Quand ce diable de Genet réapparaît... sur papier bible
La Pléiade publie les romans non expurgés – dont une version inédite du Journal du voleur – du plus sulfureux des poètes. Toujours somptueux.
«C’est le grand événement de l’époque. Il me révolte, me répugne et m’émerveille », écrit Jean Cocteau dans son Journal, découvrant en 1943 le manuscrit de Notre-Dame-des-Fleurs, premier roman de Jean Genet, dont il a tant admiré le poème Le Condamné à mort l’année précédente. Et que peut-on dire d’autre après s’être plongé dans ce second volume de la Pléiade (le premier rassemble son théâtre) réunissant romans et poèmes de l’écrivain, disparu voici trente-cinq ans ? Qu’il ne fait plus événement à notre époque ? Oh, que si ! Il y a quelques mois, le contenu des valises qu’il avait déposées chez son avocat, Roland Dumas, avant de mourir, à l’âge de 75 ans (voir Le Point n0 2514), témoignant notamment du militantisme de l’écrivain en faveur des Black Panthers et des Palestiniens, le montrait aux côtés de la bande à Baader et de la « violence qui seule peut achever la brutalité des hommes ». Et voici maintenant que resurgit de l’Enfer de la BNF et des archives le premier Jean Genet, délinquant et poète, tel qu’il apparut sur la scène littéraire de la fin des années 1940. Certes, sur le plan politique, il n’est pas nouveau, mais toujours aussi douloureux, de lire ses phrases irrecevables comparant l’expérience carcérale aux camps de la mort (dans L’Enfant criminel), ou des passages de son troisième roman, le plus scandaleux, Pompes funèbres. Mais la particularité de cette édition, qui reprend les premières publications clandestines dans leur chronologie, est de mesurer a posteriori l’événement que fut justement la découverte de Genet en son temps. Et de raconter leur « nettoyage », notamment du côté de la pornographie, entrepris pour la publication de ses OEuvres complètes dès 1951 chez Gallimard.
Suivons Cocteau : « J’ai relu NDF ligne par ligne. Tout y est odieux et prestigieux. » Ligne par ligne, il pouvait ainsi lire le « signalement de Notre-Dame-des-Fleurs », personnage qui donna son titre au roman : « membre en érection : longueur 0 m 24, circonférence 0 m 10 ». Mais, jusqu’à ce jour, le lecteur ne pouvait lire cette précision de taille que dans l’une des éditions de L’Arbalète ou dans des éditions rares non disponibles en librairie, un vrai labyrinthe… Ces mots, phrases, passages ont été retirés par Genet lui-même, ou avec son aval. C’est dire que les volumes de la collection Blanche et ses éditions de poche ne « montrent » pas tout, loin s’en faut : près de trois quarts de siècle plus tard, la même maison d’édition imprime en quelque sorte sur papier bible des « anti-oeuvres complètes », en revenant à la source clandestine de
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Notre-Dame-desFleurs, ■ Miracle de la rose, Pompes funèbres, Querelle de Brest et Journal du voleur : cinq romans rédigés majoritairement en prison, et cela en six ans (1942 à 1948).
Quelle histoire littéraire et éditoriale passionnante! Après leur remarquable introduction, tant pour la forme que pour le fond, dans une juste distance avec leur brûlant sujet, Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe, les deux directeurs de ce volume (auquel a également participé Albert Dichy), signent des notices qu’on pourrait lire d’emblée pour débusquer cette autocensure, plutôt ironique s’agissant de Genet. Les coupes s’avèrent majeures concernant le roman Pompes funèbres. Certes, on pouvait déjà lire le texte que reprend la Pléiade, puisque, dès les années 1970, Gallimard publiait cette version clandestine, tout comme celle de Querelle de Brest, dans sa collection « L’Imaginaire ». Mais placé au coeur de cet ensemble romanesque, Pompes funèbres est un « must » blasphématoire, pourtant directement lié à la mort du jeune résistant Jean Decarnin, amant de Genet et incontestable figure de héros.
« C’est la première fois que Genet écrit pour un homme de bien. Mais il le fait avec ses armes, celles du mal », souligne Emmanuelle Lambert. Ce roman ancré sous l’Occupation fait se croiser un officier nazi, un milicien et Hitler lui-même dans un ballet abject de fascination-répulsion où le narrateur s’éprend des assassins de son amant…
On a assez débattu au début des années
2000 des accusations visant un Genet antisémite, quand rien à ce jour ne permet pourtant de le rapprocher des positions de Céline, l’auteur de Bagatelles pour un massacre, mais cela ne dissipe pas le malaise que provoquent toujours ces « jeux » interdits, quand bien même la langue qui les porte continue de fasciner.
Quant au Journal du voleur, c’est en quelque sorte le « clou » de cette Pléiade, puisque pour la première fois est donné à lire en français le texte clandestin à partir duquel Sartre écrivit sa fameuse préface,
Saint Genet, comédien et martyr. En effet, les lecteurs anglophones, eux, ont sous les