Les Grands Dossiers de Diplomatie
Turquie : le « sultan » Erdogan en guerre contre les médias
Si être journaliste en Turquie n’a jamais été un métier facile, le pays a entamé – en particulier depuis le coup d’État de juillet 2016 – une longue descente aux enfers qui menace directement des médias aujourd’hui clivés en deux camps inrréductibles : « résistants » et « collabos ».
Presse écrite en particulier ou média en général ont en Turquie une histoire déjà longue, mais jamais facile. Si l’apparition de l’imprimerie (1727), de la presse écrite (1831-1860) ou audiovisuelle (1964-65, avec la création de la TRT-Türkiye Radyo-Televizyon en 1968) sont tardives, les progrès sont ensuite rapides dès l’introduction technique. Comme pour le Japon de l’ère Meiji, les aspirations de nombreux segments de la société, bien que peu représentatifs de la société mais ouverts sur le monde, très adaptables, amènent les intellectuels, issus d’abord des élites (hauts fonctionnaires, officiers ou membres des minorités en relation avec l’Europe) à tenter de faire évoluer la société dans le sens du progrès, vu comme une valeur occidentale incontournable (et a contrario combattue comme telle par les milieux conservateurs). L’influence occidentale a parfois pris des chemins détournés, comme ceux des musulmans de Russie, eux aussi confrontés au progrès imposé par l’évolution d’une société dominante. La comparaison turco-russe est souvent soulignée car les deux pays partagent des aspirations démocratiques dans des régimes autoritaires, une vraie presse d’opposition confrontée à une censure souvent violente, une riche tradition de caricature satirique et politique. Être journaliste ( gazeteci) en Turquie (1), c’est passer sans arrêt de la notoriété à la censure, de la lumière à l’ombre, en passant par l’autocensure. Ceux qui défendent intégrité et indépendance, avec un réel courage, prennent le risque d’être arrêtés, ostracisés, voire assassinés. Ce fut le cas d’Ugur Mumcu (1993), Musa Anter (1992) Bahriye Üçok (1990), Ahmet Taner Kislali (1999), Abdi Ipekçi (1979) ou Hrant Dink (2007) et de bien d’autres, mais bien avant aussi de Sabahattin Ali (1948), à la fois ensei-
gnant, écrivain et journaliste, disparu dans des circonstances toujours opaques. Ici, le journaliste est souvent écrivain, poète, éditeur, professeur, voire ancien ministre (comme Kislali), et nombre d’écrivains connus, comme Yasar Kemal, ont d’abord été journalistes avant leur reconnaissance.
Une longue descente aux enfers
Les observateurs de la politique turque ont dénoncé les pressions et attentats commis contre les médias, et ce depuis longtemps. L’histoire récente est émaillée de périodes de répression suivies d’ouvertures prometteuses mais à chaque fois fragiles. Si les premières années du gouvernement AKP offrent une ouverture intellectuelle, artistique et médiatique sans pareille depuis la fondation de la République (1923), cette ouverture est aussi celle, par touches successives, du retour de l’islam politique, idéologique, social, culturel, qui lui aussi en profite en multipliant journaux, revues, éditions, canaux télévisés, sites internet. Critique ou partisan, le cinéma n’est pas en reste.
Depuis des années, rapports ou alertes – Amnesty International, Human Rights Watch, Reporters sans Frontières, Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ou UNHCR (réfugiés, droits de l’homme), OFPRA… –, intéressant directement ou partiellement les médias et la liberté de la presse, se multiplient.
Être journaliste en Turquie, c’est passer sans arrêt de la notoriété à la censure, de la lumière à l’ombre, en passant par l’autocensure. Ceux qui défendent intégrité et indépendance, avec un réel courage, prennent le risque d’être arrêtés, ostracisés, voire assassinés.
Le tournant est antérieur à la crise de « Gezi » (mai-juin 2013), car plusieurs procès-fleuves touchent plusieurs segments de la société en débutant par l’armée : le dossier Ergenekon (20072009) entraine plus de 300 arrestations, surtout d’officiers supérieurs (mais ouvre 4139 enquêtes et 2500 procès contre la presse) ; l’affaire Balyoz (2010), au moins 49 arrestations (2). Le dossier KCK (2009-2011) (3) amène 7748 arrestations, dont plusieurs dizaines de journalistes kurdes ou sympathisants de la cause kurde (4). « Gezi » précipite les évènements en multipliant les attaques contre les médias turcs et étrangers, mais creuse aussi le fossé entre Fethullah Gülen et Recep Erdogan. La rupture était en préparation : les accusations de corruption du 17 décembre 2013 font vaciller le gouvernement AKP (quatre ministres sont forcés de démissionner) et marquent le début d’un conflit qui culmine le 15 juillet 2016 avec un étrange – mais meurtrier – coup d’État, suivi par l’éradication du mouvement Gülen.
