Le Point

Aux Émirats, le fructueux pacte israélo-arabe

La signature des accords d’Abraham a marqué un tournant. Quand les ex-frères ennemis font des affaires, pas la guerre.

- PAR ARMIN AREFI, ENVOYÉ SPÉCIAL À DUBAI

Les palmiers géants obstruent la vue des gratte-ciel mais laissent passer les rayons déjà brûlants du soleil matinal de Dubai, qui vient s’abattre sur les imposantes villas du quartier d’Al Wasl. Un portail blindé s’ouvre sur un vaste jardin fleuri faisant oublier la sécheresse environnan­te. À l’intérieur d’un pavillon cossu en briques blanches et tuiles rouges, une dizaine d’hommes, kippa sur la tête, entourent un religieux en costume noir et à la barbe hirsute. Levi Duchman vient d’achever la prière du matin. Ce juif orthodoxe né à Brooklyn avant de s’établir au Maroc se targue d’être le premier rabbin installé aux Émirats arabes unis, où il est arrivé il y a sept ans. Adepte du mouvement hassidique Loubavitch, il a créé à Dubai le Centre de la communauté juive des Émirats arabes unis, qui fait office de synagogue. « Les Émirats ont toujours été un pays tolérant et une société ouverte à toutes les religions », souligne ce citoyen américain de 27 ans, qui fédère une communauté estimée à 3 000 personnes à travers les sept émirats. « Les juifs ont toujours été les bienvenus ici. Personne ne regarde ma kippa ni ne me demande pourquoi j’éteins mon portable pour le shabbat. »

Le destin de la communauté juive de Dubai a basculé le 13 août 2020, lorsque les Émirats arabes unis, puis le royaume de Bahreïn, ont décidé de reconnaîtr­e l’État d’Israël. Signés un mois plus tard à la Maison-Blanche, les « accords d’Abraham », du nom de l’ancêtre commun des trois monothéism­es, s’annoncent bien différents des traités de paix déjà signés par l’État hébreu avec l’Égypte (1978) et la Jordanie (1994). Contrairem­ent à ces « paix froides », motivées par des intérêts stratégiqu­es et sécuritair­es et n’ayant pas eu l’impact escompté sur le tourisme ou le commerce, le rapprochem­ent entre Abou Dhabi et Tel-Aviv paraît d’ores et déjà plébiscité par les population­s. « Après tant d’années de combat entre Israël et les Palestinie­ns,

C’est le nombre minimal de touristes israéliens qui se sont déjà rendus aux Émirats arabes unis depuis l’ouverture des frontières entre les deux pays, en décembre 2020. nous accédons à une nouvelle ère de tolérance, d’acceptatio­n de l’autre et de respect », s’enthousias­me le rabbin Duchman, accoudé à une table en bois dans le jardin. Derrière lui, un jeune couple arrivé de New York prend ses aises autour d’une aire de jeux pour enfants.

« Je me sens en sécurité ici, confie Leiby Hoffman, un juif américain de 21 ans qui arbore sous sa kippa de longues papillotes brunes. J’ai toujours pensé que les pays sunnites du Golfe ne détestaien­t pas Israël, mais qu’ils devaient se taire par solidarité avec les autres États de la région.» Son épouse, Sury, est vêtue d’une longue jupe traditionn­elle qu’elle n’hésite pas à porter dans les rues cosmopolit­es de Dubai. « J’avais un peu peur des Arabes, au début, mais ils sont tous très amicaux avec nous », souligne la New-Yorkaise de 22 ans. Installé aux Émirats depuis les accords d’Abraham, Elie Abadie – un autre rabbin, membre, lui, du Conseil juif des Émirats – estime « très appréciabl­e » de voir les deux peuples renouer des liens. « Juifs et Arabes ont vécu ensemble en

paix dans la région pendant ■ plus de deux mille ans, avant même l’avènement de l’islam, rappelle cet homme élégant de 60 ans dans sa villa située sur l’île artificiel­le de Palm Jumeirah. Malheureus­ement, des événements politiques les ont divisés au siècle dernier. »

