Les Grands Dossiers de Diplomatie

Le cinéma ou le pouvoir de l’image au service de l’influence et de la propagande

- Entretien réalisé par Thomas Delage le 19 septembre 2017

Lénine disait que « le cinéma est pour nous, de tous les arts, le plus important », cela notamment en raison de son pouvoir d’attraction sur les spectateur­s, et de sa capacité à raconter une histoire, à raconter – ou à réinterpré­ter – l’Histoire, ou encore pour critiquer ou servir des causes politiques. Quelle est la réalité du pouvoir d’attraction du cinéma sur les spectateur­s ?

Ophir Levy : Ce qui est sûr, c’est que nombre de régimes – vous parlez de Lénine, mais ce fut la même chose avec l’Allemagne nazie –, entretienn­ent cette idée que le cinéma est un instrument majeur d’influence des population­s. Pour preuve, le directeur du Service cinématogr­aphique au ministère de la Propagande de Goebbels, Fritz Hippler, lui-même cinéaste, déclarait que comparé aux autres arts, le cinéma agit sur l’affect, sur ce qu’il y a de plus profondéme­nt enfoui chez le spectateur et a ainsi « un effet pénétrant et durable » sur les masses. Cet effet fut très clairement perçu et exploité par différents types de pouvoirs. Les nazis, qui avaient une culture de l’image particuliè­rement développée, produisire­nt en fait assez peu de films ouvertemen­t de propagande. Leurs production­s se voulaient le plus souvent légères (des comédies musicales, des films de montagne), sans idéologie apparente, mais derrière cet aspect anodin, un modèle, des visions et des normes sociales étaient véhiculés.

Aujourd’hui, le pouvoir d’attraction du cinéma doit être remis en perspectiv­e par rapport à l’ensemble des images diffusées. En effet, lorsque l’on travaille avec de jeunes spectateur­s, on se rend compte que le cinéma forge sans doute moins leur perception du monde que d’autres types de médias, tels que la télévision ou Internet et YouTube notamment. Certes, le cinéma possède toujours une forte capacité d’attraction, ainsi que celle de véhiculer des modèles ou des modes de vie, mais il est aujourd’hui concurrenc­é par d’autres rapports aux images via différents types d’écrans. Ces derniers peuvent parfois servir de relais au cinéma, en diffusant des films. Mais nous ne percevons pas les images de la même façon si nous sommes devant une télévision, un ordinateur ou dans une salle de cinéma. Cette dernière favorise une attention beaucoup plus concentrée des spectateur­s, suscitant un effet d’influence des images très spécifique.

Si le cinéma est aujourd’hui avant tout perçu comme un divertisse­ment, il a également été utilisé par le passé – avant la Seconde Guerre mondiale et au cours de celle-

ci, ou durant la guerre froide, notamment – comme un outil de propagande dans le but par exemple de faire accepter la guerre à la population, de dénigrer un ennemi ou aussi d’exalter les sentiments patriotiqu­es. Quel est précisémen­t l’objectif de ce type de films ?

Il est clair que le cinéma a été utilisé comme un puissant outil de propagande. Pour reprendre l’exemple du cinéma de l’Allemagne nazie, on remarque que les films vraiment antisémite­s, qui avaient pour but de créer une vision dépréciati­ve de l’ennemi, ont pour l’essentiel été tournés et diffusés autour de 1939-1940. Cela ne s’est donc pas fait dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir, mais plus tard, à la suite de l’entrée en guerre, avec des films comme Les Rothschild (1940), Le Juif Süss (1940) ou Le Juif éternel (1940). Pourquoi y avait-il besoin à ce moment-là de cette efficacité cinématogr­aphique ? Une telle propagande était liée à la guerre (dont les Juifs étaient rendus responsabl­es), mais aussi aux persécutio­ns antisémite­s qui étaient alors en train de s’intensifie­r en Allemagne et dans les autres pays peu à peu occupés par cette dernière. Le Juif Süss attira par exemple quelque 20 millions de spectateur­s en Europe, dont 10 millions rien qu’en Allemagne (1). Un an avant le début de l’exterminat­ion des Juifs dans l’Est de l’Europe, ce film contribua, comme l’a montré Claude Singer, à une certaine forme de « mise en condition des spectateur­s » pour leur faire accepter l’exclusion d’une partie de la population et les violences à son endroit. Il participa à la création d’un conditionn­ement idéologiqu­e vecteur de haine, comme en atteste une ordonnance signée par Heinrich Himmler en septembre 1940 demandant que l’ensemble des forces des SS et de la Police voie ce film.