Les suites médiatiques d’un étrange coup d’État (15 juillet 2016) ou quand le ridicule tue
Coup d’état raté, parodie, manipulation grandiose ? Le 15 juillet 2016, vécu en direct sur les médias turcs et internationaux, entraine la mort de 400 personnes, si l’on compte les « traitres à la solde du terroriste Gülen ». Seuls les 248 « héros » officiels ont droit à la mémoire, les autres (environ 200 soldats) étant considérés comme inexistants, tout juste dignes d’une fosse commune sans aucune mention (ce qui d’ailleurs choque certains croyants). Évènement tragique qui fait mentir l’expression disant que le ridicule ne tue pas : en Turquie, le ridicule d’un coup d’État d’opérette se sera révélé particulièrement meurtrier si l’on considère la brièveté et la violence d’un évènement qui n’aura duré qu’une nuit ! La « purge » qui suit touche plus de 150 000 personnes révoquées (100 000 enquêtes administratives, 44 000 mises en détention). Le système judiciaire est démantelé (3994 suspensions et 3659 révocations), tout comme le secteur associatif (environ 1800 associations et fondations) ou éducatif avec la fermeture de 2100 organismes éducatifs (universités privées, écoles, foyers), soit quelque 50 000 suspensions, 40 000 révocations et annulations de 20 000 permis de travail dans la seule éducation). Les syndicats sont eux aussi démantelés : 11 807 suspensions et 2179 révocations (5). Sur le plan médiatique, les suites du 15 juillet sont cataclysmiques : plus de 150 journalistes emprisonnés (souvent sans procès) (6), 177 médias fermés ou confisqués (soient plus de 2500 emplois supprimés sans préavis), 775 cartes de presse annulées… Les procès se multiplient, l’autocensure est, à quelques exceptions près, devenue une seconde nature tant l’arbitraire règne. Derrière le règlement de comptes décelable entre factions islamistes longtemps alliées, se profilent bien d’autres groupes : oppositions kurdes, kémalistes et de gauche, intellectuels engagés ou tout simplement critiques. Satire ou caricature sont des exercices risqués.
Les réseaux sociaux ne sont pas/plus des garanties de liberté d’expression
Les réseaux sociaux, intérieurs ou internationaux (d’abord Facebook, Twitter, YouTube, puis les messageries Skype,
Telegram et WhatsApp), voire Wikipedia, pouvant à tout moment médire sur le Président) (7), sont immédiatement interrompus ou contrôlés, sous prétexte de sécurité intérieure. À chaque attentat, le black-out est imposé pour empêcher tout avis critique ou « fuite profitant aux terroristes », très vite arrêtés ou éliminés (ce qui fait justement dire aux opposants que les protagonistes sont connus et qu’il y a manipulation de l’information). Alors que ces réseaux ont rapidement pris une importance capitale dans tous les domaines, y compris administratifs (gouvernement, ministères, administrations, collectivités territoriales, entreprises, société civile, ayant tiré le meilleur parti de ce nouveau média en très peu de temps), ils sont aujourd’hui menacés ou manipulés, tout comme en Iran, Chine ou Russie. Les infractions relèvent d’articles relatifs à l’offense au président de la République (plus de 2000 internautes mis en examen), au dénigrement de la grandeur de la nation et des institutions, à l’apologie du terrorisme (celui-ci ayant une définition fort large) et reposent largement sur la délation, y compris en Europe, valant parfois aux imprudents d’être arrêtés dès leur arrivée sur le sol turc.
Nul n’est à l’abri : le statut fragile des journalistes étrangers en Turquie ou… chez eux
Être détenteur d’une nationalité étrangère ou d’une double nationalité n’est en aucun cas une garantie. Mathias Depardon, franco-belge, Loup Bureau, français, Deniz Yücel ou Mesale Tolu, germano-turcs, ont pu le vérifier à leurs dépens. Ils sont à chaque fois accusés de propager ou défendre le terrorisme kurde ou islamiste ou d’extrême gauche, l’amalgame étant vite fait entre des catégories le plus souvent sans lien entre elles. Mais plus étonnant, le statut de journaliste ou artiste critiquant le pouvoir turc à l’étranger peut aussi être menacé : campagnes de menaces et dénonciations sur les réseaux sociaux, pressions sur les gouvernements, plaintes aux tribunaux sont courants, fondés sur la présence d’une diaspora instrumentalisée. Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur cette « invention » nouvelle qu’est la diaspora téléguidée par les agents (diplomatiques, consulaires, associatifs, fonctionnaires détachés) du gouvernement turc en Europe, particulièrement dans les pays d’immigration où pourtant la plupart des descendants d’immigrés (voire immigrés eux-mêmes) a acquis la nationalité du pays de résidence. Can Dündar, ancien rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet, auteur d’un reportage, entre autres sujets polémiques, sur le trafic d’armes destiné aux islamistes de Syrie, ne dit-il pas, dans un documentaire vu sur Arte, être victime d’insultes et menaces à Berlin ? (8) Les journalistes ou artistes européens sont en Europe visés par des pressions, plus ou moins directes, des réseaux sociaux et des diplomates turcs, tout comme les critiques satiriques : l’humoriste allemand Jan Böhmermann l’a appris à ses dépens, héros involontaire d’une polémique entre Angela Merkel et le SPD, outré qu’on accepte les diktats d’Erdogan sous prétexte
Le bilan est sombre et inquiétant ; il existe maintenant deux camps opposés : la presse collaborationniste et la presse encore libre, composée de titres assez rares, sous menace constante et parfois expatriée.
de gestion commune du flux des réfugiés syriens. « L’Europe » (arrestation du journaliste turco-suédois Hamza Yalçin le 3 août 2017 à Barcelone, de l’écrivain allemand d’origine turque Dogan Akhanli le 19 août 2017 à Grenade) montre de fait beaucoup de mansuétude à l’égard d’un pays très critiqué pour ses entorses aux droits de l’homme (9).
