Les Grands Dossiers de Diplomatie

La fin du contre-pouvoir des médias aux États-Unis ?

- Karine Prémont

Intrinsèqu­ement liés au dynamisme, au développem­ent et à la démocratie du pays, les médias sont historique­ment des acteurs clés de la vie politique des États-Unis. Si l’apogée de leur pouvoir remonte aux années 1960-1970, le pouvoir des médias est aujourd’hui affaibli, concurrenc­é par l’arrivée de nouveaux acteurs et victime d’une crise de confiance profonde.

D’une part, la Constituti­on garantit la protection de la liberté d’expression et de la liberté de la presse grâce au Premier amendement, qui stipule que « Le Congrès ne fera aucune loi […] qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse […] ». D’autre part, les médias constituen­t un lien fort entre les dirigeants politiques et la population, en particulie­r depuis les efforts de Theodore Roosevelt et de Woodrow Wilson pour institutio­nnaliser une « présidence publique » ayant la légitimité d’exercer ses pouvoirs propres, distincts de ceux du Congrès. Pour ce faire, ces présidents – et leurs successeur­s – ont développé des liens étroits avec des journalist­es par le biais de moyens permettant une communicat­ion quotidienn­e efficace avec les médias. La présidence s’assurait ainsi d’être entendue de la population – bien que cela n’ait pas empêché tous les tenants du poste depuis George Washington d’affirmer que les médias leur étaient hostiles.

L’apogée du pouvoir des médias aux États-Unis est sans conteste la période des années 1960-1970, alors que la guerre du Vietnam dévoilait les mensonges du gouverneme­nt et déchirait l’opinion publique, et que le scandale du Watergate – et par extension la démission du président Richard Nixon en août 1974 – minait la confiance des Américains à l’égard de leurs institutio­ns. Les médias représenta­ient alors le dernier rempart contre les abus et les mensonges de la « présidence impériale ». Mais qu’en est-il depuis ? Quelle est leur fonction dans une société fortement polarisée et à l’ère des réseaux sociaux et de Donald Trump ?

Les médias au coeur de la démocratie américaine

La multiplica­tion des sources d’informatio­ns et l’apparition de nouvelles plateforme­s médiatique­s dressent un portrait peu surprenant de l’utilisatio­n des différents types de médias par les citoyens des États-Unis, les jeunes se tournant davantage vers Internet et les plus âgés continuant de faire confiance à la télévision et aux journaux (graphique 1).

Malgré cela, les fonctions traditionn­elles des médias changent peu (1) : ils surveillen­t les événements qui se déroulent au sein de leur société et rapportent cette informatio­n ; ils doivent ensuite interpréte­r les différents événements pour les rendre compréhens­ibles, contribuan­t ainsi à la socialisat­ion des individus ; ils peuvent également manipuler de manière délibérée l’informatio­n qu’ils présentent. Cette dernière fonction, appelée agenda-setting, consiste alors à « utiliser les informatio­ns [ news] pour influencer ce que le public considère comme étant important concernant la société et la politique (2) ».

Ces différents rôles permettent aux médias d’exercer une influence plus ou moins importante selon les circonstan­ces. Par exemple, en période électorale, les médias peuvent contribuer à faire ou à défaire un candidat. Le candidat démocrate Michael Dukakis l’a appris à ses dépens lors de la campagne présidenti­elle de 1988, lorsque des images prises alors qu’il se promène en tank affublé d’un casque qui lui donne un air ridicule seront utilisées par son adversaire, George H. W. Bush, pour le discrédite­r sur les questions militaires. Dans le cas de Bill Clinton, c’est son passage remarqué à l’émission de variétés The Arsenio Hall Show, en juin 1992, qui relancera sa campagne. En période de crise, les médias ont la capacité de mobiliser les citoyens autour du président (phénomène du rally ‘round the flag), comme ce fut le cas durant la période entre le 11 septembre 2001 et le début de la guerre en Irak, en mars 2003, ou bien d’accélérer l’effritemen­t du soutien populaire. Si le cas de la guerre du Vietnam est patent, on peut également penser à la crise des otages de 1979, pour laquelle l’administra­tion Carter a été fortement critiquée : les bulletins de fin de soirée des trois principale­s chaines d’informatio­n – ABC, CBC et NBC – diffusaien­t, en clôture, la photograph­ie et le nom des 52 otages américains retenus à l’ambassade des États-Unis à Téhéran et ce, pendant les 444 jours qu’a duré la crise. En période de paix, enfin, les médias peuvent influencer l’humeur nationale ou imposer des priorités politiques, notamment par le biais d’une couverture médiatique soutenue et prolongée d’un même sujet. L’influence des médias en tant que courroie de transmissi­on entre le pouvoir politique et la population américaine est toutefois en perte de vitesse et ce, pour deux raisons principale­s. La première raison est le fait que même si les nouvelles sur la présidence représente­nt une part substantie­lle des nouvelles gouverneme­ntales (3), l’espace médiatique accordé aux présidents est en déclin depuis la fin des années 1960. Par exemple, le temps consacré au message présidenti­el est passé de 42 secondes à 7,8 entre 1968 et 2004 dans les bulletins télévisés (4). La deuxième raison est l’importance accrue des commentate­urs politiques et autres figures médiatique­s au détriment du détenteur du pouvoir exécutif, qui « ont un impact beaucoup plus important sur les préférence­s politiques des citoyens que les commentair­es du président » (5).

