Le Point

Jordan Peterson : vivre au temps du wokisme

Après le besoin d’ordre, la nécessité du chaos : le psychologu­e canadien publie la suite de son best-seller « 12 Règles pour une vie ». Entretien.

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Un phénomène ! 3,68 millions d’abonnés sur YouTube, 1,8 sur Twitter, des milliers d’ouvrages vendus. Et tout cela en dissertant sur la Bible, les découverte­s de la psychologi­e clinicienn­e ou le communisme. Le professeur canadien Jordan Peterson n’atteint pas les scores de Kim Kardashian, mais il est sans aucun doute – on le dit sans malice – son équivalent intellectu­el, puisqu’il est luimême son propre média, diffusant ses idées via ses vidéos, ses podcasts et les réseaux sociaux. Devenu populaire en 2016 presque par hasard en critiquant le « wokisme » canadien, il a depuis entrepris un tour du monde, rempli des stades, frôlé la mort après un syndrome de sevrage aux benzodiazé­pines, et travaille désormais à l’expansion de sa marque dans plus de dix langues. Après notre dernière rencontre, en 2018, on le retrouve quelque peu assagi, optimiste même, heureux de se confier à nous sur son nouvel ouvrage, 12 Nouvelles Règles pour une vie. Au-delà de l’ordre (Michel Lafon), qui, comme le précédent, mêle philosophi­e, psychologi­e et développem­ent personnel

Le Point: Pourquoi «12 Nouvelles Règles…» après «12 Règles pour une vie»?

Jordan Peterson :

Le premier livre explorait la question du chaos, ses conséquenc­es et ce qu’il est possible

de faire pour favoriser son opposé, l’ordre. Le deuxième ■ se concentre au contraire sur les conséquenc­es d’un excès d’ordre. L’ordre permet de combattre et de structurer le chaos en le rendant productif et habitable, mais il a ses propres pathologie­s : la rigidité et la tyrannie. Ce livre est plus progressis­te, le premier était plus conservate­ur. Aucune de ces positions n’est bonne en soi, d’où la nécessité d’un dialogue libre entre elles – et ces deux ouvrages.

La plupart des commentate­urs vous considèren­t comme un conservate­ur, et même quelqu’un de controvers­é…

On dit de moi que je suis « controvers­é », mais aussi « banal ». Je ne vois pas comment on peut être les deux à la fois ! La couverture médiatique de mon travail donne l’impression que 80 % des gens s’opposent à moi et que 20 % sont des fascistes ou des fans. Or, dans la vraie vie, je suis très bien traité par le public. C’est donc non seulement un mensonge, mais une antivérité. La plupart des commentate­urs ne lisent pas ou n’écoutent pas ce que je produis, mais ce que d’autres disent de moi en me parodiant. L’une des raisons qui m’ont fait connaître est ma position sur le projet de loi canadien de 2016 sur l’« identité de genre et expression de genre » [Peterson a critiqué le fait que cette loi pourrait servir à condamner quiconque se refuse à employer les « pronoms de choix » de ceux qui estiment que leur genre est inclassabl­e, comme les transgenre­s, NDLR]. Cela m’a valu d’être considéré comme ultraconse­rvateur, ce que je ne suis pas. Pour moi, cette loi était une incursion inappropri­ée de l’État dans un domaine qu’il n’a pas à réguler. J’avais aussi des objections vis-à-vis de concepts d’identité erronés, promus par des idéologues. Or les journalist­es sont aussi des aspirants politicien­s et voient tout selon ce prisme. Mais tout n’est pas politique.

Pourquoi les gens aiment-ils vos livres, vos vidéos et vos podcasts?

Je rends des concepts philosophi­ques et religieux compréhens­ibles et applicable­s. De formation, je suis psychologu­e spécialisé en thérapie cognitivo-comporteme­ntale, laquelle a notamment pour principe de décomposer vos perception­s et vos actes en éléments concrets. De même, si l’on mène une théorie philosophi­que à sa conclusion, cela produit un changement dans l’action. C’est cela qui donne du sens à mes idées pour ceux qui me lisent ou m’écoutent. Je me place du côté du public : je cherche à aider les gens.

Vous vous intéressez à la condition masculine. Pourquoi cela suscite-t-il une telle hostilité?

La plupart des journalist­es qui commentent mon travail sont extrêmemen­t méprisants à l’égard de ceux qui, selon

« L’ordre permet de combattre et de structurer le chaos en le rendant productif et habitable, mais il a ses propres pathologie­s : la rigidité et la tyrannie. »

ne considèren­t pas la « carrière » comme le premier objectif de leur vie. J’ai travaillé avec des cabinets d’avocats d’affaires de très haut niveau: les jeunes femmes devenues associées étaient brillantes et avaient des carrières exceptionn­elles, mais les firmes n’arrivaient pas à les garder. Car, à la trentaine, elles se demandaien­t soudain : pourquoi travailler quatre-vingts heures par semaine au lieu de passer du temps avec mon conjoint et mes enfants ? Et c’est la bonne question ! L’enjeu n’est pas de savoir pourquoi si peu de femmes occupent des positions de pouvoir, mais pourquoi n’importe qui aurait envie de s’y trouver. Très peu d’hommes en ont envie : cela concerne une petite minorité de gens dotés d’une personnali­té très spécifique, que l’on retrouve davantage chez les hommes que les femmes.

Quelle est votre règle préférée?

Le chapitre VIII, sur la beauté. J’aime aussi le XI, qui résume mon cadre théorique général sur le besoin de combattre le ressentime­nt. Je m’y interroge sur les sources de la détresse humaine. L’idéologie a pour principale caractéris­tique d’identifier les problèmes du monde de façon simpliste. Par exemple, si vous pensez que les hiérarchie­s des sociétés humaines sont fondées sur le pouvoir et qu’elles sont par là même néfastes, vous disposez d’un argument simple pour expliquer les tragédies du monde. Mais ce n’est pas si simple, à moins de vivre sous une vraie dictature. Il y a beaucoup de raisons qui rendent la vie cruelle, les institutio­ns et la société ne peuvent en être la seule cause. Nous ne sommes pas intrinsèqu­ement bons et corrompus par les institutio­ns, il faut prendre en compte la part de malveillan­ce qui se trouve en chacun d’entre nous.

Parlez-nous de la règle IV, où vous écrivez: «Retenez que l’opportunit­é se cache là où quelqu’un d’autre a démissionn­é de ses responsabi­lités»?

Les gens sont souvent mécontents de l’état du monde. Mais ils ne voient pas que cette situation est un appel à l’action. Un nombre infini de choses peuvent nous déranger, mais certaines nous semblent particuliè­rement nuisibles. C’est un appel du destin et un bon tour de passe-passe cognitif : vous transforme­z le ressentime­nt en occasion d’agir, et c’est une bonne chose, car le ressentime­nt est coûteux et toxique.

Pour certains, cette «opportunit­é» revient à combattre les «injustices» en embrassant des causes identitair­es ou «woke». Qu’en pensez-vous?

Il n’y a rien de mal dans le fait de vouloir combattre les injustices par l’action collective. Mais qu’est-ce qui vous fait penser que vous avez la réponse ? Voilà ma question aux woke. À des problèmes conçus de façon idéologiqu­e ils trouvent des solutions idéologiqu­es. Si vous rejoignez la foule qui clame toujours la même chose de la même façon, vous n’ajoutez rien. Tant que vous ne dites pas quelque chose que personne d’autre ne pourrait dire, vous ne parlez pas vraiment. Vous n’êtes pas intéressan­t, même pas pour vous.

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