Le Point

La grande confusion

Ces dernières années, la gauche est devenue un archipel aux îlots aussi divers que contradict­oires. L’homogénéit­é que lui conférait sa base populaire a laissé place aux particular­ismes ethniques, de genre et écologique­s.

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Le livre est épais de 670 pages et s’intitule La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées. Son auteur, Philippe Corcuff, maître de conférence­s à l’IEP de Lyon, compte parmi les intellectu­els les plus influents au sein de la gauche radicale. Cette somme, récente, vise donc à analyser la montée de l’extrême droite, comme le faisait déjà l’un de ses précédents essais, Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, et comme le font quantité d’autres livres sans grande originalit­é.

À un an d’une présidenti­elle qui se déroulera dans un contexte économique dégradé, l’urgence n’est donc pas, pour Corcuff et bien d’autres, de réarmer intellectu­ellement la gauche, de comprendre pourquoi les classes populaires se détournent d’elle, de trouver de nouvelles pistes d’émancipati­on sociale, mais de pourfendre les racistes et leurs complices. Perseverar­e diabolicum… Il n’est que de jeter un oeil sur les vitrines des librairies du quartier Latin pour se convaincre que la gauche a changé de nature. Les études sur les violences policières y côtoient les témoignage­s de victimes du racisme. Les livres sur l’écologie décroissan­te concurrenc­ent ceux prônant un féminisme qui fait de l’homme, par atavisme, un loup pour la femme. Certains de ces ouvrages se lisent comme des évangiles, tant ils sont moraux et se veulent salutaires.

Et la lutte des classes, dans tout ça ? Et Marx ? Proudhon ? Vallès ? Jaurès ? Clemenceau ? Si on les lit, c’est pour leur appartenan­ce à une histoire révolue et supposémen­t faite de ruptures et non pour les échos actuels que pourraient contenir leurs doctrines. À ces pères fondateurs la nouvelle gauche préfère Pierre Rabhi, Greta Thunberg, Assa Traoré, Joan Scott et Caroline De Hass, des militants spécifique­s (écologie, antiracism­e, féminisme…) qui ont abandonné la critique de l’organisati­on de l’économie, renonçant également à toute crédibilit­é scientifiq­ue, pour mettre leurs forces dans l’élaboratio­n d’une nouvelle organisati­on sociale reposant sur l’ethnie, le genre ou la nature.

L’intersecti­onnalité – l’addition de ces causes dans un but commun – a remplacé ce qu’on appelait dans les années 1930 le « Front populaire du pain, de la paix et de la liberté » pour désigner l’alliance des partis de gauche par-delà leurs différence­s. Quand le rapport de classes était encore opérant, jusqu’à la fin des années 1990, ces revendicat­ions particuliè­res avaient voix au chapitre au sein des partis, sans toutefois être centrales. Le 21 avril 2002 fut « un coup de tonnerre » pour le PS, qui ne savait plus à quel peuple de gauche se vouer. « Travailleu­rs et ouvriers, ce ne sont pas des gros mots », tonnait Pierre Mauroy.

C’est à partir de 2005 et du référendum sur la Constituti­on européenne qu’il y eut basculemen­t à la fois idéologiqu­e et sociologiq­ue. Critiquée en 2011, la note du think tank Terra Nova qui actait la mutation de l’électorat de gauche (départ des ouvriers au profit de diplômés et des habitants des quartiers populaires) disait vrai. Ce hiatus entre une gauche « sociétalis­te » devenue hégémoniqu­e au sein de l’Université, dans les médias, les partis politiques et les classes populaires se vérifie tout entier dans ce slogan entendu au moment de la crise des Gilets jaunes, qui répondait aux manifestan­ts pour le climat : « La fin du mois avant la fin du monde ! »

Bataille sémantique. La République est perçue par cette nouvelle gauche comme un facteur d’« invisibili­sation » des particular­ités individuel­les. La laïcité, une « arme contre les musulmans ». Le mérite, un prétexte pour garantir la « reproducti­on sociale ». L’universali­sme, un « colonialis­me des esprits ». L’influence américaine se fait ici ressentir, autant dans les discours que dans les modes d’action, où le parti pris n’est plus l’intégratio­n à la majorité, comme le souhaitaie­nt naguère « les potes » de SOS Racisme, mais la culture de l’exception. Nombre d’intellectu­els universali­stes venus de la gauche rechignent à se dire « de gauche ». Jacques Julliard en parle comme d’un « tiers parti ».

Or la bataille n’est pas qu’idéologiqu­e, elle est aussi sémantique. Il y a un vocable à retrouver pour ceux qui, par peur de l’amalgame avec la nouvelle gauche ou par simple renoncemen­t, refusent l’étiquette. Ne pas se réclamer des origines, en osant se dire « de gauche », comme l’a récemment fait sur France Inter Richard Malka, l’avocat de Mila et de Charlie Hebdo (« C’est nous, la gauche ! »), c’est quelque part acter l’excommunic­ation

La République est perçue comme un facteur d’« invisibili­sation ». La laïcité, comme une « arme contre les musulmans ».

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