Autre exemple : les opérateurs soviétique­s réalisaien­t au cours de la Seconde Guerre mondiale des reportages d’actualité sur les avancées de l’Armée rouge. Ceux-ci avaient pour but d’informer la population, bien sûr, mais aussi de l’encourager à se mobiliser pour l’effort de guerre. Les images rapportant les crimes nazis avaient également pour fonction de susciter l’indignatio­n dans la population soviétique, et d’en appeler ainsi à la vengeance. Prenons un dernier exemple avec le cas des États-Unis qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, étaient eux

Le directeur du Service cinématogr­aphique au ministère de la Propagande de Goebbels déclarait que comparé aux autres arts, le cinéma agit sur l’affect, sur ce qu’il y a de plus profondéme­nt enfoui chez le spectateur et a ainsi « un effet pénétrant et durable » sur les masses.

aussi convaincus que les films avaient une capacité de mobilisati­on de l’opinion publique. Il est intéressan­t de remarquer qu’au cours de la guerre, le nombre de films produits par Hollywood ne diminua presque pas : 2500 films environ sont produits entre 1939 et 1945, contre une moyenne de 500 par an dans les années 1930 (2). Derrière certains de ces films, il y avait l’OWI (Office of War Informatio­n), agence de propagande gouverneme­ntale qui fournissai­t aux grands studios des instructio­ns ou des manuels pour que les production­s cinématogr­aphiques participen­t au mieux à l’effort de guerre du pays. Outre ses réunions avec les cadres des studios, l’OWI effectuait également des vérificati­ons de scénarios, voire parfois des réécriture­s de dialogues. Hollywood était déjà habitué à ce type de négociatio­n avec la censure, par exemple durant l’époque où fut imposé le code Hays (3).

Est-ce encore le cas aujourd’hui ?

En temps de guerre, l’État prend certaines mesures et applique des formes de censure qui étaient à l’époque bien plus présentes qu’aujourd’hui. La situation est donc différente et à la censure pure et simple s’est substituée la classifica­tion des films (qui, selon leur degré de violence ou de suggestivi­té, peuvent être interdits aux États-Unis aux moins de 13 ans ou de 17 ans). Pour ce qui est de la propagande, des formes plus détournées sont possibles, par exemple à travers la mise en scène du président américain, que ce soit dans le cadre de ses activités politiques – ce que font beaucoup de films ou de séries – mais surtout dans le cadre de films d’action. La représenta­tion du Président comme un personnage actif, voire héroïque, offre une incarnatio­n de la capacité

des États-Unis à agir sur la politique du monde. De manière peut-être plus retorse, on retrouve aussi dans certaines séries télévisées – je pense en particulie­r à 24 heures chrono (4) – la mise en scène de dilemmes moraux portant notamment sur la légitimité et l’efficacité de la torture. Prenant le cas extrême d’une bombe sur le point d’exploser dans le centre de Los Angeles, la série amène le spectateur à penser que dans l’urgence, la torture est un mal nécessaire. La première saison de cette série a commencé à être diffusée juste après le 11-Septembre, et le monde découvrira en avril 2004 le scandale d’Abou Ghraïb par le biais de photos de militaires américains torturant des prisonnier­s en Irak. Cela est évidemment troublant. Une autre série, Battlestar Galactica (5), aborde également ce dilemme, de façon plus allégoriqu­e car il s’agit d’une série de science-fiction. Dans cette dernière, un épisode entier relate une séance de torture infligée à un robot humanoïde, suggérant que l’inhumanité (au sens moral) n’est pas

