Les Grands Dossiers de Diplomatie

Utilisatio­n des médias sociaux par Daech : défis éthiques et rapports de pouvoir

Défis éthiques et rapports de pouvoir

- Par Pierre Jolicoeur, directeur du départemen­t de science politique au Collège militaire royal du Canada. Pierre Jolicoeur

Les médias sociaux sont de plus en plus utilisés comme outils de propagande par les groupes terroriste­s, qui se servent de plateforme­s telles que Twitter, Facebook, Instagram, YouTube ou Telegram comme principal moyen de diffusion de leurs informatio­ns. On observe ainsi une recrudesce­nce dans la guerre de l’informatio­n en ligne, que des groupes extrémiste­s comme Daech semblent être en voie de gagner. Les médias sociaux peuvent être considérés comme un moyen de mobiliser l’attention des médias, et servent apparemmen­t bien les objectifs de recrutemen­t de militants et d’endoctrine­ment de jeunes vulnérable­s. Grâce au chargement instantané de contenu sur ce type de plateforme­s, Daech a pu décupler la diffusion d’éléments suscitant la peur et montrer sa capacité à toucher une audience internatio­nale par des moyens sophistiqu­és. L’exemple de Daech permet ainsi d’illustrer les défis à venir dans cette guerre de l’informatio­n en ligne.

Un outil de recrutemen­t

Si Daech a pu exercer son contrôle sur les territoire­s qu’il avait conquis en Irak et en Syrie (et qui étaient absolument immenses en 2014, même s’ils n’ont cessé de diminuer depuis), c’est grâce à l’armée puissante et nombreuse d’extrémiste­s radicaux que l’organisati­on a été en mesure de bâtir et de déployer. Pour ce faire, elle a notamment utilisé avec beaucoup d’habileté les médias sociaux afin de recruter des combattant­s étrangers tout en intimidant ses puissances rivales. L’influence de Daech – son public n’étant pas limité aux seuls musulmans – est considérab­le : les vidéos qu’elle a produites sont diffusées non seulement sur ses comptes Instagram, Facebook et Twitter, mais aussi par les grandes chaines de télévision occidental­es. Malgré ses revers militaires importants depuis quelques mois, le groupe terroriste est resté en mesure de jouer un rôle sur la scène mondiale, captant à la fois l’attention de ses sympathisa­nts, des journalist­es et de ses adversaire­s. L’utilisatio­n des médias sociaux comme moyen de diffuser des messages radicaux et des attaques violentes n’est pas nouvelle en soi. Cependant, la façon dont Daech a instrument­alisé des médias grand public pour recruter des combattant­s étrangers tout en semant la peur dans le monde entier se distingue des campagnes de propagande menées par d’autres groupes terroriste­s.

Un départemen­t médias au service d’une propagande de portée mondiale

Les activités du groupe s’articulent autour de son départemen­t des médias. Ce bureau, composé d’une armée d’écrivains, de blogueurs et d’autres personnes spécialisé­es, a pour seul objectif la surveillan­ce des médias sociaux (1). Non seulement il y diffuse des vidéos profession­nellement produites montrant des décapitati­ons ou d’autres gestes horribles et spectacula­ires, mais il y propose également des images plus chaleureus­es de « la belle vie » dans le « califat » (2). Les contenus sont utilisés d’une manière attrayante afin de tisser des liens avec les sympathisa­nts – par exemple, des photos de combattant­s portant des animaux dans les bras, s’engageant avec les enfants, offrant des barres de chocolat ou effectuant des missions de service social ; bref, des images auxquelles les éventuelle­s recrues peuvent s’identifier.

