Les Grands Dossiers de Diplomatie
Iran : Les réseaux sociaux, seule alternative à la propagande médiatique officielle ?
Depuis la création de la République islamique d’Iran, on assiste à une transformation profonde de la structure politique du pays, avec un contrôle accru sur l’économie, l’éducation, les expressions artistiques et les médias. Les autorités diffusent un discours de propagande à travers la prière du vendredi ou par les médias traditionnels (télévision, radio et presse écrite). Aujourd’hui, le gouvernement iranien étend sa zone d’influence sur la Toile, avec une bonne maitrise des nouveaux outils et des nouvelles possibilités que procure Internet.
L’ayatollah Rouhollah Khomeiny et la « Révolution des cassettes »
Retour à la période khomeyniste : pour mobiliser la population et étendre son influence, l’ayatollah Rouhollah Khomeiny n’a jamais hésité à utiliser l’art du langage, à la fois comme moyen de légitimation mais aussi comme outil de formatage des esprits sur ce que doit être un « gouvernement islamique » et comment doit se construire, de l’intérieur, ce fameux oxymore : « république islamique ». C’est depuis sa demeure de Neauphle-le-Château, en France (dans les Yvelines), que ses messages ont été transmis vers les masses iraniennes (1). Il a ainsi réussi à véhiculer ses critiques, sans craindre la répression, grâce à la diffusion clandestine sur l’ensemble du territoire iranien de ses discours enregistrés sur cassettes audio. Il n’aura pas fallu attendre les grandes prouesses technologiques de notre époque pour saisir cette nouvelle opportunité, et occuper une place dans l’espace social et politique en Iran. Si les discours de l’ayatollah Khomeiny ont pu avoir une telle influence sur les foules iraniennes, c’est aussi en raison de leur contenu (2) : l’instrumentalisation de certaines questions, telles la place de la femme dans la société iranienne ou la défense des déshérités du pays, a favorisé une forte mobilisation de la population.
Le culte du martyre et les médias
De 1978 jusqu’à la mort de Khomeiny en 1989, s’est développé le phénomène du martyre ( chahid). À la fin des années 1990 apparaissent, sur les murs des grandes villes iraniennes, des portraits de martyrs exposés en fresques murales. C’est au nom de ces martyrs et des déshérités sacrifiés pour l’amour de la patrie que l’entreprise de légitimation du régime se construit. Les médias ont joué un rôle crucial dans la construction de cette martyrologie, transformant ainsi un interdit religieux (le suicide) en vertu. Lors de la guerre contre l’Irak, la mémoire de martyrs tombés au champ d’honneur a été glorifiée dans la presse, à la télévision, à travers de nombreux films et dans les discours officiels (3). La plupart étaient des jeunes d’origine sociale inférieure, qui seront par la suite appelés les « déshérités ».
Le pouvoir se comporte donc comme un « entrepreneur moral » et recourt aux sentiments d’honneur ou de dévouement, se fabriquant de la sorte un substitut à la modernité occidentale, des stars remasterisées à la mode des ayatollahs. Le mort demeure comme héros parmi les vivants. Se met en place une politisation du sacré qui demeurera l’une des caractéristiques essentielles du régime, qui se produit lui-même à travers le culte des martyrs de la révolution. Le martyre est omniprésent comme phénomène culturel, politique et social, essentiellement chez les jeunes. D’ailleurs, c’est au nom de la défense de l’Islam révolutionnaire que les jeunes khomeynistes, qu’ils soient engagés sous la bannière du Hezbollah ou celle des Bassidji, sont prêts à sacrifier leur vie. Le pouvoir khomeyniste y « trouve un principe de légitimation en arguant qu’un pouvoir pour qui les jeunes sont prêts à mourir ne saurait être illégitime » (4). Rappelons que dans la tradition chiite,
outre la transmission du pouvoir fondée sur les liens de sang, on commémore la mort de l’imam Ali et celle de ses deux fils Hossein et Hassan qui deviennent de véritables objets de glorification, et à ce titre les figures de martyre par excellence. Ali (le premier imam) est un symbole du combat pour la justice et contre l’injustice ; c’est LE héros pour les chiites. Hassan et son frère Hossein sont considérés ainsi comme les deux premiers chahid de la jeunesse à entrer au paradis.
Propagande et médias, une histoire sans fin
En Iran, certains types de médias servent encore aujourd’hui à diffuser une idéologie toute-puissante qui tente de s’imposer aux consciences humaines et de se substituer à la réalité sociale. La propagande y reste un système institutionnalisé.