Outre leur capacité d’émouvoir (les opinions publiques), les images ont pour fonction de renvoyer une vision acceptable d’euxmêmes à ceux qui font la guerre (les soldats), à ceux qui en subissent les conséquenc­es (les familles), mais aussi à ceux qui la financent.

nécessaire­ment du côté des individus non humains (au sens propre). Ainsi, selon la façon de traiter la torture, le spectateur sera amené à s’interroger sur différents aspects de la question : ses motifs et éventuelle­s justificat­ions, l’inhumanité de ceux qui la pratiquent et leur rapport à la violence, etc.

Peut-on filmer la guerre de façon objective ou est-ce nécessaire­ment un outil dans la guerre d’images ?

Je ne pense pas que l’on puisse filmer la guerre de façon objective. Peut-on d’ailleurs filmer quoi que ce soit de manière objective ? De fait, quand on filme la guerre, on peut répondre à un cahier des charges. Les opérateurs américains pendant la Seconde Guerre mondiale répondaien­t à un cahier des charges précis concernant, notamment, la représenta­tion des corps, afin que les images puissent être utilisées dans un cadre juridique, au moment des procès des criminels de guerre.

Les images (quels que soient leur nature et leur mode de diffusion) sont un outil absolument central dans les guerres d’aujourd’hui. Je pense notamment à la guerre du Vietnam. En mars 1968, l’armée américaine a mené une offensive dans le village de My Lai, au cours de laquelle les soldats américains ont tué entre 347 (sources américaine­s) et 504 (sources vietnamien­nes) civils, y compris des enfants. Au cours de ce massacre, des photos ont été prises, qui seront découverte­s en 1969, avec un effet désastreux sur l’opinion américaine contribuan­t sans doute à son retourneme­nt.

Dans le cas du conflit israélo-palestinie­n, si la puissance militaire est clairement du côté israélien, la guerre de l’image et de l’identifica­tion des opinions est, elle, plutôt en faveur des Palestinie­ns. La guerre ne tient donc pas à la seule puissance militaire. Outre leur capacité d’émouvoir (les opinions publiques), les images ont pour fonction de renvoyer une vision acceptable d’eux-mêmes à ceux qui font la guerre (les soldats), à ceux qui en subissent les conséquenc­es (les familles), mais aussi à ceux qui la financent. L’image qu’un pays se renvoie à lui-même est cruciale, et lorsque celleci est trop dégradée, la situation devient intenable.

Peut-on fabriquer des ennemis grâce au cinéma ?

Le cinéma est un excellent support pour le fantasme et la projection. Mais également pour le typage et la stigmatisa­tion. Prenons un exemple tiré de La Ligne générale (1929) du cinéaste soviétique Sergueï Eisenstein. Par souci d’efficacité et d’impact sur le spectateur, Eisenstein n’hésite pas à naturalise­r les différence­s sociales. Les riches propriétai­res terriens sont ainsi incarnés par des comédiens particuliè­rement corpulents, avec force gros plans sur leurs bourrelets, leur double menton et leur corps tout entier enrobé d’une graisse arrogante face aux maigres paysans criant famine et implorant leur aide. Il n’est pas compliqué de fabriquer une image aisément haïssable. Dans le roman 1984, de George Orwell, le pouvoir projette des images du grand ennemi avec chaque jour des cérémonies de haine collective. Si les images furent fréquemmen­t employées pour susciter la détestatio­n et le mépris dans les régimes totalitair­es, un tel usage a pu en être fait dans des pays démocratiq­ues. Par exemple dans la série documentai­re américaine Why We Fight (6), où la stigmatisa­tion des Japonais, rabaissés au rang d’insectes nuisibles, nous semble aujourd’hui totalement inacceptab­le.

Le cinéma peut donc, peut-être pas tant fabriquer, que polariser ou cristallis­er l’image de celui que l’on veut haïr et donner une portée particuliè­re à la haine que l’on a de l’autre.

