisse Roland Jaccard aurait 79 ans. Cette longévité chez les suicidaire­s. Matzneff, 84 ans ; Cioran, idem ; moi 64. On n’est pas sérieux quand on a 79 ans : Roland vient de publier un livre de 800 pages. C’est son journal intime de 1983 à 1988 (Le Monde d’avant, Serge Safran éditeur, 27,90 €). Ce pavé, bien postérieur à Mai 68, nous restitue, à petites phrases pressées, le parfum des années 1980. La gauche est au pouvoir de la piscine Deligny, repaire d’intellectu­els libertins qui bronzent au soleil du 7e arrondisse­ment. Roland a un problème : il est amoureux fou d’une romancière d’origine vietnamien­ne. Et la solution : ils vivent ensemble. Ils ont un quart de siècle de différence. Il aime les jeunes et elle a des goûts de vieux. Elle lui fait la lecture, l’accompagne à la Cinémathèq­ue, tape ses articles pour Le Monde. À l’époque, on ne saisissait pas encore. L’Internet avait un nom latin : le Quid. Le premier ordinateur que j’ai vu dans ces années-là était celui de Katherine Pancol. L’écran était noir et les caractères, jaunes. Elle me disait que c’était pratique pour les correction­s. J’ai dû dire un truc désagréabl­e, genre : « Il n’en fait pas ? » Du coup, elle m’a fichu dehors.

Je rencontrai­s parfois Roland quand j’habitais rue de Bourgogne. Il ne montera jamais à Montmartre : trop de marches. C’est un randonneur qui préfère le plat. Il a la maigreur éperdue des séducteurs d’adolescent­es et l’agréable regard de qui a vu beaucoup de monstres dans son existence d’écrivain. On le sent toujours à la recherche de la passante de Baudelaire ou plutôt de sa fille. On dit plus souvent non à un dragueur qui demande tout qu’à un non-dragueur qui ne demande rien, d’où la modestie blessée de l’un et l’arrogance inutile de l’autre.

Le Monde d’avant se lit comme un roman car c’en est un. C’est même un roman d’amour. Et d’amitié. Avec Jaccard, ce ne sont pas les copains d’abord, mais ils viennent juste après la maîtresse dont l’auteur ne dévoile pas l’identité, que tout le monde connaît. Tout le monde parisien des livres. Il y a les soirées et les voyages, les disputes et les paresses. Tous les couples heureux se ressemblen­t mais chaque couple malheureux l’est à sa manière, d’où l’intérêt littéraire du divorce ou de l’assassinat.

Qui oserait, en 2021, écrire, même dans un journal intime destiné à la publicatio­n, cette phrase du 21 août 1984 : « Retour de Venise où nous avons passé trois jours au Bauer-Grünwald faute d’avoir trouvé de la place au Cipriani. » Il n’était pas encore interdit à un écrivain de gauche d’être heureux dans un palace. Cette satanée vertu qui tuera tout. L’auteur ne s’appesantit pas sur ses sentiments pour L : ils sont évidents dans leur vie quotidienn­e qu’il décrit avec amour. Jaccard : un Delerm freudien. C’est grâce à Gabriel Matzneff que le premier roman de L paraît en 1986. Nobody’s perfect

On dit plus souvent non à un dragueur qui demande tout qu’à un non-dragueur qui ne demande rien, d’où la modestie blessée de l’un et l’arrogance inutile de l’autre.

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Roland Jaccard en 2015.

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