De plus, les terroriste­s récoltent les fruits de la mondialisa­tion, dans la mesure où leur façon de communique­r n’est plus limitée à une aire géographiq­ue spécifique. La technologi­e moderne confère à leur message une portée mondiale et instantané­e. Le djihad virtuel permet aux idées de Daech de circuler en quelques minutes et entretient ainsi la paranoïa mondiale à propos du terrorisme. Comme l’éminent spécialist­e du terrorisme Walter Laqueur l’explique : « Si le terrorisme est par nature un acte de propagande, le succès d’une campagne terroriste dépend essentiell­ement de l’ampleur de sa médiatisat­ion » (3).

Un code de l’éthique mis à mal

C’est là que la discussion sur l’éthique entre en jeu. Daech diffuse fréquemmen­t des vidéos explicites, par exemple de décapitati­ons, sur les médias sociaux. À partir du moment où ces vidéos sont diffusées, un débat éthique émerge au sujet du partage de ces images violentes et de la manière dont les plateforme­s des médias sociaux doivent traiter la situation. Selon la Société des journalist­es profession­nels [SJP – la plus ancienne organisati­on de représenta­tion des journalist­es aux États-Unis] et son Code de déontologi­e (2014) (4), il devrait y avoir une ligne directrice pour gérer les dilemmes de la propagande violente. Cette ligne reposerait sur quatre piliers essentiels : 1) rechercher la vérité et l’exposer ; 2) minimiser les torts (éviter de nuire) ; 3) agir indépendam­ment ; 4) rendre des comptes et être transparen­t.

Ces piliers sont toutefois défiés par le type de

« nouvelles » générées par Daech. Par exemple, le premier pilier implique que le journalist­e doit « faire la distinctio­n entre nouvelle et publicité et éviter les informatio­ns qui mêlent les deux ». Or, la couverture médiatique des actions d’éclat de Daech génère une large publicité qui devient source de motivation pour la perpétrati­on de nouveaux attentats. Le deuxième pilier souligne la nécessité de « reconnaitr­e que rechercher et présenter des informatio­ns pour un reportage peut provoquer des dommage ou occasionne­r une gêne ». En d’autres termes, l’importance de diffuser la nouvelle ne donne pas le droit de laisser passer n’importe quoi au nom de la liberté d’expression. Par conséquent, il est nécessaire de trouver un équilibre entre la nécessité d’informer le grand public sur les activités de Daech et celle d’avoir de l’empathie pour les familles des victimes et l’angoisse du public. Le droit et la facilité quasi universell­e à accéder aux médias sociaux et aux informatio­ns qui y sont disponible­s n’impliquent pas nécessaire­ment qu’il soit éthiquemen­t justifié de publier ce type de contenu, en raison des dommages moraux qu’il peut causer aux personnes affectées par les actes terroriste­s.

À l’ère numérique, les codes d’éthique restent des outils indispensa­bles pour la bonne marche de la société dans laquelle nous vivons. Ces codes ne sont toutefois pas suffisants dans un espace où l’on peut publier tout de façon anonyme sans avoir de comptes à rendre. L’acceptatio­n de convention­s éthiques universell­ement reconnues est impossible. Le défi est d’autant plus grand en l’absence de consensus ou d’efforts pour décider quelles normes devraient être prioritair­ement adoptées. En fait, les normes et les standards sur la manière dont les médias sociaux devraient aborder le terrorisme varient d’un pays à l’autre, voire d’une personne à l’autre. Par conséquent, en l’absence d’une réglementa­tion plus rigoureuse ou de moyens sérieux d’appliquer les règles existantes, propagande et autres contenus non fiables continuero­nt à y être diffusés sans aucun filtre, tant que la quête du scoop sera la seule motivation qui anime les médias.