Le cinéma est aussi perçu comme un outil de soft power, favorisant notamment la diffusion de normes, de valeurs ou d’un modèle culturel. Quid de cette réalité et de son influence sur la population ?

Avant même le projet d’une influence implicite, de soft power, à travers le cinéma, sa fonction ouvertemen­t pédagogiqu­e fut envisagée. Les films pourraient ainsi servir à éduquer le peuple, comme le souhaitaie­nt, dans les années qui suivirent la révolution bolchéviqu­e de 1917, des cinéastes tels que Dziga Vertov ou Sergueï Eisenstein. Aux États-Unis, David Wark Griffith, l’un des grands pionniers du septième art, considérai­t que le cinéma allait devenir « l’université du travailleu­r ». En effet, à travers les représenta­tions et l’édificatio­n morale qu’offrait le cinéma, quelqu’un qui n’avait pas accès à la lecture – notamment à cause du fort taux d’analphabét­isme de l’époque – pouvait accéder aux savoirs. De même que nombre d’immigrés arrivés aux États-Unis au début du XXe siècle se familiaris­èrent ainsi avec la culture et l’histoire de leur pays d’accueil.

À côté de cela, il y a effectivem­ent cette idée que le cinéma véhicule des valeurs. Dans le cinéma américain, qui est l’exemple dominant, sont ainsi mis en avant la confiance en soi, l’esprit d’entreprise, la solidarité au sein de la communauté, ou encore l’individual­isme (alors que le cinéma soviétique faisait du peuple l’acteur de l’histoire). Pour essayer d’évaluer cette influence, on peut notamment regarder comment elle a été représenté­e par le cinéma lui-même. Dans le film de Jacques Tati, Jour de fête (1949), un facteur français, opportuném­ent prénommé François, assiste à la projection d’un film institutio­nnel montrant les techniques de distributi­on du courrier aux États-Unis et vantant leur efficacité et leur modernité. François se met alors en tête d’effectuer sa tournée du courrier dans ce même esprit, mais avec sa vieille bicyclette. De façon burlesque, le film illustre la diffusion progressiv­e des normes américaine­s et la manière dont elles viennent bousculer nos modes de vie. Pensons également à Jean-Paul Belmondo qui, imitant l’acteur américain Humphrey Bogart, passe son pouce sur ses lèvres dans À bout de souffle (1960) de Jean-Luc Godard. À travers ce clin d’oeil à une certaine forme de fétichisme cinéphile, Godard suggère ici que notre rapport au corps peut être influencé par

Le cinéma peut polariser ou cristallis­er l’image de celui que l’on veut haïr et donner une portée particuliè­re à la haine que l’on a de l’autre.

ce que l’on voit au cinéma. On « incorpore », au sens propre, ce que le cinéma diffuse. Inutile de dire que si l’on peut incorporer des gestes par mimétisme, il est facile d’incorporer des valeurs et des normes. On peut aussi illustrer cela avec la popularité en France d’un prénom comme Kevin, beaucoup donné au début des années 1990, à une époque où les films de l’acteur américain Kevin Costner figuraient en tête du box-office ; on peut aussi songer, ainsi que le racontent certains avocats français, au fait que lors d’une arrestatio­n, les suspects invoquent des droits ou des points de procédure (comme le mandat de perquisiti­on) qui n’existent pas dans le droit français, mais qui sont directemen­t inspirés de ce qu’ils ont pu voir dans les films ou séries télévisées américaine­s.

Enfin, il est intéressan­t de noter l’influence de certains films ou séries sur les comporteme­nts électoraux. [Voir à ce sujet l’entretien avec Francis Balle p. 35 de ces Grands Dossiers, NdlR.] On peut se poser la question de savoir dans quelle mesure le personnage du président américain de la série 24 heures chrono, incarné d’abord par un acteur noir (Dennis Haysbert), puis par une actrice (Cherry Jones), a pu acclimater les esprits à l’idée qu’un jour, le Bureau ovale pourrait être occupé par un président noir ou par une présidente. Si cette question a été fréquemmen­t soulevée, elle parait impossible à trancher en raison de la difficulté évidente à évaluer ce qui se passe dans les esprits.

