Les Grands Dossiers de Diplomatie
La Russie de Vladimir Poutine à l’horizon de l’élection présidentielle de 2018
La chute du régime soviétique a inauguré une période de profonde dépression consécutive à l’éclatement de l’URSS et à l’application d’une « thérapie de choc » qui a eu pour effet de transformer de manière fondamentale les rapports sociaux, les habitudes de vie, le système politique, les valeurs et bien d’autres choses qui sont au coeur des enjeux de la Russie de demain.
L’ère postsoviétique a vu l’émergence d’une classe de propriétaires des grandes entreprises industrielles, des sociétés financières et commerciales, alors que le système politique a pris la forme d’un régime présidentiel concentrant la plus grande part de l’autorité entre les mains du chef de l’État (1). La Russie s’est intégrée à l’économie mondiale, principalement grâce à ses très abondantes ressources énergétiques et matières premières, mais au prix d’une longue phase de désindustrialisation causée par l’exposition à la concurrence internationale d’entreprises vétustes ou insuffisamment productives. Ces turbulences – douloureuses pour la majorité de la population – ont été suivies d’une période de retour à la croissance paradoxalement provoquée au départ par une crise financière ayant entrainé une hausse de la demande des produits russes aux dépens des importations, mais surtout par une augmentation des prix du pétrole dont la Russie est l’un des principaux producteurs et exportateurs mondiaux. Sur le plan politique, cette période a été marquée par la présidence de Vladimir Poutine et la volonté de ce dernier de renforcer l’efficacité de l’État russe tant sur le plan intérieur que sur la scène internationale.
Vladimir Poutine en maitre d’orchestre ?
Jusqu’à présent, Poutine a su arbitrer les différents intérêts qui s’affrontent tout en maintenant la stabilité politique. Contrairement à une opinion largement répandue, le président russe peut difficilement agir en dictateur, faute d’unité au sein des castes dominantes. En arrivant au pouvoir, il a procédé à une forme de répartition des richesses et de l’influence entre l’oligarchie et les anciennes élites du régime soviétique, en particulier les services de sécurité et la bureaucratie. Il a également réussi à naviguer entre les tendances néolibérales et interventionnistes (ou « sécuritaires »), en les intégrant dans l’appareil de l’État et en donnant satisfaction aux uns et aux autres. Il n’arrive d’ailleurs pas toujours à imposer son ordre du jour au gouvernement. En succédant à Boris Eltsine, Poutine s’était donné pour objectif de doubler le PIB à la fin de la décennie. Il y est pratiquement parvenu, ce qui a également entrainé une augmentation du niveau de vie, qui finira par rattraper celui des meilleures années du régime soviétique. L’amélioration du budget de l’État a également permis de bonifier les pensions de retraite et autres programmes sociaux. Mais la crise financière de 20082009 aura toutefois mis un terme à cette période d’optimisme. En dépit d’un redressement entre 2010 et 2012, la situation a commencé à se détériorer de nouveau et d’autres problèmes, jamais véritablement réglés, posent des défis importants aux dirigeants russes. Les dernières années ont vu le PIB reculer et, dans un proche avenir, la faiblesse de la croissance prévue annonce une quasi-stagnation de l’économie du pays (-0,2 % en 2016, 1,4 % en 2017) (2). Le niveau de vie est aujourd’hui plus ou moins équivalent à celui de 2007 (3), alors que les perspectives à court terme ne s’annoncent guère réjouissantes.
L’enjeu démographique
La crise démographique, temporairement stoppée par une hausse des naissances ces dernières années, générera des problèmes majeurs dans la prochaine période. L’accroissement naturel de la population – redevenue positive après le fort déclin des années 1990 et 2000 – passe à nouveau en mode négatif dans les quatre premiers mois de 2017. Le Service fédéral de la statistique prévoit que, dès 2019, l’immigration n’arrivera plus à compenser le déficit des naissances, et que le phénomène ne pourra que s’amplifier au cours des vingt prochaines années (4). Le seul aspect positif de cette crise réside dans le taux de chômage, qui demeure relativement bas en raison de la pénurie de main-d’oeuvre (5). Cette pénurie préoccupe d’ailleurs fortement les autorités puisque la chute draconienne des naissances qu’a connue le pays dans les années 1990 commence à se répercuter sur la population en âge de travailler. Selon les projections les plus récentes, la Russie connaitra une diminution annuelle moyenne de plus d’un million de travailleurs pendant plusieurs années, ce qui retrancherait de 0,4 à 0,5 % de croissance du PIB (6). Une hausse de la productivité pourrait compenser ces pertes, mais une telle éventualité apparait peu probable compte tenu de la faiblesse des investissements. Seule l’immigration permettrait de contrecarrer la pénurie croissante de travailleurs, mais les autorités ne croient guère la chose possible au vu du rythme actuel, sans compter les réticences exprimées par les nationalistes au sujet de la diminution relative des Russes ethniques et orthodoxes par rapport aux ressortissants d’Asie centrale et du Caucase (7).