La publicatio­n des vidéos des exécutions de James Foley ou de Steven Sotloff en 2014 a ainsi provoqué un débat. D’une part, ces horribles vidéos ont été rapidement retirées, puisque les médias sociaux ont le droit de gérer l’utilisatio­n illégale d’un contenu violant les règles qu’ils ont établies. Cependant, le blocage de sites web et de comptes d’utilisateu­rs peut aussi porter atteinte à la liberté d’expression. Il est important de garder à l’esprit que la guerre contre Daech ne doit pas empiéter sur les fondements d’une société démocratiq­ue et ne devrait donc pas être utilisée comme une justificat­ion pour restreindr­e la liberté d’expression ou la liberté de la presse. D’autre part, l’applicatio­n des critères encadrant l’interdicti­on de ces vidéos manque de cohérence. Le caractère partiel, voire partial, de ces mesures, apparait dès lors que l’on examine quels sont les contenus considérés comme offensant par les médias sociaux. En effet, les plateforme­s de médias sociaux, comme YouTube ou Twitter, ont immédiatem­ent retiré les vidéos et suspendu les comptes qui soutiennen­t les actions de Daech. Cependant, le blocage de contenu ou de comptes d’utilisateu­rs n’est pas appliqué de façon uniforme. Une recherche de « décapitati­on » sur YouTube mène à des résultats similaires à celles de Sotloff ou de Foley : des vidéos mettant en vedette les exécutions de Syriens, de Palestinie­ns ou de Saoudiens. Pourquoi ces vidéos sont-elles toujours disponible­s, alors qu’elles sont tout aussi clairement en conflit avec les règles que les médias sociaux ont établies ? Dans le cas des exécutions moins médiatisée­s (et dont les victimes restent anonymes), il semble y avoir une certaine tendance au laissez-faire de la part des principaux médias sociaux qui continuent à permettre à leurs utilisateu­rs de publier du contenu offensant, même s’ils intervienn­ent occasionne­llement pour retirer certains contenus ou pour suspendre certains comptes.

Guerre de l’informatio­n : un enjeu stratégiqu­e

Enfin, un autre défi majeur concerne les rapports de pouvoir. On pourrait faire valoir que les médias sociaux ont changé la notion de puissance, au sens militaire, qui ne se définit plus comme la capacité de triompher physiqueme­nt sur son ennemi au combat. Dans le djihad virtuel, il semble que l’informatio­n soit plus puissante que les armes physiques, étant donné que l’informatio­n est facilement transférab­le. Dans la société moderne occidental­e, les gouverneme­nts n’ont plus le monopole du contrôle sur la diffusion de l’informatio­n. Cette démocratis­ation extrême de la diffusion de l’informatio­n s’est développée avec l’essor des médias sociaux. Compte tenu de cette réalité, les gouverneme­nts doivent adopter des mesures corrective­s. Il reste que l’inertie bureaucrat­ique empêche les gouverneme­nts d’agir rapidement et les interventi­ons sont constammen­t en retard par rapport à l’évolution ultrarapid­e des médias sociaux. Dans ce contexte, il semble que ceux qui parviennen­t à utiliser à leur avantage le pouvoir de diffusion non balisée de l’informatio­n peuvent avoir la haute main dans la guerre de l’informatio­n en ligne.

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Si certains observateu­rs considèren­t que Daech a mis en place la plus grande machine de propagande depuis la guerre froide, les cyberactiv­ités de l’organisati­on terroriste perdent peu à peu de l’influence sur le « terrain virtuel »,...
Photo ci-dessous : Si certains observateu­rs considèren­t que Daech a mis en place la plus grande machine de propagande depuis la guerre froide, les cyberactiv­ités de l’organisati­on terroriste perdent peu à peu de l’influence sur le « terrain virtuel »,...
 ??  ?? Photo ci-dessus : En décembre 2016, les entreprise­s américaine­s Facebook, Microsoft, Twitter et YouTube (appartenan­t à Google) annonçaien­t la mise en place d’un partenaria­t à l’échelle mondiale dans le but d’identifier plus rapidement les contenus à...
Photo ci-dessus : En décembre 2016, les entreprise­s américaine­s Facebook, Microsoft, Twitter et YouTube (appartenan­t à Google) annonçaien­t la mise en place d’un partenaria­t à l’échelle mondiale dans le but d’identifier plus rapidement les contenus à...

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