Le vide anti-Covid
Tel le fil d’Ariane, le fil Twitter qui nous relie à Thomas Pesquet nous guide dans le néant actuel. Quand les Terriens confinés suivent un spationaute, lui aussi confiné, pour s’évader…
La qualité vidéo d’un smartphone esquinté, vieux de quelques années, moins performant qu’un Nokia préhistorique. L’image est tremblante, absurdement fixée sur une ombre noire au sol comme si on avait fait tomber son téléphone sous sa table de salon, une voix de talkie-walkie amateur agace les oreilles. Un brusque sursaut d’image, un raccordement grossier, puis une silhouette blanchâtre pénètre dans le champ de vision myope du téléphone ancestral. La silhouette est celle d’une poupée grossière, imitation du rôle de l’extraterrestre dans un film de science-fiction imaginé par des écoliers fervents. Des grésillements, puis la seule note épique de ce clip aux techniques si rudimentaires :
« C’est un petit pas pour l’homme… », etc. Il y a cinquante-deux ans, on filmait l’alunissage du module d’Apollo 11 et on obtenait ce même film brut que mille restaurations et techniques arrivent à peine à « filtrer ». L’oeuvre primaire d’un mauvais smartphone dont on a oublié d’éteindre la touche vidéo: définition granuleuse, en noir et blanc baveux, lumières hurlantes et contrastes flous. Pourtant,
600 millions des habitants de la Terre s’étaient bousculés pour suivre ce clip préhistorique en 1969. Mais, même restauré, augmenté, le clip de l’alunissage reste celui d’une caméra cassée à l’objectif desséché. On excusera la performance : les temps inauguraux ont quelque chose de vacillant qui les fait ressembler au feu d’une torche dans une grotte immémoriale enfin ouverte à nos explorations.
Un demi-siècle plus tard, on peut suivre un spationaute français, Thomas Pesquet, en direct, sur son fil Twitter, comme si on était deux vieilles connaissances numériques. Bien sûr, le contenu, si mondain parfois, transite par la Nasa, mais cette intimité banalisée est quand même hallucinante. Il y a à peine cinq décennies, il fallait être président des États-Unis pour accéder aux employés de l’espace. Aujourd’hui, on s’invite à suivre un astronaute minute par minute, nonchalamment, assis devant son écran, scrollant comme un dieu muni d’un pouce gargantuesque, à peine excité. Cette proximité, cette coïncidence absolue entre l’homme-canapé et l’homme des astres est quand même un exercice troublant. Et rien n’illustre mieux l’arc narratif de notre humanité : de la sédentarité absolue, transformée en confort, au vertige de l’homme dans l’espace, un pied dans l’infini, l’autre dans sa station. « En apesanteur, nous avons tous des superpouvoirs… Mark est devenu incroyablement fort ! » écrit Pesquet. Il filme aussi un estuaire, le Nil ou encore son collègue se rasant au petit matin astral. Dans une autre scène, l’un de ses compagnons soulève cinq personnes à la fois. « Aucune idée de ce que je deviendrai… Super gentil ? Super drôle ? J’ai hâte. » On peut continuer longtemps, mais cela sert à quoi? Quel sens prend ce cosmos en cerf-volant au bout du fil ? On se perd en songes. Mais peut-être que le seul moyen d’alléger un confinement mondial est de se faire voyeur d’un autre, plus extrême, dans une station spatiale.
Car le «fil» de Thomas Pesquet est encore plus troublant en temps de confinement. Voilà donc l’homme confiné et l’homme cosmique qui se télescopent (jeu de mot involontaire), se saluent, discutent comme si la Terre était un comptoir de bar. Bien loin des quelques minutes de vidéo d’Armstrong, on a aujourd’hui droit à tout ce que fait le spationaute que l’infini confine : sa tasse de thé, son repas, ses selfies devant l’écoutille, ses photos de touriste sidéral…
Techniquement, il s’agit d’un confinement qui en scrute un autre. Celui du Terrien enfermé depuis deux ans, vacciné ou pas, cherchant dans le ciel ce qui peut lui rappeler la liberté d’avant. Et celui du voyageur qui voltige en apesanteur, enfermé dans la station spatiale, amusé mais contraint, sans poids mais sans liberté. Suivre Pesquet, audelà de la fierté, se révèle comme une recette pour s’évader, imaginer autre chose que son quotidien, une autre condition que celle des couvre-feux. On n’en est pas encore au tourisme de masse dans l’espace, mais déjà quelque chose se démocratise – au moins la conversation directe avec un astronaute, du voyeurisme gratuit, du bon voisinage entre celui qui n’a jamais quitté la Terre et celui qui la regarde comme un aquarium sphérique. Fascinant de suivre le fil de Thomas Pesquet: le cosmos a désormais quelque chose de domestique. L’infini prend des atmosphères de bistrot
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