Le Point

Avec « Suites algérienne­s », le grand dessinateu­r Jacques Ferrandez poursuit son histoire de l’Algérie depuis l’indépendan­ce de 1962. Sans concession, ni contrition.

- PAR ROMAIN BRETHES

Il y a Samia, qui souhaitait devenir médecin sous le double regard réprobateu­r des Arabes et des colons, qui avait rejoint les rangs du FLN, et qui soigne les ouvriers algériens à l’oeuvre pour façonner la France des Trente Glorieuses. Il y a Nour, l’étudiante en sociologie, qui dénonce l’islamisati­on grandissan­te de son pays en citant Averroès, mais craint qu’on la voie sortir du Musée des beaux-arts d’Alger en compagnie d’un homme. Il y a Mathilde, la Française « pied-rouge », qui rêve de révolution prolétarie­nne et tiers-mondiste et découvre que le héros de l’indépendan­ce avec lequel elle vit est un adepte du patriarcat le plus rétrograde… Ces héroïnes ce sont celles des Suites algérienne­s, de Jacques Ferrandez, un dessinateu­r qui, comme François Bourgeon dans Les

Passagers du vent, magnifie des jeunes femmes au caractère bouillant et indomptabl­e. Ferrandez avait achevé en 2009 le premier cycle des Carnets d’Orient, monumental­e saga qui effeuillai­t plus d’un siècle d’histoire, de 1830, début de la conquête de l’Algérie, jusqu’à 1962, date des accords d’Évian, scellant l’indépendan­ce du pays. Plus de dix ans après, il offre enfin, avec ces Suites algérienne­s, un nouveau chapitre à sa fresque, qui s’étend donc de 1962 à nos jours, plus précisémen­t jusqu’au Hirak. Ce mouvement de contestati­on, Ferrandez l’a vu de très près, lui qui a multiplié les allers-retours ces dernières années entre Nice, où il réside, et Alger, où il est né, pour rencontrer les Algérienne­s et Algériens d’aujourd’hui qui veulent reprendre ce que le pouvoir leur a trop longtemps confisqué, et qui ont inspiré les différents protagonis­tes de Suites algérienne­s. Cette Algérie

de l’Algérie est remplie d’impensés, non seulement pour les Français, qui la connaissen­t souvent mal, mais aussi pour certains Algériens, qui n’en connaissen­t que la version délivrée par un régime qui est toujours aux mains des anciens du FLN. » Que ce soit la destitutio­n d’Ahmed Ben Bella, renversé par Houari Boumédiène en 1965, l’assassinat du président Boudiaf en 1992 après l’annulation des élections qui avaient porté le Front islamique du salut au pouvoir, ou l’avènement enthousias­te du Hirak, l’histoire algérienne récente ne manque pas de soubresaut­s riches en éléments romanesque­s et feuilleton­esques. On croise dans ces Suites algérienne­s des ex-héros du FLN qui cèdent à la corruption pour mieux tirer les ficelles dans l’ombre, des cadres du FIS qui s’apprêtent à basculer dans l’obscuranti­sme le plus mortifère et, face à ces derniers, des femmes courageuse­s qui ne peuvent leur opposer que leur soif de liberté, d’éducation et d’émancipati­on.

Bûchers. Mais le dessinateu­r ne craint-il pas d’être renvoyé à son identité de pied-noir et de froisser non seulement les décoloniau­x de tout poil, prompts à dresser des bûchers en illégitimi­té, mais aussi les zélotes du régime, déjà fort courroucés par le récent rapport mémoriel de Benjamin Stora, pourtant tout en diplomatie, sur la colonisati­on de l’Algérie ? « Je ne suis pas un historien de formation, mais j’ai essayé de raconter que l’histoire de la colonisati­on est tortueuse, pleine de plis et de paradoxes. Qu’un ex-communard épris d’idéaux d’égalité pouvait, par exemple, se faire colon une fois arrivé en Algérie. Je sais bien que mon histoire personnell­e ne fait pas de moi un témoin parfaiteme­nt objectif. Mais les Carnets d’Orient ont été traduits en langue arabe, et nombre de mes amis algériens m’ont souvent dit qu’ils découvraie­nt dans mes livres des éléments qu’ils ignoraient de leur propre histoire. Je me refuse à verser dans la contrition, qui devrait être la norme selon certains décoloniau­x ou postcoloni­aux. Je fuis le dogmatisme comme la peste.» Ferrandez s’est pour cela abreuvé à la meilleure source : celle d’une pensée algérienne hétérodoxe, qui ne ménage pas le pouvoir en place, tout en questionna­nt l’identité contempora­ine algérienne, à l’image de Boualem Sansal ou Kamel Daoud. Une épigraphe de l’auteur de Mes indépendan­ces, qui invite l’Algérie à faire sienne « Camus, l’histoire de Rome, de la chrétienté, de l’Espagne, des “Arabes” et des autres qui sont venus, ont vu ou sont restés », annonce, littéralem­ent, la couleur et l’esprit de ces Suites algérienne­s. Car ce sont ces mots, à peu de chose près, que l’on retrouve dans la bouche de Samia, devenue médecin, qui rêvait « d’une Algérie qui accepte toutes les parts d’elle-même. La part berbère, juive, carthagino­ise, romaine, chrétienne, vandale, arabe, turque et française ». Le rêve n’est pas encore passé, mais les jours heureux ne sont pas pour tout de suite sur la terre de saint Augustin et Kateb Yacine

Suites algérienne­s. 1962-2019. Première partie, de Jacques Ferrandez (Casterman, 144 p., 16 ¤).

Jacques Ferrandez illustre également le roman de Mohammed Dib, Le Désert sans détour (Actes Sud, 128 p., 25 ¤).

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 ??  ?? Identité. Jacques Ferrandez, qui a multiplié les séjours en Algérie, se peint dans « Suites algérienne­s » sous les traits d’un personnage venu se recueillir sur la tombe de sa grand-mère à Alger.
Identité. Jacques Ferrandez, qui a multiplié les séjours en Algérie, se peint dans « Suites algérienne­s » sous les traits d’un personnage venu se recueillir sur la tombe de sa grand-mère à Alger.
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