Le niveau de vie est aujourd’hui plus ou moins équivalent à celui de 2007, alors que les perspectives à court terme ne s’annoncent guère réjouissantes.
Une économie trop dépendante ?
Un autre enjeu majeur que Poutine et le gouvernement russe doivent surmonter réside dans la trop grande dépendance du pays aux hydrocarbures – pétrole et gaz – [voir l’entretien d’Aurélie Bros p. 26, NdlR], dont les principaux gisements commencent d’ailleurs à s’épuiser et alors que la production dans plusieurs pays est en hausse. Ce problème fait l’objet de débats en Russie depuis plusieurs années, mais il se manifeste d’une manière de plus en plus concrète. La chute des prix mondiaux du pétrole a mené à l’épuisement du modèle de croissance axé sur l’exportation des ressources et mis en place plus ou moins consciemment à l’époque de Boris Eltsine. Au cours des années de forte croissance, peu de mesures ont été prises pour remédier au manque de compétitivité des entreprises russes, au niveau trop bas de réinvestissement des profits dans l’industrie et au manque flagrant de ressources en recherche et développement (R-D). En 2015, la Russie ne consacrait que 1,13 % de son PIB à la R-D, taux largement inférieur à ceux de la France (2,23 %), de l’Allemagne (2,87 %), des États-Unis (2,79 %), ou de la Chine (2,07 %) (8). À ces problèmes fondamentaux s’ajoutent les sanctions imposées par la communauté internationale en représailles à l’annexion de la Crimée. Ces sanctions s’avèrent d’autant plus douloureuses que l’Union européenne demeure – et de loin – le premier partenaire économique de la Russie.
Le fléau de la corruption
La corruption figure parmi les premiers sujets de préoccupation de la population et fait partie des principaux obstacles à l’investissement. Selon le classement établi pour l’année
2016 par Transparency International et qui commence par les pays les moins corrompus, la Russie se situe au 131e rang sur 176 pays analysés (9). Une telle situation contribue à entretenir la méfiance des capitaux étrangers et à faire fuir des masses de capitaux russes. Le problème est suffisamment grave pour être admis ouvertement par les dirigeants qui promettent sans relâche – et sans succès – de s’y attaquer. Aux yeux de l’opinion publique, Poutine lui-même apparait incapable de résoudre le problème. De toute évidence, il s’agit d’un phénomène structurel qu’on ne saurait combattre efficacement par de simples mesures coercitives. En effet, l’ampleur de la corruption témoigne d’une certaine continuité avec le régime soviétique et démontre que la bureaucratie conserve suffisamment de pouvoir et d’influence pour retirer sa quote-part de l’accumulation des richesses. À n’en point douter, elle s’imposera parmi les enjeux importants au cours des mois précédant l’élection de 2018. Pour l’instant, la dénonciation de la corruption constitue le plus puissant levier de mobilisation populaire. Les manifestations organisées pour la combattre comptent de plus en plus d’effectifs et s’étendent désormais à l’échelle du pays.
Vers un renouveau sociopolitique ?
Depuis les grandes mobilisations de 2005 contre la monétisation des avantages sociaux et celles de 2011 et 2012 pour contester les résultats des élections législatives et le retour de Poutine, le pouvoir manifeste son inquiétude devant l’éventualité de mouvements contestataires. Les arrestations massives effectuées au cours des derniers mois dans le cadre de manifestations organisées contre la corruption et contre le président lui-même en font foi. On ne peut évidemment prédire le comportement des larges masses de la population dans les années à venir. Néanmoins, une analyse même superficielle de la vie quotidienne permet de remarquer des changements notables par rapport à la période de la thérapie de choc. La profonde dépression des années 1990 avait confiné la majorité des Russes à des stratégies individuelles de survie. Un tel contexte s’est révélé défavorable à l’émergence d’un mouvement de contestation. Aujourd’hui, dans la mesure où il n’est plus nécessaire d’occuper deux ou trois emplois ou de vendre le patrimoine familial dans la rue pendant les week-ends, du temps a été libéré pour la discussion, le débat, l’organisation et l’action sociale. Des syndicats combatifs se sont affirmés, ont acquis des connaissances sur la réalité ouvrière dans les pays développés et ont mené de dures batailles. Des comités d’immeuble se sont formés et ont essaimé sur le territoire de la Russie (10). Totalement éradiqué au cours de la période stalinienne, ce genre d’organisation pleinement autonome constitue une nouveauté chez les Russes « d’en bas ». L’action collective autonome commence à prendre forme après des décennies de passivité face à un État paternaliste (11). Elle contribue à la formation de militants et de leaders de plus en plus aguerris. Pour l’heure, ces différentes organisations demeurent dispersées et relativement isolées
L’ampleur de la corruption témoigne d’une certaine continuité avec le régime soviétique et démontre que la bureaucratie conserve suffisamment de pouvoir et d’influence pour retirer sa quote-part de l’accumulation des richesses.
