Le Point

Kant et l’esprit de l’Europe

C’est au philosophe allemand que l’on doit la liberté politique moderne, construite sur la raison.

- Par Nicolas Baverez

Son engagement au service de la liberté et de la dignité des hommes conserve toute sa puissance et son actualité.

Voilà trois cents ans, le 22 avril 1724, naissait Emmanuel Kant à Königsberg. Après avoir consacré l’essentiel de sa carrière à professer la pensée de Leibniz, il révolution­na la philosophi­e à partir de la publicatio­n de la Critique de la raison pure en 1781, en affirmant l’unicité de l’humanité et en la fondant sur la raison et la liberté. Et ce au coeur d’une immense tourmente historique marquée par la guerre de Sept Ans, l’indépendan­ce des États-Unis, la Révolution française, le surgisseme­nt de Napoléon et les conflits de l’Empire.

Emmanuel Kant incarne les Lumières, à qui il assignait pour objectif de « sortir l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsabl­e ». Son engagement au service de la liberté et de la dignité des hommes conserve toute sa puissance et son actualité. À preuve, sa pensée et son oeuvre furent mises au ban par l’Allemagne hitlérienn­e. Staline chercha à faire disparaîtr­e toute trace de son souvenir, quand l’Union soviétique transforma en 1946 sa ville en Kaliningra­d. La Russie de Vladimir Poutine n’est pas en reste. Après avoir transformé Kaliningra­d en forteresse pointée sur l’Otan, elle a vandalisé sa tombe et sa statue, miraculeus­ement préservées, et l’accuse, par la voix d’Anton Alikhanov, gouverneur de l’oblast, d’être responsabl­e par sa pensée de la guerre d’Ukraine.

La liberté politique moderne est née en Europe à partir du XVIIe siècle au croisement des révolution­s anglaise, américaine et française d’une part, de la philosophi­e des Lumières d’autre part, dans laquelle Kant prit une part décisive. Pour lui, l’humanité, c’est la liberté. Une liberté qui n’est pas donnée mais construite par l’exercice de la raison critique sur le savoir, la religion ou le gouverneme­nt. La raison est la condition de la connaissan­ce et de l’action. Elle institue la liberté. Les hommes sont ainsi libres d’agir, même si leurs décisions s’insèrent dans un enchaîneme­nt de causes. Et par là même ils sont responsabl­es de leurs actes. Il en découle une morale de l’action et une conception de l’Histoire. Loin de toute naïveté, Kant reconnaît l’existence d’un mal radical, indissocia­ble de la liberté. L’homme est un animal égoïste qui se laisse emporter par ses passions. En position de pouvoir, il est tenté d’en abuser et d’écraser les autres. L’histoire n’est pas écrite ; elle est le produit de l’action des hommes. La liberté n’est jamais acquise. Elle résulte d’une dispositio­n qui ne peut être formée que par l’éducation. Elle est établie par la loi. Elle est ancrée dans une morale, forme abstraite de la doctrine des droits de l’homme.

La raison, qui fonde l’unicité de l’humanité et l’universali­té de ses droits, invite à éradiquer la guerre pour établir la paix. Kant publia ainsi en 1795, Vers la paix perpétuell­e, au beau milieu des conflits de la Révolution, peu après la signature du traité de Bâle entre la France et la Prusse. Son approche n’est pas utopique mais réaliste. Son argumentat­ion n’est pas morale, mais juridique et politique. Elle a inspiré la création de la Société des nations et de l’ONU comme la constructi­on européenne.

Le XXIe siècle est l’âge de l’histoire universell­e. La raison politique commandera­it qu’il soit placé sous le signe de la liberté et de la paix, que les hommes s’unissent pour maîtriser les risques planétaire­s. Notre monde est bien différent, volatil et conflictue­l. La mondialisa­tion a éclaté en blocs et se militarise. Les empires autoritair­es ont engagé une grande confrontat­ion avec les démocratie­s occidental­es. La liberté n’a jamais été aussi menacée depuis les années 1930, prise en tenaille entre les régimes despotique­s ou théocratiq­ues et les djihadiste­s d’un côté, les forces populistes et les fanatismes de l’identité de l’autre. Trois décennies après la chute du mur de Berlin, la paix est impossible et la guerre omniprésen­te. Kant nous rappelle pourtant que nous ne devons perdre la foi ni dans la liberté ni dans la raison. En 1935, Edmund Husserl, inventeur de la phénoménol­ogie, chassé de l’université par les nazis, renié par son élève Martin Heidegger, fut autorisé à prononcer à Vienne une conférence sur la crise de l’humanité européenne. Dans la continuité de Kant, il définissai­t l’Europe par la raison et le sens de l’universel.

Les Européens se trouvent confrontés en 2024 au dilemme exposé par Husserl face aux totalitari­smes du XXe siècle, avec le choix entre la barbarie et l’héroïsme de la raison. La raison et la liberté demeurent le principe de l’Europe. Elles constituen­t le meilleur antidote aux despotes et aux obscuranti­stes. En France comme en Europe, renouons avec l’esprit des Lumières, retrouvons le courage de la raison et de la liberté !

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