Noam Chomsky soulignait que « la propagande est à la société démocratique ce que la matraque est à l’État totalitaire » (5). Cet énoncé est à nuancer puisque la République islamique d’Iran, classée par certains observateurs dans la catégorie des régimes « autoritaires » ou qualifiée par d’autres de pays « totalitaire », a compris que l’utilisation de la matraque a aussi ses limites, et que la propagande (notamment par les médias) se montre à certains égards beaucoup plus efficace. À la mort de l’ayatollah Khomeiny, la transition est assurée par l’accession d’Ali Khamenei au rang de Guide suprême. Ce dernier dispose ainsi d’un pouvoir quasi absolu, dont notamment le contrôle et le monopole des médias. D’ailleurs, lorsque les Iraniens parlent des médias traditionnels en Iran, ils évoquent l’un des « organes du Guide suprême ». Toutes les radios et chaines de télévision sont gouvernementales.
Seda va Sima-ye Jomhouri-e Eslami-ye Iran, qui signifie la Voix et la Vision de la République islamique d’Iran, plus communément connue dans les médias occidentaux comme IRIB ( Islamic Republic of Iran Broadcasting), est régulièrement l’objet de controverses et continue à être fortement critiquée pour son manque de transparence, d’objectivité et le maquillage de l’information auquel elle se livre. Ces critiques émanent non seulement de la société civile, mais aussi de la classe politique. Le président Hassan Rohani aurait lui-même souligné le manque d’objectivité et de neutralité des médias dont les propos reflètent, selon lui, exclusivement les intérêts et privilèges d’une partie de la classe dirigeante, qui se refuse à fournir une information claire, précise et exhaustive.
Force est de constater qu’il existe de nombreux points de divergence, dans la couverture médiatique d’un même événement, entre ce qui est relayé par les médias étatiques et la manière dont les faits sont (re)présentés par les médias étrangers ou avec les informations accessibles sur les réseaux sociaux.
On peut citer la couverture du Mouvement vert en 2009, à la suite de la réélection du président Mahmoud Ahmadinejad. Les internautes iraniens n’avaient pas hésité à poster eux-mêmes des vidéos et des messages concernant les actes et décisions gouvernementales, après que les journalistes étrangers eurent été privés de leur droit de couvrir les manifestations et que le pouvoir eut appliqué un blocage de l’ensemble du réseau téléphonique. De plus, de nombreuses scènes montrant des blessés et des morts (notamment le cas emblématique de Neda Agha-Soltan) ont été filmées par les téléphones portables et relayées sur les médias sociaux, en particulier sur YouTube et Facebook. Le Mouvement vert avait même appelé au boycott de Seda va Sima et de toutes les entreprises promouvant leurs produits sur ce média.
En définitive, dans la population iranienne, certains considèrent que les deux seuls éléments d’informations fiables divulgués par les médias étatiques sont la date et l’heure. Avec l’accès à Internet, d’autres considèrent que la présence d’une télévision dans le foyer devient inutile. La recherche de l’information et le suivi de l’actualité s’effectuent dès lors davantage sur la Toile, alternative aux médias étatiques traditionnels.
George Orwell en Iran
Selon le classement établi par Reporters sans Frontières en 2017, la liberté d’expression en Iran se situe à la 165e place sur 180 pays. Le travail des journalistes s’effectue sous la coupe d’une censure sévère et couvrir certains sujets peut conduire à l’arrestation des professionnels, avec la possibilité d’une fermeture définitive de l’organe de presse qui les emploie.
La production artistique et littéraire ne peut mettre en évidence les problèmes socio-économiques, tels la pauvreté, la maladie, la corruption, la violence policière ou la répression étatique. Dans un régime dont l’idéologie est religieuse, les débats de société portant sur des questions liées à l’homosexualité, à la sexualité, au corps, à la religion ou à la femme ne sont ni tolérés ni permis. Cela ne laisse donc guère de possibilités pour que la société civile, les artistes et les journalistes, interrogent et critiquent la réalité sociale existante.
D’ailleurs pour toutes les émissions « en direct », un décalage de quelques minutes est en réalité opéré entre le tournage et la diffusion afin de permettre à la censure de procéder rapidement à une coupure le cas échéant.