les unes des autres. Mais il serait surprenant que ce processus sociopolitique s’arrête dans un avenir prévisible, compte tenu de la multiplication des difficultés sur le plan économique, du manque croissant de ressources de l’État pour y faire face et du blocage du système politique, alors que la Douma est perçue comme dénuée de pouvoirs réels et totalement contrôlée par le parti Russie Unie, fondé pour soutenir Poutine et ses politiques [voir l’article de Nicolas Chibaeff p. 12, NdlR].
Un système politique dépourvu d’opposition véritable contribue sans doute à rassurer les intérêts dominants. Mais l’absence de relais politique pour les revendications populaires en matière de relations de travail, de qualité de vie, de services sociaux et autres problèmes du quotidien, confine les militants de ces diverses causes à des actions plus ou moins extérieures au système politique, c’est-à-dire aux coups d’éclat (occupation de bureaux, blocage de routes) aux grèves et aux manifestations. Contrairement à la situation qui prévalait dans l’opinion publique il y a quelques années, les manifestations reçoivent un appui croissant de la population, et parfois même majoritaire. La peur d’une « révolution orange » ou d’un Maïdan russe chez les dirigeants apparait cependant exagérée, à tout le moins dans un proche avenir. Même si les sujets de contestation semblent se multiplier avec la stagnation du niveau de vie ou encore la relocalisation de centaines de milliers d’habitants des immeubles moscovites construits à l’époque de Khrouchtchev, il reste que les conditions politiques qui ont permis deux renversements de gouvernement en Ukraine ne sont nullement réunies en Russie, alors que la Douma, impuissante, ne compte aucune force d’opposition apte à négocier quoi que ce soit avec la présidence et le gouvernement.
Un président ultra-populaire
En dépit de tous les problèmes mentionnés plus haut, rien ne semble pourtant atteindre la popularité de Poutine, mesurée à plus de 80 % depuis 2014. Un récent sondage révèle d’ailleurs que les deux tiers des Russes (66 %) souhaitent qu’il sollicite un nouveau mandat, alors que seulement 18 % préfèrent un autre candidat (12). L’opposant le plus connu et le plus médiatisé dans le monde occidental, Alekseï Navalny, candidat déclaré à l’élection de 2018, n’est crédité, pour l’instant, que d’un maigre appui d’environ 1 ou 2 %. Cette situation s’explique sans doute par le renforcement du nationalisme, le pays se sentant attaqué de toutes parts, en particulier avec l’expansion de l’OTAN en direction de son territoire. Ce sentiment s’est renforcé avec les sanctions que lui impose une partie de la communauté internationale – en particulier les États-Unis et l’Union européenne suite au conflit en Ukraine et à l’annexion de la Crimée. Les dénonciations internationales d’un « système » de dopage des athlètes russes ou de la législation interdisant la « promotion des relations sexuelles non traditionnelles » auprès des mineurs (dite « loi sur la propagande gay ») ont accru, chez les Russes, le sentiment d’être ostracisés. Tout cela a amené la majorité de la population à resserrer les rangs autour du Président.
C’est pourquoi, sauf imprévu majeur, les prochaines élections, à l’image des précédentes, ne risquent pas de voir la Russie subir le test ultime de la démocratie libérale : celui où les dirigeants en place perdent l’élection et cèdent pacifiquement le pouvoir à l’opposition. Poutine a été le successeur désigné de Boris Eltsine, tout comme Medvedev a été celui de Poutine avant d’échanger son siège avec celui de son prédécesseur. On ignore toujours, au moment où ces lignes sont écrites, si Poutine sera à nouveau candidat en 2018. Quoi qu’il en soit, il serait étonnant que le vainqueur de cette élection provienne de l’extérieur du cercle du pouvoir. À tout le moins, c’est ce dernier qui l’aura choisi.
L’absence de relais politique pour les revendications populaires en matière de relations de travail, de qualité de vie, de services sociaux et autres problèmes du quotidien, confine les militants de ces diverses causes à des actions plus ou moins extérieures au système politique, c’est-à-dire aux coups d’éclat.