Le Point

Jacques Julliard : « Intolérant­e et sans fondement de classe »

L’ancien éditoriali­ste du « Nouvel Observateu­r » publie ses « Carnets inédits » (Bouquins). Il déplore la mutation idéologiqu­e en cours et son approche différenti­aliste, qui a détourné la gauche de son sens originel.

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Imaginez Jaurès ressuscité qui vous demanderai­t ce qu’est devenue la gauche, que lui répondriez-vous?

Jacques Julliard:

Vous ne croyez pas si bien dire, puisqu’il est venu dans cette maison où nous nous trouvons, à Bourgla-Reine. Le grand germaniste et militant socialiste Charles Andler a occupé ce lieu, et Jaurès, qui était son ami, lui a rendu visite. Je dirais donc à Jaurès que sa gauche à lui avait pour elle d’être le parti des petits, des prolétaire­s contre les gros et qu’elle avait une définition de classe. Ensuite que c’était la tendance qui alliait le progrès économique et la promotion sociale par la justice. Au fond, l’alliance de l’université et de la classe ouvrière. C’était ça la gauche au XIXe siècle, celle de Jaurès. La classe ouvrière n’existe presque plus à gauche, il en reste quelques tronçons chez Mélenchon, mais c’est peu. Elle s’est reportée sur l’extrême droite. La gauche n’a donc plus de définition de classe. En ce qui concerne ses idées, si Jaurès, mais aussi Clemenceau, Blum et Mendès France étaient vivants, ils seraient abasourdis. Parce que la gauche était un ensemble de valeurs non discutées. C’était la défense de la République par l’école. Les républicai­ns étaient convaincus qu’il n’y avait pas de démocratie sans éducation. C’était la laïcité. C’était l’attachemen­t à la valeur travail, l’émancipati­on par le travail. Quand Benoît Hamon se rallie à l’idée du revenu universel, il transforme la classe ouvrière en assistée ; c’est tellement contraire à l’éthique et aux espérances de la gauche ! Il y a donc là un changement considérab­le qui explique un déclin électoral sans précédent. François Mitterrand m’avait dit : « La gauche en France, c’est 42 %. Et, pour être président, il faut que le candidat ait un apport personnel lié à sa personnali­té. » Aujourd’hui, la gauche dans son ensemble fait entre 25 % et 30 %. Cherchez l’erreur !

Pour comprendre cette mutation idéologiqu­e, ne faudrait-il pas regarder du côté de sa nouvelle base sociologiq­ue, qui n’est plus ouvrière mais composée de diplômés urbains et de minorités des quartiers populaires?

À la différence de la gauche allemande, anglaise ou belge, la gauche française a toujours été pluriclass­iste. Cela passait par l’alliance d’une bourgeoise éclairée et des classes populaires au sens large. Cette alliance a commencé avec le tiers état, en 1789, c’est cela qui a fait son originalit­é tout au long de son histoire, à travers des épisodes comme la révolution de 1830, le Front populaire de 1936, le Programme commun dans les débuts de la Ve République. L’abandon d’une partie de cette alliance au profit des classes montantes – à la fois la diversité, les bobos au détriment de la France périphériq­ue – fait que cette gauche est déséquilib­rée. Les milieux populaires ne sont plus représenté­s dans la classe politique. J’ajoute le thème de la sécurité. Gambetta a dit son importance au début de la IIIe République. Là aussi, les ouvriers se sont sentis abandonnés. S’agissant du soubasseme­nt philosophi­que, c’est aujourd’hui tout et n’importe quoi. La gauche est à la fois devenue naturalist­e sous l’influence des écolos et artificial­iste sous l’influence des sociologue­s qui voient dans la nature humaine une constructi­on sociale, ce qui consiste à dire que la nature n’est rien : si je suis un homme, je peux décider que je suis une femme et inversemen­t. Nous sommes en pleine contradict­ion et absurdité.

Y voyez-vous une forme d’antihumani­sme?

Oui, car l’humanisme n’est ni le naturalism­e écolo ni l’artificial­isme libertaire et individual­iste. La synthèse socialiste était le contraire de ça. C’était à la fois l’acceptatio­n de la nature et l’affirmatio­n de la volonté de l’homme, dans une synthèse faite par les groupes sociaux et les combats politiques. Mais le déclin n’est pas une particular­ité française. En Italie, la social-démocratie a pratiqueme­nt disparu. En Allemagne, elle existe encore, mais est menacée

« L’humanisme n’est ni le naturalism­e écolo ni l’artificial­isme libertaire et individual­iste. »

par le courant écologiste. Dans les pays scandinave­s, la social-démocratie demeure, car elle est restée solide sur ses bases. Au Danemark, le parti social-démocrate est devenu sécuritair­e et ferme sur l’immigratio­n.

On parle ici, dans le fond, de la place de l’homme à la fois dans la nature et dans la société. La gauche, dans l’Histoire, établit-elle une hiérarchie entre l’homme, l’animal et la nature?

La gauche avait une idée de l’homme comme d’un être exceptionn­el à l’intérieur de la nature. Cette idée était héritée à la fois du christiani­sme et des Lumières. Entre saint Thomas et Condorcet, c’est presque la même philosophi­e, sauf sur la question de Dieu. Cet humanisme repose sur l’exceptionn­alité de l’homme à l’intérieur de la nature. Rien à voir avec le nivellemen­t généralisé et l’égalitaris­me forcené d’aujourd’hui. Autant il y a une volonté d’égalité sociale, autant le privilège humain a toujours été un fondement de l’humanisme de gauche. J’ajoute que cette gauche humaniste avait une certaine idée de l’excellence qui va de pair avec l’égalité : c’est le droit de chacun à l’excellence. C’est la définition même de l’école républicai­ne et de la confiance dans les grands hommes. Je n’entends plus guère ce discours à gauche.

Cet humanisme s’enseignait à la fois à La Sorbonne et dans les églises. Or, ces magistères, autant que la gauche, semblent être moins opérants aujourd’hui. Dès lors, n’assistons-nous pas à l’avènement d’idéologies de remplaceme­nt?

J’ai souligné l’effondreme­nt de l’humanisme républicai­n, mais il faudrait, vous avez raison, souligner aussi l’affaisseme­nt de l’humanisme chrétien. La loi de séparation était une loi – c’était l’idée de Briand – qui visait à se séparer bons amis tout en collaboran­t dans l’idéal national. La preuve par les faits, ce fut la fraternisa­tion dans les tranchées de la guerre de 1914 du curé et de l’instituteu­r. Les idéologies de remplaceme­nt que vous suggérez reposent sur des idées contradict­oires qui, encore une fois, ne font pas une synthèse. J’en parle souvent avec des membres du « tiers parti » intellectu­el, comme Bruckner, Nora, Finkielkra­ut, Le Goff… qui restent fidèles à l’idéal ancien de la gauche.

Pourquoi ne menez-vous pas une bataille sémantique autour de l’appellatio­n de «gauche», trop vite abandonnée à cette gauche «paradoxale» décrite par vous?

Pour l’instant, il faut dire qu’on est plus facilement écouté

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