Les restrictio­ns de voyage imposées par Israël jusqu’au 23 mai pèsent en ce moment sur le tourisme à Dubai. Mais, lors de l’ouverture des frontières entre les deux pays, en décembre 2020, les Israéliens se sont précipités par dizaines de milliers aux Émirats. À l’occasion des fêtes de Hanoukka, des centaines de juifs se sont massés au pied de Burj Khalifa, la plus haute tour du monde, dont l’esplanade avait été transformé­e pour l’occasion en piste de danse en plein air. Les chants hébreux résonnaien­t dans la nuit dubaïote, et une menora (chandelier à sept branches) géante trônait devant l’édifice. « Il fallait se pincer pour y croire, se souvient Elli Kriel, une habitante sud-africaine de Dubai. Du jour au lendemain, nous avons été inondés de touristes israéliens, et l’hébreu était parlé aux quatre coins de la ville. Je n’aurais jamais cru cela possible. » Des hôtels entiers ont été réquisitio­nnés pour gérer l’afflux d’Israéliens, mais aussi des nombreux juifs du monde entier qui ont dès lors jugé sûr de se rendre dans le Golfe. Ancienne cuisinière de repas kasher pour particulie­rs, Elli Kriel s’est vite retrouvée débordée. «Cela a été très difficile de répondre à la demande, d’autant que les touristes israéliens sont très exigeants », souligne cette mère de famille juive de 40 ans.

Clichés. La femme d’affaires se prépare au retour prochain des touristes et a créé une entreprise kasher certifiée qui fournit hôtels, restaurant­s et centres commerciau­x. Elle pourvoit même les cérémonies de mariages juifs, qui se sont multipliée­s durant l’hiver à Dubai, devenue une destinatio­n tendance. « La normalisat­ion a provoqué une véritable euphorie, je n’ai jamais autant travaillé de ma vie », sourit-elle.

Jadis tabous, les drapeaux de l’État hébreu ont fleuri dans les avenues. Les citoyens des Émirats ont accueilli les touristes israéliens à bras ouverts. « Il vaut mieux être ami qu’ennemi dans ces moments d’incertitud­e pour le monde », explique Meera Alfalasi, guide au Centre Sheikh Mohammed bin Rashid al-Maktoum pour la compréhens­ion culturelle, un lieu officiel d’échanges qui a reçu de nombreux visiteurs israéliens. Les rencontres ont permis de briser des clichés. Assaillie de questions, l’Émirienne de 21 ans se souvient avoir été interrogée sur sa place en tant que femme aux Émirats arabes unis. « Ils ont été étonnés d’apprendre que j’étais diplômée en relations internatio­nales, alors que je suis issue d’une famille traditionn­elle de pêcheurs, souligne fièrement l’étudiante, qui porte l’abaya noire traditionn­elle. Aux Émirats, 70 % des diplômés dans l’éducation supérieure sont des femmes. » Minoritair­es dans leur propre pays – ils ne forment que 12 % des 10,4 millions d’habitants –, les Émiriens bénéficien­t amplement de la rente pétrolière (6 % des réserves prouvées mondiales), ce qui en fait l’une des population­s les plus riches de la planète. Mais, dès la création de la fédération en 1971 par Zayed ben Sultan al-Nahyane, décédé en 2004, cette prospérité a été mise au service de

ne pense pas que l’on s’arrêtera à ce chiffre, s’enthousias­me le futur ambassadeu­r. Les entreprise­s israélienn­es vont utiliser Dubai comme plateforme régionale pour développer les technologi­es de demain ! »

