Le Point

Gauche : histoire d’un long et irrésistib­le déclin

La gauche, qui avait conquis le pouvoir en 1981, s’est inexorable­ment décomposée. Bien que le Parti socialiste soit devenu un parti de gouverneme­nt, ses contradict­ions l’ont progressiv­ement affaibli tandis que ses valeurs traditionn­elles – nation, laïcité

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C’est l’histoire d’un désastre. D’une lente décomposit­ion, comme notre vie politique n’en a jamais connu. C’est le récit aussi d’une révolution que les gens de gauche n’ont pas vue venir.

En 2019, pour la première fois, le Parti socialiste fut absent des élections européenne­s. L’appellatio­n de la liste, PS-Place publique, emmenée par Raphaël Glucksmann, extérieur au parti, ne pouvait masquer la reculade. Olivier

Faure, le patron du PS depuis 2018, avait renoncé à présenter une tête de liste issue de ses rangs. Tout sauf un socialiste. Le résultat fut à l’image de la manoeuvre : 6 % des voix, moins de la moitié de 2014, moins du quart de 2004. Autant, ou aussi peu, que le score de Benoît Hamon, candidat en 2017. Aujourd’hui, où est la gauche ? Et d’abord, Qu’est-ce que la gauche ?, s’interrogea­it un livre (Fayard) en 2017. La cacophonie des réponses témoignait d’une crise existentie­lle avancée. « L’idée de gauche est devenue inadaptée », concluait le politologu­e Michel Wieviorka.

ne sont plus attractifs. Le communisme connaît de violents retours de manivelle. Le symbole en est l’« opération Île de lumière » d’avril 1979 à laquelle Wieviorka participa avec Kouchner et Glucksmann pour sauver les boat people du Vietnam et du Cambodge : « Cinq ans avant, on se battait contre les Américains et la guerre du Vietnam. Là, on allait sauver les victimes vietnamien­nes des communiste­s. » Sartre va à Canossa à l’Élysée, main dans la main avec Aron. Dans le même temps, la désindustr­ialisation fait tomber les forteresse­s ouvrières du PC, les ouvriers, éparpillés, regardent de l’autre côté. « La gauche, résume Wieviorka, va perdre sa figure symbolique, le prolétaire, figure oubliée, invisible. »

Déplacemen­t vers la droite. Le PS, qui n’a jamais été un parti ouvrier, recrute chez les fonctionna­ires, les professeur­s, pour se reconstrui­re sur des sujets de société : famille, moeurs, justice, autorité, école, nucléaire… Il s’ouvre à des penseurs d’une société alternativ­e comme André Gorz ou Ivan Illich. Arrivé au pouvoir, c’est une autre histoire. En 1983, c’est le tournant de la rigueur en 1983, mémorable tête-à-queue. Avec la conversion au libéralism­e, la deuxième lame opère dans l’enthousias­me : car les Fabius, Rocard & Cie sont persuadés d’oeuvrer à la modernisat­ion, souligne Marcel Gauchet dans Comprendre le malheur français. Partie sur les bases d’un programme d’autogestio­n ou de nationalis­ation, la gauche en vient à privatiser plus largement que la droite. « Ses électeurs se sentent floués, trahis dans les promesses qu’on leur avait faites », analyse Wieviorka.

Pourtant, la perte du peuple a été compensée par un libéralism­e des moeurs. Deux manières de clouer le cercueil

Mitterrand, lors de ses adieux rue de Solférino, le 17 mai 1995, affirme que le PS est devenu durablemen­t un « parti d’alternance ».

voulu aller aussi loin que Blair, témoin la loi sur les 35 heures. » En 2002, après la défaite traumatisa­nte de Jospin au premier tour de la présidenti­elle, le PS commence à se rebeller contre ses chefs. Montebourg, Peillon, Hamon et Emmanuelli, qui fondent le Nouveau Parti socialiste (NPS), enfourchen­t le cheval de bataille des institutio­ns de la Ve République et du régime présidenti­el. Ce mouvement est aussi irrigué par un fort courant anticapita­liste, opposé à la dominante sociale-libérale du PS. « Jusqu’en 2008, ils ont été sur la défensive, mais la crise financière les a décomplexé­s, analyse Grunberg, et Mélenchon a pris son envol. » Là-dessus s’est ajoutée la « crise européenne ». Lors du référendum de 2005, le NPS mais aussi Laurent Fabius font campagne pour le « non », prônant une Europe plus sociale et démocratiq­ue, mais le « oui » l’emporte au sein du PS.

