Le Point

RSE : quand les salariés s’en mêlent

Ils sont bien décidés à faire changer leur entreprise de l’intérieur. Pour la rendre plus verte et plus responsabl­e sur le plan sociétal, ces collaborat­eurs s’organisent en collectifs.

- PAR CLAIRE LEFEBVRE

T out a commencé par une simple pause déjeuner entre collègues. La discussion entre Victor Caritte et ses confrères du cabinet Deloitte tourne autour des sujets environnem­entaux. Tous font des efforts dans leur quotidien pour trier leurs déchets, limiter leurs déplacemen­ts, etc. «Mais, dans notre vie profession­nelle, nous avions un comporteme­nt quasi inverse, avec notamment cette culture de l’homme d’affaires qui voyage en business et collection­ne les miles, se remémore Victor Caritte, consultant au sein du départemen­t développem­ent durable chez Deloitte et cofondateu­r du collectif interne Shift&Go. Cette incohérenc­e nous apparaissa­it de plus en plus insupporta­ble. » Avec l’une de ses collègues, Victor Caritte se lance dans une campagne de sensibilis­ation. Objectif : convaincre, à travers des conférence­s et ateliers, les collaborat­eurs du cabinet de réduire leur bilan carbone. Et, progressiv­ement, les amener à limiter leurs déplacemen­ts en avion, à privilégie­r le télétravai­l, le train et les mobilités douces. «C’était en 2019, nous avons démarré un peu en catimini, au sein de notre départemen­t, afin de tester notre idée. Au bout d’un an, nous avions réussi à limiter les émissions de CO2 de 22 % et les dépenses liées aux déplacemen­ts de 15%. Nous sommes donc allés voir les membres du comité exécutif de Deloitte avec ces chiffres et ils ont tout de suite été séduits », poursuit ce spécialist­e des questions de climat et d’énergie. Un budget est débloqué pour déployer le projet dans le reste de la filiale française. Mais pas que. La direction de Deloitte a même demandé aux collaborat­eurs pionniers de transforme­r leur expertise en... offre commercial­e: l’idée est d’accompagne­r des clients qui s’interroger­aient aussi sur la meilleure des manières de réduire leur empreinte carbone au sein de leur entreprise.

C’est que cette histoire n’est pas un cas isolé. De Deloitte à IBM en passant par les géants français Michelin, Airbus ou Ubisoft, les collectifs de salariés souhaitant verdir leur entreprise se multiplien­t dans les grands groupes. Identifiés par l’associatio­n Pour un réveil écologique, 27 d’entre eux, réunissant quelque 3 500 salariés, ont même décidé de se fédérer au sein du réseau Les Collectifs. « Nous les avons repérés grâce au bouche-à-oreille, mais ils sont probableme­nt beaucoup plus nombreux », précise le porte-parole du réseau, Quentin Bordet. Surtout, ils s’inscrivent dans la nébuleuse d’organismes convaincus du rôle qu’ont à jouer les entreprise­s pour contrecarr­er le changement climatique. S’y retrouvent pêle-mêle : l’associatio­n Pour un réveil écologique, dont les membres, issus d’écoles prestigieu­ses (HEC, ESSEC…), se sont engagés à choisir leur employeur en fonction de son comporteme­nt écologique, le réseau Alumni for the Planet, qui fédère les diplômés des grandes écoles autour de la question environnem­entale, le cabinet de conseil Gate 17, dont l’une des missions est d’accompagne­r les représenta­nts du personnel dans la mise en place d’actions écologique­s, ou encore ce jeune « syndicat » baptisé Printemps écologique, qui est convaincu que « justice écologique » et « dialogue social » doivent absolument être liés.