La République islamique établit dès son arrivée au pouvoir des appareils étatiques et répressifs forts afin d’encadrer progressivement la société dans son ensemble. Le pouvoir trace une ligne de démarcation entre les notions du bien et du mal, du normal et de l’anormal, du sain et du malsain, du légal et du criminel, bref, une distinction souvent arbitraire entre le permis et l’interdit. Cette ligne de partage court aussi dans les domaines artistiques, littéraires et culturels. Ces catégorisations facilitent la pratique de la censure et la valorisation, voire la glorification, de certaines expressions artistiques respectueuses du pouvoir en place au détriment d’autres. Un autre exemple illustre parfaitement cet état de fait : toute représentation ou présence d’un instrument de musique est interdite à la télévision étatique nationale en Iran. L’ouverture culturelle est toujours ressentie comme un risque pour les fondements
idéologiques et l’identité du régime islamique. Une loi de 1994 interdisait même l’utilisation des antennes paraboliques. Toutefois, les autorités ne sont jamais parvenues à la faire appliquer de manière efficace et, aujourd’hui, elles ne sont plus en mesure de contrôler l’accès à l’information. La majorité des jeunes recourt à des moyens alternatifs : la musique pop ou le cinéma hollywoodien viennent en fraude de pays voisins ou sont téléchargés directement sur Internet et les dernières nouveautés musicales et cinématographiques sont vendues sous le manteau.
L’action de la communauté virtuelle
Une active « communauté virtuelle » existe bel et bien en Iran malgré un système de blocage et de filtrage de certains sites internet iraniens (Gooya, Radio Zamaneh, Balatarin, etc.), mais aussi étrangers (CNN, BBC, Voice of America, etc.), ainsi que Facebook, Twitter et Google. En effet, malgré cela, l’une des langues les plus représentées dans l’espace virtuel se trouve être la langue persane (la langue officielle parlée en Iran) (6).
L’utilisation de cet espace virtuel (7) n’est pas statique et évolue en fonction de la conjoncture sociale et politique (voir schéma page suivante).
Certes, les Iraniens sont conscients des limites d’Internet, et notamment de l’anonymat qu’il offre, les internautes restant méfiants et s’interrogeant sur l’identité véritable des uns ou des autres. Cependant, ils le considèrent comme un « outil » permettant la création d’un espace de débat. Les réseaux sociaux peuvent également remplir une fonction de socialisation, d’interface donnant parfois lieu à des rencontres dans le monde réel.
Les réseaux sociaux ont aussi participé à la construction d’une nouvelle forme de solidarité en Iran. Il en est ainsi des « Mercredis blancs » (#WHITEWEDNESDAYS) organisés contre le port obligatoire du voile en Iran. À l’initiative de la journaliste iranienne exilée aux États-Unis, Masih Alinejad, les femmes, mais aussi les hommes, sont invités à s’afficher avec un foulard desserré blanc sur la tête ou tout autre vêtement blanc pour apporter leur soutien au combat contre le code vestimentaire strict imposé aux femmes iraniennes depuis l’avènement de la République islamique. Nous observons ainsi le développement d’un élan créatif à travers cette communauté virtuelle, susceptible de concerner également des pratiques artistiques à caractère politique ou social ou des performances artistiques.
Usages de l’espace virtuel
Étant donné que la création artistique est souvent confrontée à une forte censure étatique, et que les femmes artistes en particulier se voient interdire toute performance en danse ou en chant dans un espace public, l’utilisation de l’espace virtuel est une manière de contourner les interdictions et la censure étatiques, par le biais de l’utilisation massive de YouTube pour la diffusion de vidéos clips de « musique underground » notamment : la rappeuse Saye Sky, le groupe de musique Kiosk, les chanteurs Mohsen Namjoo ou Shahin Najafi, ou encore le rappeur Hichkas ne sont que quelques exemples parmi tant d’autres.
Cette créativité s’exprime encore sur la Toile à travers des écrits et dessins humoristiques servant à porter un message critique sur la politique iranienne, sous la forme de parodies, de pastiches, de propos ironiques ou encore de caricatures telles celles de Mana Neyestani, de Kianoush Ramezani ou de Nikahang Kowsar.
L’apparition possible de nouveaux acteurs sociaux
En Iran, on constate l’apparition de « groupes citoyens » sans cesse plus nombreux (activistes, artistes, ou regroupements informels autour d’une problématique). Leur existence et la prise de parole citoyenne que cela implique recréent le tissu social et pourraient permettre l’émergence de nouveaux acteurs sociaux (tels que les blogueurs), dotés de dispositifs qui peuvent construire un contre-pouvoir face au régime. L’influence exercée par les acteurs issus de ces nouvelles technologies reste toutefois à nuancer. La communication ne peut remplacer les actions concrètes. Ainsi, le groupe intitulé « Stand With Free Iran » (8) sur Facebook, qui a réussi à réunir environ 28 000 personnes, ne parviendra pas nécessairement à obtenir plus de libertés en Iran. Evgeny Morozov, spécialiste des nouvelles technologies internet et de leurs effets en géopolitique, utilise en Russie le terme « slacktivism » pour caractériser ce type de phénomène : « un activisme qui donne bonne conscience mais n’a aucun impact politique ou social » (9). La situation est cependant différente en Iran, car la République islamique possède depuis quelques années une vaste
communauté de blogueurs très hétéroclite, comportant autant de conservateurs que de réformateurs.