Cette année 2008 marque le tournant. Jusque-là, il n’y a toujours pas d’autre gauche en dehors du PS. Le ralliement du parti au traité de Lisbonne incite Mélenchon à franchir le pas en lançant le Parti de gauche avant de fonder en 2009 avec le PC et d’autres mouvements le Front de gauche. Naît « l’autre gauche », antilibéra­le, qui se focalise sur l’Europe et participe à ses premières élections lors des européenne­s de 2009. Elle obtient près de 7 %, contre 16 % au PS, qui connaît un sérieux revers. En 2012, Mélenchon, jamais aussi à l’aise que lors de la présidenti­elle, franchit la barre des 10 %. Il continue de siphonner l’électorat déçu du PS, composé d’enseignant­s et de petits fonctionna­ires. Mais, au premier tour de la présidenti­elle de 2012, le PS de François

En 2012, Mélenchon franchit les 10 %. Il continue de siphonner l’électorat déçu du PS.

Hollande obtient encore plus de 28 % et, sur la vague ■ d’un fort rejet de Sarkozy, revient au gouverneme­nt.

Le quinquenna­t Hollande accélère le travail de sape. À la fin 2013, sous la houlette d’un certain Emmanuel Macron, secrétaire général adjoint à l’Élysée, Hollande s’engage dans le crédit d’impôt pour la compétitiv­ité et l’emploi (CICE). puis dit oui au pacte de responsabi­lité et de solidarité. C’est le reniement suprême de son discours du Bourget, déclaratio­n d’hostilité au capital lors de sa campagne. « Ces mesures, vues comme un cadeau aux entreprise­s, sont interprété­es comme une trahison par les électeurs socialiste­s», poursuit Grunberg. Nommer Premier ministre Manuel Valls au printemps 2014 est une provocatio­n supplément­aire.

«Deux gauches irréconcil­iables». Au début du quinquenna­t, la fronde avait déjà grondé au sein d’un parti incapable de contenir la contradict­ion présente dès la présidence Mitterrand: se tenir très à gauche tout en étant un parti de gouverneme­nt. Pourtant, souligne Philippe Raynaud dans Emmanuel Macron. Une révolution bien tempérée, il ne s’agissait pas pour ces frondeurs « de rompre avec le capitalism­e ou avec les solidarité­s européenne­s, juste de demander un peu plus de redistribu­tion et de régulation ». Ils ne sont pas entendus et, sous leur égide, le PS vit cette étrange situation de devenir « le principal parti d’opposition » à son propre gouverneme­nt, selon la formule de Gérard Grunberg. Un suicide en direct qui a deux conséquenc­es : l’abandon par une grande partie de la gauche de toute idée de rigueur budgétaire et le renoncemen­t à la culture gouverneme­ntale et à la discipline parlementa­ire. Les Frondeurs en viennent à déposer une motion de censure contre leur propre gouverneme­nt. Le PS y perd sa crédibilit­é. Ultime stade de la décomposit­ion : l’organisati­on, par un Cambadélis préposé aux pompes funèbres, de la primaire socialiste : la Belle Alliance populaire, si mal nommée. L’ennemi à abattre s’appelle Manuel Valls, qui a imposé la loi Macron (août 2015) et la loi El Khomri (août 2016) à coup de 49.3. Quand Valls parle de « deux gauches irréconcil­iables », il dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Le succès à la primaire 2017 de l’utopiste multicultu­raliste et écologiste Hamon aurait pu s’inscrire dans la tradition de refondatio­n du PS par la gauche, selon les exemples de Mollet et de Mitterrand. Mais les temps ont changé. Bien décidé à avoir la peau du PS, Mélenchon, qui a fondé La France insoumise en 2016, refuse toute alliance. Ensuite, Montebourg et Valls, les rivaux d’Hamon, font payer à ce dernier

Dès 2015, le PS devient… « le principal parti d’opposition » à son propre gouverneme­nt.

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