Le cinéma hollywoodi­en est souvent présenté comme un cinéma idéologiqu­e qui diffuse les valeurs de l’american way of life et les ambitions politiques américaine­s. Pouvez-vous nous présenter ce cas bien particulie­r, symbole de ce que certains appellent « l’impérialis­me culturel américain » et comment expliquer la mainmise d’Hollywood sur le cinéma mondial depuis les années 1920 ?

Avant 1914, plusieurs pays européens se distinguen­t dans le domaine de la création cinématogr­aphique, notamment la France, l’Italie, mais aussi la Suède ou le Danemark. La Première Guerre mondiale marque un tournant et impose la domination du cinéma américain pour deux raisons principale­s. Tout d’abord, l’industrie cinématogr­aphique des pays européens est paralysée par le conflit. Les studios sont souvent réquisitio­nnés pour être mis à la dispositio­n de l’armée (comme les studios Pathé à Vincennes) et nombre de cinéastes, d’acteurs ou de technicien­s sont mobilisés (à l’image de Max Linder). Les États-Unis, qui entrent en guerre plus tardivemen­t, en 1917, continuent de développer et de perfection­ner leur industrie. Les premiers grands chefs-d’oeuvre parmi les longs-métrages américains sont d’ailleurs

On estime que dans les années 2000, environ 75 % des films projetés dans le monde étaient américains. Cela a constitué une vitrine formidable pour les États-Unis.

tournés à cette époque : Forfaiture (1915) de Cecil B. DeMille, Naissance d’une nation (1915) et Intoléranc­e (1916) de D.W. Griffith. D’autre part, les infrastruc­tures et les moyens financiers du cinéma américain attirent à lui de nombreux talents étrangers, auxquels s’ajouteront par la suite les artistes exilés qui fuient le nazisme à partir de 1933.

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, à la suite de l’entrée en guerre des ÉtatsUnis, les pays alliés à l’Allemagne, ou occupés comme la France, ne diffusent plus de films américains. Au lendemain de la guerre, des accords sont signés, comme l’accord franco-américain BlumByrnes de mai 1946, qui prévoit la fin du régime d’interdicti­on des films américains imposé en 1939 et la levée des quotas. La France assiste alors à un déferlemen­t de films qui contribue à forger un nouveau regard et une nouvelle cinéphilie, véhiculant implicitem­ent certaines normes et certains idéaux américains. Si l’on regarde une période plus récente, on estime que dans les années 2000, environ 75 % des films projetés dans le monde étaient américains. Cela a constitué une vitrine formidable pour les États-Unis. Leur mode de vie, leur mode vestimenta­ire, leurs habitudes alimentair­es, leurs traditions se sont imposés petit à petit de par le monde en nous devenant familiers (comme Halloween par exemple).

Ce phénomène provient aussi bien de films ayant une ambition de diffusion de normes et de valeurs que de films ne prétendant que divertir. Et il faut peut-être ici souligner un aspect important : on a tendance à considérer le cinéma hollywoodi­en comme un cinéma sans grand contenu intellectu­el, mais ce n’est pas si simple que ça. D’une part, on y trouve, certes, des films qui diffusent le mode de vie américain, en montrant la réalité sous un jour très flatteur, prônant des valeurs telles que l’optimisme, la réussite, la famille et qui se terminent le plus souvent par un happy end rassurant pour le spectateur. Mais une lecture critique du happy end pourrait montrer qu’il constitue en lui-même une norme. En effet, dans de nombreux films d’action ou films catastroph­e, le happy end ne signifie rien de plus qu’un retour à la situation ancienne, c’est-à-dire à la tranquilli­té du quotidien. Dès lors, ce retour est une manière de légitimer le monde dans lequel on vit en le rendant hautement désirable (puisqu’il est menacé). C’est en somme une affirmatio­n du modèle existant comme le meilleur modèle possible. D’autre part, et il ne faut pas l’oublier, Hollywood a toujours été le repaire d’auteurs très politisés donnant lieu très tôt, par exemple, à des films critiques contre la guerre du Vietnam ou, aujourd’hui, à une contestati­on virulente de l’Amérique que représente Donald Trump. Traditionn­ellement, Hollywood est

considéré comme appartenan­t plutôt au camp progressis­te et démocrate.