La République islamique contre-attaque
Le gouvernement iranien est quant à lui très au fait de l’évolution technologique et des nouveaux outils que procure Internet. Des plateformes comme Twitter ou Facebook ont permis au régime de surveiller et d’identifier un certain nombre d’opposants liés au Mouvement vert – d’anciens manifestants sont actuellement enfermés à la prison d’Évin à Téhéran. L’arrestation de plusieurs blogueurs par les autorités iraniennes et l’emprisonnement du fameux blogueur irano-canadien, Hossein Derakhshan, considéré comme le « blogfather » iranien (père de la blogosphère iranienne), démontrent que le phénomène est dérangeant, voire menaçant pour les intérêts du régime. En 2007, les autorités ont exigé des blogueurs qu’ils s’enregistrent auprès d’une instance étatique. En réaction immédiate, la campagne « Je n’enregistre pas mon site ! » (« I will not register my site! ») a connu un franc succès.
Le contrôle des autorités iraniennes irait même plus loin : il toucherait le réseau lui-même. Ainsi, à la suite des manifestations importantes qui ont contesté le résultat de l’élection présidentielle de juin 2009, rendues possibles grâce à une large mobilisation via Internet et les réseaux sociaux, les connexions internet ont été sujettes à des ralentissements extrêmes et il n’était plus possible d’envoyer de textos à partir de son téléphone portable. Interrogée par le journal finlandais Voima sur la vente en 2008 d’un système de surveillance au gouvernement iranien, la société Nokia Siemens System répondit que « ces systèmes sont légaux et qu’il est permis de les vendre à tout opérateur légal. Ils sont conçus pour la prévention d’activités criminelles » (10). C’est un argumentaire semblable que le gouvernement iranien utilise pour légitimer l’utilisation de la force, en mettant en exergue la nécessité de maintenir l’ordre et de garantir la sécurité nationale.
Les communautés virtuelles et les nouvelles résistances
Le politologue James Scott (11) note que pour qu’une résistance politique puisse exister, elle doit d’abord être reconnue. En ce sens, la limitation de la liberté d’expression et le système de filtrage et de blocage mis en place par le gouvernement iranien constituent, en creux, une reconnaissance de la résistance qui émane des internautes. L’expression de ces mêmes revendications dans l’espace public, à la fois au sens de Habermas (une sphère intermédiaire entre la vie privée et l’action de l’État) et au sens urbanistique (les rues, les places et les boulevards) serait risquée et réprimée par l’État iranien.
Mais la résistance sur le web se fait dans la sphère privée, et elle est d’abord individuelle. L’usage des blogs chaque jour plus nombreux, ou des réseaux sociaux tels que Facebook, constituent en effet des espaces individuels où les internautes s’expriment en leur nom propre ou, parfois, sous couvert d’anonymat. Mais cette volonté individuelle d’exprimer ses idées et ses opinions va de pair avec l’ambition d’échanger et d’être lu par d’autres, faisant ainsi émerger une « communauté virtuelle », susceptible de devenir un siège de résistance. Ces plateformes technologiques représentent une opposition différente, alternative et indépendante. Dans le cas iranien, la création d’une communauté virtuelle et la place que les internautes sont parvenus à occuper dans le cyberespace démontrent clairement une résistance, voire une opposition des net-citoyens face au manque de lieux et d’espaces libres de débats. Certains blogs iraniens s’inscrivent ainsi parfaitement dans le phénomène d’« everyday resistance » conceptualisé par le politologue James Scott. En tout état de cause, ce phénomène du mouvement en réseau spontané, qui peut également être défini comme étant une mobilisation politique instantanée, cristallise l’influence et l’enjeu percutant des nouveaux outils de communication.
Des espaces alternatifs
En définitive, si des possibilités nouvelles et un espace alternatif d’expression « libre » sont donnés aux Iraniens, le risque de répression n’en est pas absent. L’emploi de ces nouvelles technologies est à double tranchant. Comme nous l’avons vu, d’une part, l’utilisation d’Internet offre effectivement un espace de débat d’apparence « démocratique » au sein de gouvernements n’autorisant pas officiellement ce type de manifestations. Mais, d’autre part, le développement de ces nouveaux médias donne aux autorités étatiques de nouvelles formes de contrôle, plus étendu et plus ciblé. Dès lors, il convient de s’interroger sur la véritable nature de cet « espace virtuel » qui peut être tout à la fois une source de résistance (vis-à-vis d’un statu quo et/ou d’un système politique), un pouvoir (pour l’État) ou un contre-pouvoir (pour la société civile et les acteurs sociaux).