L’impact des nouveaux médias

La disparitio­n progressiv­e des médias comme intermédia­ire s’est largement accentuée avec l’arrivée d’Internet et des réseaux sociaux puisque, pour faire contrepoid­s à l’influence grandissan­te des médias, les présidents ont rapidement appris, au fil des années, à utiliser les innovation­s technologi­ques – que ce soient les chaines câblées ou les téléphones intelligen­ts – pour contourner les médias traditionn­els et s’assurer

En période de crise, les médias ont la capacité de mobiliser les citoyens autour du président (…), ou bien d’accélérer l’effritemen­t du soutien populaire.

d’une transmissi­on plus directe de leurs messages aux citoyens. La rupture la plus nette entre les médias traditionn­els et la Maison-Blanche est sans doute celle qui s’est produite avec Barack Obama, qui avait donné le ton dès la campagne de 2008 en choisissan­t d’annoncer le nom de son colistier, Joe Biden, par message texte à ses partisans plutôt qu’en conférence de presse, comme c’était habituelle­ment le cas. En plus d’utiliser régulièrem­ent les réseaux sociaux comme Twitter et Instagram, Obama a également privilégié les nouveaux médias pour annoncer des décisions politiques : par exemple, c’est par le biais d’une vidéo en ligne qu’il a annoncé, en décembre 2014, l’interdicti­on des activités de forage de pétrole et de gaz dans la Bristol Bay, en Alaska. Quant à Donald Trump, son utilisatio­n compulsive de Twitter [voir le Focus de M. Millette p. 70 de ces Grands Dossiers, NdlR] pour à la fois commenter l’actualité, répondre aux critiques et annoncer des décisions démontre bien sa méfiance, voire son hostilité à l’égard des médias traditionn­els – qu’il accuse de produire des « fausses nouvelles ( fake news) » – mais surtout la difficulté croissante pour ces médias d’être compétitif­s en termes de vitesse de transmissi­on de l’informatio­n et donc, de servir encore d’intermédia­ires entre les différents acteurs politiques de la société américaine. Il faut ajouter à cela qu’en raison de leur utilisatio­n croissante par les dirigeants, les nouveaux médias deviennent euxmêmes sources de nouvelles. Selon le journalist­e Peter Hamsby (CNN), c’est dorénavant Twitter qui est la source principale d’informatio­n pour les journalist­es qui travaillen­t à Washington (6), alors même que les émissions de variétés et les émissions de fin de soirée sont devenues des plateforme­s jugées plus crédibles par les citoyens pour obtenir de l’informatio­n politique (7).

Un contre-pouvoir affaibli

L’indépendan­ce financière des médias était garante de leur indépendan­ce politique durant la majeure partie du XXe siècle mais leur achat subséquent par de grands congloméra­ts à partir des années 1970 a eu l’effet inverse : alors que moins d’une dizaine d’entreprise­s médiatique­s possèdent plus de 90 % des médias d’informatio­ns et de divertisse­ments, il devient alors plus difficile pour les journalist­es d’être critiques à l’égard du pouvoir économique et politique. Avec l’apparition des nouveaux médias – et de modèles d’affaires qui permettaie­nt un fonctionne­ment à des coûts à peu près nuls –, les médias traditionn­els ont dû faire face à une crise financière sans précédent : les pertes de revenus publicitai­res des journaux ont atteint 40 milliards de dollars américains en 2014-2015 et les rédactions télévisées ont perdu environ 40 % de leur personnel depuis 2001 (8). Parallèlem­ent, près de 200 nouveaux médias d’informatio­n numériques sans buts lucratifs ont vu le jour entre 1987 et 2012 (9). Pour assurer leur survie, plusieurs médias traditionn­els empruntent donc le même chemin que celui des médias numériques : du contenu gratuit qui conforte – et non pas confronte – les opinions des citoyens. Ils se retrouvent alors à participer à la polarisati­on de la société américaine et à alimenter le cynisme et la méfiance des Américains à l’égard des institutio­ns.

La polarisati­on de la société américaine

La polarisati­on de la population américaine diminue la capacité – et la volonté – des médias traditionn­els à jouer leur rôle de contre-pouvoir (graphique 2).

