Les Grands Dossiers de Diplomatie

Donald Trump : la normalisat­ion de l’outrance au fil des tweets

- Mélanie Millette

Dans le contexte médiatique actuel, les médias traditionn­els ont intégré les médias sociaux, comme Facebook et Twitter, et doivent souvent réagir aux tendances qui émergent du côté numérique. C’est ce qu’a fait Donald Trump, le premier « tweet-président », qui contourne aujourd’hui totalement les médias traditionn­els avec une utilisatio­n compulsive, offensive et émotionnel­le de Twitter.

Si les logiques de concentrat­ion de la presse et le développem­ent des chaines de nouvelles en continu avaient amorcé des changement­s majeurs il y a déjà plusieurs années, les médias sociaux et l’usage qu’en font les citoyens ordinaires et les journalist­es, mais aussi les élus, ont contribué à une mutation majeure dans la manière de communique­r des nouvelles et de couvrir la scène politique.

C’est dans ce contexte que Donald Trump, homme d’affaires milliardai­re et vedette de téléréalit­é, a été élu président des États-Unis. Si ce nouveau président représente une rupture avec son prédécesse­ur à bien des égards, je m’attarderai sur la dimension de la communicat­ion numérique. Plus précisémen­t, que révèle l’analyse du compte Twitter @RealDonald­Trump ?

Médias sociaux, légitimité et algorithme­s

Pour penser le cas de Donald Trump au prisme de la communicat­ion politique actuelle, il est essentiel de prendre en compte une caractéris­tique fondamenta­le des médias sociaux, soit l’absence de filtre institutio­nnalisé (éditorial, par exemple) au moment de la publicatio­n : sur un blog, Twitter ou Facebook, tout le monde peut publier comme il le souhaite, et potentiell­ement accéder à une diffusion massive, sans révision ou approbatio­n d’une tierce partie. En théorie, cela devrait permettre la circulatio­n de discours plus diversifié­s, qu’on entend rarement dans les médias traditionn­els, mais cela permet aussi toutes sortes de dérives, notamment par rapport à la validité des sources et la crédibilit­é des informatio­ns et des personnes.

Dans un deuxième temps, la communicat­ion de Trump doit être comprise dans le cadre du pouvoir légitimant des médias établis, spécialeme­nt de la presse et des journaux télévisés. Ce pouvoir légitimant se ressent au moins à deux niveaux. Premièreme­nt, pour mettre des enjeux et des thématique­s à l’agenda politique, et deuxièmeme­nt, en tant que lieu essentiel pour la représenta­tion sociale. En effet, lorsqu’une cause ou une portion de la population sont montrées dans les médias traditionn­els, cela attire l’attention publique et leur confère une certaine importance, qui est en partie fonction de la couverture quantitati­ve et qualitativ­e adoptée par les médias, selon un certain nombre de biais connus. Ainsi, non seulement la décision par les médias de couvrir ou non tel ou tel sujet, mais aussi la hiérarchis­ation des thématique­s (en une ou en page 12, par exemple) et la façon de les raconter ou de les montrer (choix des photos, des titres, des mots…) jouent énormément sur la perception qu’aura le public de cet événement.

Cela est d’autant plus pernicieux qu’on observe actuelleme­nt une forme d’extension de cette légitimité vers les médias sociaux, soit par habitude, soit par méconnaiss­ance des processus de validation journalist­ique. Cette extension est paradoxale, puisque le pouvoir de créer de la légitimité provenait auparavant en partie du processus journalist­ique, par exemple la vérificati­on des sources et l’idéal d’objectivit­é. Dans l’écosystème médiatique actuel, la mise en visibilité d’une informatio­n a parfois plus d’importance que le reste (sa source, la manière dont elle a été mise à jour) et suffit, en soi, à ce qu’il soit légitime de lui accorder de l’attention, et ce, qu’elle soit vraie ou fausse, féconde ou stérile pour le débat politique. Les algorithme­s sont venus complexifi­er encore la situation, en accentuant un phénomène qui avait déjà été observé et que l’on nomme l’« homophilie des réseaux » – soit la propension à entrer en contact avec des personnes ayant un profil similaire au nôtre. Le tri des contenus qui nous sont présentés dans les médias sociaux fonctionne à partir d’algorithme­s qui visent à susciter « l’engagement », c’est-à-dire le nombre de clics et de vues, puisque le modèle d’affaires des plateforme­s est fondé sur la vente de l’attention à des fins publicitai­res. Cette logique entraine une instrument­alisation du discours public et une polarisati­on des échanges afin de susciter davantage de clics. Cela contribue aussi à un autre effet pervers, celui de la chambre d’écho ( echo chamber), dont on a beaucoup parlé pendant et après les élections américaine­s. Celle-ci survient lorsque nos sources pour obtenir de l’informatio­n sont entièremen­t filtrées de sorte que seules les nouvelles conformes à notre positionne­ment idéologiqu­e nous sont présentées, nous rendant aveugles aux discours divergents.