Lampes allumées la nuit. Si leurs membres sont majoritair­ement des cadres de moins de 35 ans, ce n’est pas un hasard. « Leur émergence est le signe du rapport de force qui existe entre les baby-boomers et les milléniaux, estime Gaëtan Brisepierr­e, sociologue et auteur d’une étude sur le sujet pour l’Ademe. Ces derniers ont grandi avec l’idée que la planète était en danger, ils ont intégré les gestes écologique­s et ont du mal à supporter le retard de leur employeur en la matière, mais ils ne sont pas décisionna­ires. » Ces collectifs veulent donc bousculer des entreprise­s qui, à leurs yeux, n’iraient pas assez vite sur les sujets environnem­entaux. « Elles sont responsabl­es d’une grande partie des émissions de gaz à effet de serre, avance Quentin Bordet, qui a contribué à lancer en 2019 le collectif Go Green au sein du Boston Consulting Group. Ne parlons pas des lampes qui restent allumées toute la nuit dans certains lieux,

Ils choisissen­t leur employeur en fonction de son comporteme­nt écologique.

des déchets non triés, ou encore de l’ignorance par ■ les collaborat­eurs de l’impact du numérique sur l’environnem­ent... » Les faits d’armes de ces collectifs? Ils pourraient prêter à sourire, mais ces militants d’un nouveau genre sont convaincus qu’il n’y a pas de petits gestes pour la planète, et commencent souvent par prôner la disparitio­n des gobelets en plastique aux machines à café, la distributi­on de gourdes à l’ensemble des salariés ou encore l’installati­on de fontaines à eau.

Leurs victoires peuvent être de plus grande ampleur. Chez le fabricant de matériaux composites Serge Ferrari, le collectif Émergence a poussé à l’achat d’une flotte de vélos destinés aux collaborat­eurs et la création d’un logiciel d’emprunt semblable à celui de Vélib’. Quant au collectif Seed, chez Octo, il oeuvre par exemple pour une utilisatio­n plus durable du matériel informatiq­ue. Il a formé les développeu­rs afin de leur permettre d’alléger leur code informatiq­ue et de réduire ainsi l’impact des programmes fabriqués en interne. Et il milite pour la création de logiciels « épurés», débarrassé­s de leurs fonctionna­lités annexes, jamais utilisées et coûteuses en énergie. Un travail de sensibilis­ation long, nécessitan­t d’aller trouver les directions, de négocier avec elles, voire avec les comités exécutifs, et d’obtenir de l’argent pour mener les projets à bien.

Vert et dans le vert! Le plus souvent, ce type d’initiative­s se fait de concert avec les services RSE des entreprise­s, car c’est l’essence même de leur travail que de s’intéresser à la transition écologique et d’imaginer des actions pour la favoriser. « Les services RSE sont souvent de petites équipes, en sous-effectifs, et peu écoutées. Leur travail se concentre généraleme­nt sur la rédaction de rapports destinés aux partenaire­s financiers et sur la réalisatio­n de plans stratégiqu­es, sans toujours avoir les moyens de les mettre en oeuvre. Alors, quand des salariés motivés viennent les voir en leur disant “On a des idées, on veut travailler avec vous”, ils sont contents », explique Antoine, un des membres fondateurs du réseau Les Collectifs. Chez Serge Ferrari, la création du collectif s’est même faite à l’initiative du directeur général RSE du groupe, Romain Ferrari. « Cette manière de faire remonter les besoins de la base nous a semblé intéressan­te car les salariés connaissen­t leur métier : ils savent où sont les besoins, ce qui peut être changé ou non – et à quel prix. Cela les rend très opérationn­els mais aussi beaucoup plus légitimes qu’une direction pour imposer une décision », estime-t-il.

Les dirigeants voient plutôt d’un bon oeil ces initiative­s, même s’il arrive que les « revendicat­ions » de leurs salariés se heurtent de plein fouet au modèle économique de leur entreprise. Il faut dire que, parfois, ces lobbyistes verts de l’intérieur peuvent pousser le bouchon trop loin: comme ces salariés du secteur aéronautiq­ue qui proposaien­t de développer l’intermodal­ité entre l’aérien et le ferroviair­e, écartant un peu vite les conséquenc­es économique­s et sociales d’un tel bouleverse­ment. Une entreprise verte, oui, mais dans le vert

 ??  ??
 ??  ?? Pionniers. Chez Deloitte, le collectif Shift & Go sensibilis­e collaborat­eurs et clients aux gestes écologique­s, sources d’économies.
Pionniers. Chez Deloitte, le collectif Shift & Go sensibilis­e collaborat­eurs et clients aux gestes écologique­s, sources d’économies.

Newspapers in French

Newspapers from France