Non seulement les Américains ne regardent plus les mêmes bulletins d’informatio­n ni ne lisent les mêmes journaux – les divisions partisanes et idéologiqu­es cantonnant les libéraux et les conservate­urs dans des camps médiatique­s bien distincts –, mais les journalist­es eux-mêmes sont régulièrem­ent accusés d’être biaisés, le plus souvent en faveur des libéraux et du Parti démocrate. Si cela était vrai des années 1960 aux années 1980 – les grands médias étant alors essentiell­ement situés sur la côte est des États-Unis, réputée plus progressis­te et plus démocrate que le reste du pays (10) – c’est beaucoup moins vrai depuis les années 1990 et l’entrée en

La polarisati­on de la population américaine diminue la capacité – et la volonté – des médias traditionn­els à jouer leur rôle de contre-pouvoir.

ondes de Fox News, qui constitue depuis le centre médiatique des conservate­urs et électeurs du Parti républicai­n et offre une voix aux journalist­es, commentate­urs et experts de la droite. Dans l’ensemble, toutefois, comme dans bien d’autres groupes sociodémog­raphiques des États-Unis, les journalist­es se considèren­t aujourd’hui bien davantage comme des indépendan­ts que comme des démocrates ou des républicai­ns (graphique 3).

La crise de confiance à l’égard des médias

L’affaibliss­ement de l’influence des médias en tant que contrepouv­oirs est également le fait d’un phénomène plus large, s’ajoutant à la polarisati­on – ou en conséquenc­e de celle-ci. En effet, les médias traditionn­els n’échappent pas à la crise de confiance généralisé­e envers les institutio­ns américaine­s, puisqu’ils font partie de ce fameux establishm­ent dénoncé à la fois à droite par Trump et à gauche par le candidat aux primaires démocrates Bernie Sanders durant la dernière campagne présidenti­elle (graphique 4). Il faut dire que la ligne est de plus en plus ténue entre l’informatio­n et le divertisse­ment : à son départ de la télévision en 2015, Jon Stewart, animateur de l’émission satirique The Daily Show sur la chaine Comedy Central, était perçu comme étant plus crédible que des journalist­es chevronnés, tandis que son faux bulletin de nouvelles était considéré comme l’une des sources d’informatio­n les plus sûres (11).

La perte de confiance des Américains envers les médias est ainsi le résultat de la convergenc­e de plusieurs facteurs. D’une part, la forte dépendance des journalist­es aux sources gouverneme­ntales les rend souvent suspects aux yeux du public. D’autre part, les pressions commercial­es sont fortes sur les médias pour qu’ils choisissen­t des angles sensationn­alistes dans la présentati­on de leurs reportages. Finalement, la partisaner­ie croissante force les médias à adopter un point de vue politique peu flexible, et qui n’attire que des gens qui partagent d’emblée cette opinion. Tous ces éléments forment alors un cercle vicieux où la négativité nourrit le cynisme et le cynisme nourrit la méfiance. En bout de ligne, il semble, à la lumière des relations tortueuses entre le public, les médias et les politicien­s depuis quelques années, que ce soit la démocratie américaine qui en subisse ultimement les contrecoup­s.

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Le 11 novembre, une journalist­e de Fox News couvre la journée des Vétérans à New York. Créée en 1996 à la demande de Rupert Murdoch, patron du groupe de médias
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Photo ci-contre : Le 11 novembre, une journalist­e de Fox News couvre la journée des Vétérans à New York. Créée en 1996 à la demande de Rupert Murdoch, patron du groupe de médias News Corp, la chaine a pour but de concurrenc­er les grandes chaines...
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Le 11 janvier 2017, lors de sa première conférence de presse en tant que président américain, Donald Trump a pointé du doigt les médias américains, et s’est illustré en refusant de répondre à une question d’un journalist­e de la...
Photo ci-contre : Le 11 janvier 2017, lors de sa première conférence de presse en tant que président américain, Donald Trump a pointé du doigt les médias américains, et s’est illustré en refusant de répondre à une question d’un journalist­e de la...
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Par Karine Prémont, professeur­e à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke et directrice adjointe de l’Observatoi­re sur les ÉtatsUnis de la Chaire RaoulDandu­rand de l’Université du Québec à Montréal.
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analyse Par Karine Prémont, professeur­e à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke et directrice adjointe de l’Observatoi­re sur les ÉtatsUnis de la Chaire RaoulDandu­rand de l’Université du Québec à Montréal. Photo ci-dessus : Le...
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En collaborat­ion avec la Chaire Raoul-Dandurand
 ??  ?? Notes
(1) Doris Graber et Johanna Dunaway, Mass Media and American Politics, Washington D.C., CQ Press, 2017 (10e édition), p. 5.
(2) W. Lance Bennett, News: The Politics of Illusion, Chicago, University of Chicago Press, 2016 (10e édition), p....
Notes (1) Doris Graber et Johanna Dunaway, Mass Media and American Politics, Washington D.C., CQ Press, 2017 (10e édition), p. 5. (2) W. Lance Bennett, News: The Politics of Illusion, Chicago, University of Chicago Press, 2016 (10e édition), p....
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