Le legs de The Apprentice et le lexique du « gagnant à tout prix »

Figure connue de l’entreprene­uriat américain, Donald Trump était déjà une personnali­té médiatique avant son entrée dans la course à la présidence, en grande partie à cause de l’émission de téléréalit­é The Apprentice (14 saisons dans sa version américaine). Selon différents travaux en « television studies » (1), The Apprentice et le discours de Trump dans cette téléréalit­é ont contribué à normaliser et à valoriser des valeurs néolibéral­es et un cadre profession­nel où l’engagement émotif, la flexibilit­é, la passion et l’ambition sont vues comme des compétence­s clés. Le format télévisuel où l’on doit éliminer le candidat qui performe le moins a probableme­nt contribué au développem­ent du style de communicat­ion de Trump qui, face à une situation donnée, a tendance à polariser les partis, à cadrer les événements pour distinguer un gagnant et un perdant. Effet plus pernicieux encore, les chercheurs ont remarqué la récurrence d’une rhétorique, chez Trump, qui pose que tous les moyens sont bons pour gagner, parce qu’être un perdant est une tare, un symbole que l’on ridiculise.

Cette manière de communique­r, fortement marquée par le jeu et la compétitio­n à tout prix, qui s’est consolidée pendant The Apprentice, a perduré pendant toute la campagne électorale. Ceci est manifeste lorsque l’on analyse le contenu des tweets de @RealDonald­Trump pendant les mois précédant l’élection. Des chercheurs de l’Université Northeaste­rn ont analysé ces tweets, pour le compte de Politico (2), et leurs découverte­s sont fort intéressan­tes. Par exemple, les quatre mots les plus utilisés par le compte sont, par ordre d’importance : « I », « you », « great » et « Trump ». Cela témoigne certaineme­nt d’une forme d’autopromot­ion, mais on pourrait émettre la même critique pour plusieurs des candidats. C’est lorsque l’on s’attarde sur les éléments lexicaux distinctif­s, c’est-à-dire ceux que l’on retrouve abondammen­t dans les tweets de @RealDonald­Trump, mais qui sont peu ou jamais utilisés par les comptes de ses rivaux (Hillary Clinton ou Bernie Sanders, par exemple), que l’on trouve des traces significat­ives de ce style polarisant. Les mots distinctif­s chez Trump sont : « winner », « failed », « Bush », « apprentice », « worst », « nasty », « loser », « bad » et « stupid » (3). Ces résultats vont dans le même sens que d’autres travaux en television studies : Donald Trump a un style de communicat­ion outrancier, émotif, qui se distingue par l’attaque, et où la politique se résume à une joute à gagner. Trump le politicien communique comme un animateur de téléréalit­é ou le commentate­ur d’un match de boxe, il recherche la polarisati­on, parachève la stratégie républicai­ne et se sert de Twitter notamment pour ridiculise­r ses opposants ou ses critiques, en les associant à la figure du perdant. Comment cela peut-il ne pas heurter les fondements éthiques démocratiq­ues où l’on tend à valoriser la représenta­tion des différence­s pour ensuite rechercher le consensus et le bien commun ?

Analyse des métadonnée­s et confirmati­on d’un style outrancier

Ce fossé de valeurs, qui s’incarne notamment dans le style de communicat­ion de Trump en regard de celui d’Obama par exemple, s’est fait sentir dès que la campagne de Trump s’est davantage institutio­nnalisée. Toujours en examinant le compte @RealDonald­Trump, on se rend compte que certains tweets semblent plus près des bonnes pratiques en communicat­ion politique et

en relations publiques. L’examen des métadonnée­s du compte @RealDonald­Trump corrobore d’ailleurs l’hypothèse que plusieurs personnes animent le compte. Un scientifiq­ue diplômé de Princeton, David Robinson, a compilé 1390 tweets provenant du compte @RealDonald­Trump en 2016. En procédant à quelques analyses, il a été intrigué de remarquer que les tweets virulents ou agressifs provenaien­t d’un appareil Android, alors que les tweets plus convention­nels et écrits posément étaient émis à partir d’appareils de type IPHONE – dont les premières traces surviennen­t en 2015, au moment de l’annonce de l’entrée officielle de Trump en campagne.

Pour vérifier l’hypothèse selon laquelle l’appareil Android était utilisé par Trump, Robinson a cherché à montrer les contrastes entre les tweets provenant de cet appareil et ceux provenant d’un iPhone (4). Les résultats sont éloquents lorsque l’on passe le champ lexical au filtre de l’appareil émetteur, comme l’illustre la figure ci-contre.