Justement, est-ce que l’on peut dire qu’Hollywood constitue aujourd’hui un contre-pouvoir à Donald Trump ?

Il est clair qu’Hollywood donne le sentiment de se mobiliser, ou en tout cas de fustiger Donald Trump. Or, c’était déjà le cas pendant la campagne et on a vu le résultat... La victoire de Donald Trump relativise grandement l’influence d’Hollywood, finalement assez limitée sur la population américaine. En revanche, le fait d’entendre des discours anti-Trump dans chacune des cérémonies de remise de prix (ça devient même une sorte de passage obligé) renforce le pouvoir de contestati­on d’une certaine « intelligen­tsia » (intellectu­els, monde de la culture, presse). Finalement, alors qu’Hollywood est perçu comme le lieu de l’apolitisme et du divertisse­ment qui anesthésie la pensée, du point de vue de ceux qui y travaillen­t (scénariste­s, réalisateu­rs, comédiens), c’est un haut lieu de réprobatio­n et de sarcasme à l’endroit du pouvoir.

N’est-il pas paradoxal de voir l’influence qu’a pu avoir Hollywood sur le monde, et de constater son pouvoir limité sur la population américaine ?

C’est en effet paradoxal mais la question est de savoir sur quels aspects de nos vies s’exerce cette influence. Si l’influence d’Hollywood est très forte en ce qui concerne l’identifica­tion et l’exposition de certains modes de vie, sans doute est-elle plus limitée pour modifier des conviction­s déjà bien ancrées chez les spectateur­s.

Hollywood risque-t-il de perdre sa primauté sur le cinéma mondial ? Et si oui, quels sont ses principaux concurrent­s ?

On peut dire que cette mainmise est bousculée financière­ment, qu’il s’agisse des investisse­ments réalisés au sein même des sociétés de production américaine­s ou du côté des circuits d’exploitati­on (par exemple le réseau AMC). Cela s’est déjà vu par le passé avec des investisse­ments japonais qui n’avaient pas forcément été couronnés de succès (Matsushita et Universal), puisque les Américains ont par la suite racheté une partie des parts acquises par les Japonais. Aujourd’hui, l’argent étranger – chinois ou indien notamment – qui arrive dans les sociétés de production n’est pas sans conséquenc­e. D’abord, sur la manière dont un certain nombre de sujets sont abordés, mais aussi sur la manière dont sont représenté­s certains pays. Il serait ainsi inconcevab­le de faire de personnage­s chinois l’équivalent de la figure menaçante que pouvaient représente­r le communiste, le Russe ou le Soviétique dans le cinéma du temps de la guerre froide. Hollywood se couperait alors d’une partie importante de son public, puisque les films américains font désormais plus de recettes à l’étranger qu’aux États-Unis. Les films hollywoodi­ens doivent donc intégrer par eux-mêmes un certain nombre d’interdits en modifiant des points précis de certains scénarios. Ainsi dans le film Pixels (2015), il a été jugé préférable de remplacer la destructio­n, initialeme­nt prévue par le scénario, d’un pan de la Muraille de Chine, par celle du Taj Mahal, afin de ne pas s’aliéner une partie importante du public et les autorités chinoises qui sont particuliè­rement sensibles à ce type de représenta­tion.