Le bilan est sombre et inquiétant ; il existe maintenant deux camps opposés : la presse collaborationniste (en turc, yandas : partisane) et la presse encore libre ( özgür), composée de titres assez rares, sous menace constante et parfois expatriée (comme les journaux kurdes ou le site créé à Berlin par Can Dündar et quelques amis).
Médias et société civile : un avenir très sombre
Les médias ont donc été tout particulièrement étrillés par la purge suivant le coup d’État du 15 juillet, mais ni fait nouveau ni acte isolé, cet épisode n’est pas le premier. Qui parle encore des opérations de dislocation de l’armée, visée par deux procès collectifs touchant des centaines d’officiers et sous-officiers, sous le regard bienveillant des observateurs européens et américains, sous prétexte de démocratisation de la vie politique turque ? L’armée et les médias auront été les premiers secteurs détruits, suivis par la police, la justice puis l’éducation nationale. Dans un article récent, Hamit Bozarslan analyse une situation paraissant réellement désespérée, bien que la conclusion donne certaines lueurs d’espoir à propos des quelques espaces de résistance subsistant dans le pays (10).
Purges et grands procès mis en scène rappellent étrangement des situations historiques antérieures et autorisent la comparaison avec de nombreuses dérives actuelles. L’avant-coup d’État, la fracture de Gezi-Taksim (dont on rappellera l’importance du fait de l’extension des manifestations ayant tou-
ché des millions de personnes dans la quasi-totalité du pays, et la brutalité de la répression), ont été rythmés par des procès rappelant étrangement des situations historiques connues : Allemagne nazie, Russie stalinienne, Chine maoïste, mais aussi régimes autoritaires actuels jugulant presse et liberté d’opinion (Chine, Russie, Hongrie…). Les prévenus sont souvent présentés à la cour par centaines, les droits de la défense inexistants, les observateurs étrangers interdits, dans des sites immenses construits pour l’occasion. Le leader de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu, a même comparé la prison de Silivri à un camp de concentration (d’où plainte pour insulte). À Ankara, les prévenus militaires sont accueillis aux cris de « rétablissement de la peine de mort » tandis qu’on leur lance des cordes de pendus (juillet 2017).
Les médias du Parti : un contrôle totalitaire presque réalisé
La mise au pas est très avancée : les fermetures sont souvent suivies de reprises par des groupes liés au pouvoir, l’arbitraire règne avec un caractère de terrorisme d’État puisque presque aucune incartade n’est possible. Les médias réellement indépendants sont aujourd’hui rarissimes, plus ou moins protégés par leur notoriété internationale ou leur relative puissance « électorale » (comme le quotidien Cumhuriyet et la chaine Halk TV du parti CHP, les deux créés à l’époque d’Atatürk). La peur est si intégrée que l’autocensure règne dans les journaux comme sur les écrans, où les débats ne sont plus que l’ombre de ce qu’ils étaient il y a encore peu de temps.
« Yalniz degilsiniz » (vous n’êtes pas seuls) : la solidarité internationale à l’épreuve
Si l’association RSF-Reporters sans frontières est bien sur le front dès le départ, la solidarité internationale commence, tout doucement, à s’organiser : pétitions, appels syndicaux relayés par les médias, reportages sur les « agents » du pouvoir turc en Europe, se multiplient avec toutefois l’impression lancinante de ne pas être entendus par les gouvernements. Les intellectuels expatriés (dans un silence des pouvoirs publics assez assourdissant, alors que les demandes d’asile turques se multiplient dans toute l’Europe) veulent s’organiser, d’abord entre eux, mais avec le soutien de leurs collègues universitaires, journalistes ou artistes. Le slogan « Yalniz degilsiniz », d’abord utilisé pour défendre les militantes voilées ou les activistes islamistes (et aussi pour affirmer son soutien à Recep Erdogan, grand « incompris » des Occidentaux), est aujourd’hui repris et détourné par les opposants au président turc et les groupes de solidarité envers les journalistes turcs, mettant en avant cette solidarité internationale venue appuyer les victimes de la répression. Mais, utilisé à son avantage par le pouvoir, cet appui est retourné contre les journalistes, vite qualifiés de traitres à la solde de l’étranger.
La mise au pas est très avancée : les fermetures sont souvent suivies de reprises par des groupes liés au pouvoir, l’arbitraire règne avec un caractère de terrorisme d’État puisque presque aucune incartade n’est possible.