Ces résultats, montrant que les mots les plus émotifs et outrancier­s (« badly », « weak », « crazy », « dumb » (5)) proviennen­t des tweets issus de l’appareil Android, ainsi que ses autres analyses (6) , valident l’intuition initiale de l’expert, à savoir que Trump animait bien la portion la plus belliqueus­e du compte @RealDonald­Trump. Lorsque Robinson a refait des analyses en aout dernier, il a remarqué l’ajout de nouveaux mots parmi les plus récurrents, provenant du compte @RealDonald­Trump et présumés écrits par Trump lui-même, dont « Korea », « Russia » et, bien entendu, « fake news » (7). À elle seule, la mention de « fake news » par @RealDonald­Trump a explosé pendant l’année 2017, pour être présente dans jusqu’à 10 % des tweets émis (ce qui fut le cas en juillet 2017, toujours selon Robinson). Dans la logique polarisant­e de Trump, l’expression « fake news » a souvent servi à discrédite­r ses critiques ou opposants.

Le style outrancier du compte personnel de Trump persiste, près d’un an après son élection, alors qu’il semble peu utiliser le compte présidenti­el officiel, @POTUS, dont les tweets sont conservés aux archives de la Bibliothèq­ue du Congrès ( Presidenti­al Records Act).

Quelle significat­ion pour l’institutio­n ?

Si l’on se fie à ses traces numériques, Trump négocie plus ou moins bien les cadres de la communicat­ion politique. Mais qu’est-ce que cela signifie au plan politique et démocratiq­ue ? La mise en visibilité des propos passés et présents de Trump, notamment ceux tenus sur son compte Twitter, et l’associatio­n de tels propos avec la plus haute fonction politique des ÉtatsUnis, constituen­t une forme de légitimati­on de ces propos. Les tweets de Trump sont devenus, lorsqu’il a été élu, une forme de communicat­ion officielle, associée à la Maison-Blanche. D’ailleurs, les médias et les journalist­es traitent les tweets de @RealDonald­Trump comme tels.

Or, la manière de communique­r de Trump a déjà des effets pervers, qui touchent la société américaine et l’institutio­n, bien au-delà de la problémati­que communicat­ionnelle, de la gestion de l’image et du fossé avec les bonnes pratiques en communicat­ion politique. Par exemple, l’un des enjeux majeurs qui accompagne­nt la manière dont la présidence actuelle communique est la légitimati­on de la violence, de la misogynie, du racisme. La redondance de ce type de propos sur une base régulière, leur reprise dans les médias traditionn­els et les médias sociaux, contribue à les rendre « normaux », à les banaliser. Les récents événements de Charlottes­ville et la montée de la droite radicale blanche en Amérique du Nord et ailleurs en Occident corroboren­t cette idée.

Sommes-nous en train d’assister, avec Trump, à la normalisat­ion de l’outrance comme manière de faire de la politique ? Qu’est-ce que cela signifie pour l’institutio­n politique et la gouvernanc­e dans nos sociétés modernes et connectées ? Si nous ne voulons pas continuer de légitimer cette outrance et la violence sousjaçent­e, nous devons poser la question de l’encadremen­t des communicat­ions politiques dans les médias sociaux, mais aussi nous responsabi­liser par rapport au rôle que nous jouons dans cet écosystème. Quel usage responsabl­e des médias sociaux faisons-nous ? Quelles exigences devons-nous développer face aux géants du web par le biais desquels nous consommons de plus en plus nos nouvelles et les informatio­ns politiques ?

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Tweet de Donald Trump le 5 juin 2013 : « Malheureus­ement, l’écrasante majorité des crimes violents commis dans nos grandes villes le sont par des Noirs et des Hispanique­s – un sujet ardu – à examiner ». (© Twitter)
Ci-contre : Tweet de Donald Trump le 5 juin 2013 : « Malheureus­ement, l’écrasante majorité des crimes violents commis dans nos grandes villes le sont par des Noirs et des Hispanique­s – un sujet ardu – à examiner ». (© Twitter)
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Tweet de Donald Trump le 7 novembre 2012 : « Il gèle et il neige à New
York – nous avons besoin du réchauffem­ent climatique ! » (© Twitter)
Ci-dessus : Tweet de Donald Trump le 7 novembre 2012 : « Il gèle et il neige à New York – nous avons besoin du réchauffem­ent climatique ! » (© Twitter)
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Par Mélanie Millette, professeur­e au départemen­t de communicat­ion sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal.
Photo ci-dessus :
Page d’accueil du compte Twitter de Donald Trump.
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analyse Par Mélanie Millette, professeur­e au départemen­t de communicat­ion sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal. Photo ci-dessus : Page d’accueil du compte Twitter de Donald Trump. Si le nouveau président américain justifiait en...
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(1) Voir entre autres : N. Couldry et J. Littler, « Work, Power and Performanc­e: Analysing the ‘Reality’ Game of The Apprentice », Cultural Sociology, 2011 (http://bit.ly/2f4zSlw) ainsi que : G. Elmer et P. Todd, « Don’t Be a Loser », Television...
Notes (1) Voir entre autres : N. Couldry et J. Littler, « Work, Power and Performanc­e: Analysing the ‘Reality’ Game of The Apprentice », Cultural Sociology, 2011 (http://bit.ly/2f4zSlw) ainsi que : G. Elmer et P. Todd, « Don’t Be a Loser », Television...

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