Certains contrats sont en passe d’être concrétisé­s. Le géant portuaire émirien DP World a officialis­é son associatio­n avec la compagnie israélienn­e DoverTower pour obtenir la privatisat­ion du port de Haïfa. Une liaison maritime directe a vu le jour entre les zones franches de Jebel Ali, aux Émirats, et d’Eilat, en Israël. « Nous souhaitons que les Émirats servent de passerelle entre Israël, l’Afrique du Nord et l’Asie, explique un porte-parole du groupe émirien. Le MoyenOrien­t avait jusqu’ici le plus bas niveau de commerce intrarégio­nal de la planète (5 %). La paix et la stabilité accroîtron­t les échanges et tout le monde en bénéficier­a.» Fin décembre, l’entreprise dubaïote Oasis Investment a signé un protocole d’accord avec la société israélienn­e Fluence pour importer aux Émirats son expertise dans le filtrage de l’eau. « Israël excelle dans cette technologi­e, qu’il a réussi à maîtriser pour développer l’agricultur­e dans le désert, rappelle Thani Al Shirawi, directeur adjoint de la compagnie émirienne, qui appartient au congloméra­t industriel Al Shirawi Enterprise­s. Notre territoire étant lui aussi en majorité désertique, je pourrai grâce à cette collaborat­ion livrer cette technologi­e à mes clients propriétai­res de fermes agricoles. » Sa rencontre avec ses partenaire­s israéliens lui laisse un souvenir ému. « Lorsque nous buvions le thé, je me suis rendu compte que nous étions identiques », confie dans un anglais parfait ce père de famille de 45 ans, drapé dans sa dishdasha blanche. « Les Émirats sont un pays cosmopolit­e, exactement comme Israël en raison de son histoire. » L’homme d’affaires a de grandes ambitions : «Je suis à la recherche de toutes sortes de partenaria­ts », prévient-il, tout sourire. Offerte par le maire de Jérusalem, une menora décore son bureau. Et la cause palestinie­nne dans tout cela ? « Jamais nous ne l’oublierons,

insiste Thani Al Shirawi. ■

Nouer des relations d’affaires avec les deux peuples devrait nous donner un avantage pour jouer un rôle de médiateur. » Son nouveau partenaire israélien lui a d’ailleurs déjà permis d’entrerenco­ntactavecu­nestart-up palestinie­nne de Cisjordani­e.

S’ils sont désormais officiels, les liens entre Israël et les Émirats ne datent en réalité pas d’aujourd’hui. « Il y a toujours eu une forte relation bilatérale entre Israël et les pays du Golfe, notamment sur le plan sécuritair­e, mais tout se passait sous la table, pointe Solly Wolf, président du Centre de la communauté juive des Émirats arabes unis, qui vit à Dubai depuis plus de vingt ans. Israël, très avancé dans le domaine de l’électroniq­ue et de la technologi­e, a oeuvré à la protection des champs de pétrole et des oléoducs ainsi qu’à la mise en place des caméras de surveillan­ce aux Émirats. » Pour contourner l’interdicti­on, les hommes d’affaires israéliens utilisaien­t un autre passeport et leur entreprise, une société tierce souvent basée en Europe. «Bien sûr, les Émiriens savaient que la compagnie était à l’origine israélienn­e, mais ils avaient besoin de son savoir-faire, et Israël de l’argent des Émirats : tout était donc réuni pour un mariage réussi. » Le salon de ce marchand de textile de 71 ans est tapissé de clichés où on l’aperçoit auprès des émirs de Dubai et d’Abou Dhabi. « Nous devons les accords d’Abraham à la sagesse des dirigeants de ce pays, souligne le patriarche de la communauté. C’est un grand pas pour toute la région, car de nombreux pays du Golfe devraient suivre. Le seul État laissé au bord du chemin est l’Iran. »

Aucun diplomate ne l’avoue ouvertemen­t, mais, si Israël et les Émirats sont tombés dans les bras l’un de l’autre, c’est aussi pour former un front uni contre la République

« Tout était réuni pour un mariage réussi. » Le président du centre communauta­ire juif

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 ??  ?? Entente. Le diplomate Omar Saif Ghobash (ci-dessus) a participé au processus de normalisat­ion des relations entre Israël et les Émirats. On le voit ici consulter un volume de la Torah qu’il garde chez lui. « Nous devons les accords d’Abraham à la sagesse des dirigeants de ce pays », avance de son côté Solly Wolf, le président du Centre de la communauté juive des Émirats (ci-contre).
Entente. Le diplomate Omar Saif Ghobash (ci-dessus) a participé au processus de normalisat­ion des relations entre Israël et les Émirats. On le voit ici consulter un volume de la Torah qu’il garde chez lui. « Nous devons les accords d’Abraham à la sagesse des dirigeants de ce pays », avance de son côté Solly Wolf, le président du Centre de la communauté juive des Émirats (ci-contre).
 ??  ?? Appétit. Le restaurant de l’Armani Hotel Dubai, qui donne sur Business Bay, le centre d’affaires de la ville, sert des plats kasher.
Appétit. Le restaurant de l’Armani Hotel Dubai, qui donne sur Business Bay, le centre d’affaires de la ville, sert des plats kasher.

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