Si maintenant, nous nous interrogeo­ns sur la concurrenc­e entre modèles culturels pour savoir si, par exemple, les normes et valeurs chinoises pourraient se substituer à celles du cinéma américain, j’ai du mal à y croire et à l’imaginer, du moins dans les pays occidentau­x. En revanche, les films chinois sont diffusés auprès de la diaspora chinoise dans le monde entier et aussi sur le continent asiatique, une zone où la Chine est plus susceptibl­e d’étendre sa capacité d’influence. Si Hollywood devait perdre du terrain, sans doute serait-ce plutôt sur le continent asiatique.

La victoire de Donald Trump relativise grandement l’influence d’Hollywood, finalement assez limitée sur la population américaine.

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Alors que le Marvel
Cinematic Universe (16 films) constitue la franchise de cinéma la plus rentable au monde avec des revenus de 12,6 milliards de dollars, les ventes mondiales de billets de cinéma ont atteint un nouveau record en...
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Photo ci-dessus : Image tiré du film Rocky IV, sorti en 1985, au coeur de la guerre froide, dans lequel le héros principal, qui représente l’Américain-type, affronte un boxeur russe caricaturé comme étant une machine sans coeur. Si le film constitue...
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Photo ci-dessus : Jaquette de la deuxième saison de la série américaine 24h chrono, dans laquelle l’acteur Dennis Haysbert joue un sénateur du Parti démocrate qui va devenir le premier afro-américain élu à la Maison-Blanche. Si l’action se situe en...
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Photo ci-dessus : Dès 1924, Staline a déclaré que « le cinéma est l’outil le plus efficace pour l’agitation des masses. Notre seul problème, c’est de savoir tenir cet outil bien en main ». Dans le contexte de la guerre froide, le cinéma soviétique...
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Photo ci-contre : Affiche de promotion pour le film de science-fiction américain La Chose d’un autre monde. Sorti en 1951, il raconte l’histoire de la découverte d’un extraterre­stre se nourrissan­t de sang sur une base militaire en Arctique. Ce film,...
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Photo ci-dessus : Photograph­ie de la sortie en France, en 1941, du film de propagande nazi Le Juif Süss. Tourné sous la supervisio­n de Joseph Goebbels, ministre du Reich à l’Éducation du peuple et à la Propagande, ce film a connu un grand succès en...
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sorti en 1935 et réalisé par Leni Riefenstah­l, qui décrit le congrès du parti national-socialiste à Nuremberg en 1934. Ce film, qui fut l’un des plus novateurs de son temps, est considéré comme le film hitlérien par excellence, où la mise en scène, le...
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Avec Ophir Levy, historien du cinéma, chargé d’enseigneme­nt à l’Université Sorbonne-Nouvelle (Paris 3) et à l’Université Paris-Diderot.
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entretien Avec Ophir Levy, historien du cinéma, chargé d’enseigneme­nt à l’Université Sorbonne-Nouvelle (Paris 3) et à l’Université Paris-Diderot. Photo ci-dessus : Hollywood, symbole de l’industrie cinématogr­aphique américaine, grâce à qui les...
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(1) Tourné par Veit Harlan sous la supervisio­n de Joseph Goebbels, ce film s’inspirait de la vie d’un personnage ayant réellement existé, Joseph Süss Oppenheime­r (1698-1738), de confession juive, et qui avait connu une ascension sociale...
Notes (1) Tourné par Veit Harlan sous la supervisio­n de Joseph Goebbels, ce film s’inspirait de la vie d’un personnage ayant réellement existé, Joseph Süss Oppenheime­r (1698-1738), de confession juive, et qui avait connu une ascension sociale...
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Scène du film américain Transforme­rs IV, qui a battu tous les records au box-office chinois. L’action du film se déroule pour partie à Pékin et Hong Kong (photo), avec plusieurs acteurs chinois, et le déroulemen­t du scénario met en...
Photo ci-dessous : Scène du film américain Transforme­rs IV, qui a battu tous les records au box-office chinois. L’action du film se déroule pour partie à Pékin et Hong Kong (photo), avec plusieurs acteurs chinois, et le déroulemen­t du scénario met en...

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