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Zones économiques exclusives : quels enjeux de souveraineté pour la France ?
Les zones économiques exclusives offrent richesses et opportunités. Parfois contestées, elles confèrent également des responsabilités aux États qui y exercent leur souveraineté. Riche de la deuxième plus grande ZEE au monde, la France a dû mettre en place une organisation et des moyens qui sont également un vecteur d’influence à travers le monde.
Au début des années 1970, le monde prend conscience du potentiel des océans mais aussi de leur vulnérabilité. L’exploitation des ressources marines est perçue comme un levier de développement et attise les convoitises. Pourtant, les États ne parviennent pas à se mettre d’accord sur la largeur de la mer territoriale adjacente à leurs côtes, seul instrument juridique alors pour s’assurer l’exclusivité des ressources. Certains États revendiquent des mers territoriales très au large, alors que d’autres luttent contre toute entrave aux libertés de la haute mer. La tension fondatrice du droit de la mer entre le besoin et la volonté de contrôle des espaces maritimes et la liberté de la navigation nécessaire aux échanges internationaux atteint une forme de paroxysme.
La solution vient de Frank Njenga, juriste kenyan, qui propose de réconcilier ces deux impératifs en distinguant, au-delà de la mer territoriale, d’une part la question de la propriété sur les ressources et d’autre part le statut applicable aux espaces maritimes. La notion de zone économique exclusive (ZEE) est née et la troisième conférence des Nations Unies sur le droit de la mer, ouverte en 1973, peut déboucher sur l’adoption en 1982 de la CNUDM (1), clef de voûte toujours pertinente de l’ordre international en mer. Le succès est immédiat et nombre d’États, comme la France
en 1976, se dotent d’une ZEE avant même la signature de la Convention. Dans la ZEE, qui peut s’étendre jusqu’à 200 milles marins (2) des lignes de base, l’État côtier bénéficie de « droits souverains aux fins d’exploration et d’exploitation, de conservation et de gestion » (3) de l’ensemble des ressources naturelles, biologiques ou non, de la colonne d’eau ainsi que du sol et du sous-sol. Il a par ailleurs juridiction sur les îles artificielles et autres ouvrages, la recherche scientifique marine et la préservation de l’environnement. Pour le reste, tous les autres États y bénéficient des libertés de la haute mer, dans le respect des droits essentiellement économiques et environnementaux de l’État côtier.
La France, riveraine de l’ensemble des océans, à l’exception de l’Arctique, dispose d’une ZEE de 10,2 millions de km2, la deuxième au monde par sa surface. Située à 97 % outre-mer, cette zone définit une France maritime avant tout ultramarine.
Un tel domaine maritime, parfois contesté, offre richesses et opportunités mais confère aussi des responsabilités, ce qui a conduit la France à mettre en place une organisation et des moyens qui sont également un vecteur d’influence.
Un espace maritime non figé
Les espaces maritimes français ne sont pas totalement fixés, ce qui constitue un premier enjeu. La France possède 47 délimitations maritimes avec 31 pays différents. À ce jour, des accords ont été conclus avec une vingtaine d’entre eux. Ces absences ou conflits de délimitation existent à différents degrés. Dans le cas de l’Italie et de l’Espagne, en Atlantique comme en Méditerranée, le non-achèvement des délimitations est d’une certaine manière historique et n’empêche pas la coopération entre États. Dans d’autres zones, des conflits de souveraineté peuvent s’ajouter aux conflits de délimitation. C’est en particulier le cas dans l’océan Indien et plus particulièrement dans le canal du Mozambique, où la présence française est contestée. Au-delà de la ZEE, les États côtiers peuvent en outre faire reconnaître leurs droits sur un plateau continental étendu, à condition de démontrer que ces fonds sont le prolongement sous-marin de leur masse terrestre. Ils y disposent des ressources minérales du lit du plateau et de son sous-sol ainsi que des espèces sédentaires. Cette extension ne concerne pas les eaux, qui continuent à relever du régime de la haute mer. La France a d’ores et déjà fait reconnaître près de 600 000 km2 d’extension de plateau continental (4) par la Commission des limites du plateau continental. Une surface équivalente est susceptible d’être reconnue dans la décennie à venir.
La France possède 47 délimitations maritimes avec 31 pays différents. À ce jour, des accords ont été conclus avec une vingtaine d’entre eux.
Au niveau national, ces demandes sont préparées dans le cadre du programme EXTRAPLAC (5), piloté depuis 2002 par le Secrétaire général de la mer, l’Ifremer en assurant la maîtrise d’oeuvre scientifique avec l’appui du SHOM (6).
Faire connaître les limites précises des différents espaces maritimes français est une nécessité sur le plan juridique. Au-delà des relations interétatiques, cette précision permet de sécuriser les actions de police en mer, en particulier lorsque les contrevenants, notamment les pêcheurs illégaux, utilisent les différents espaces définis afin de commettre leurs méfaits. Depuis 2009, dans le cadre du programme national de délimitations des espaces maritimes, le SHOM procède à des calculs précis des coordonnées géographiques de l’ensemble des espaces maritimes français. Ces calculs sont ensuite retranscrits dans des décrets publiés au journal officiel et communiqués aux Nations Unies. En juin 2018 a été mis en ligne le portail national des limites maritimes (7). En libre accès, ce portail permet la consultation et la diffusion des limites des espaces maritimes relevant de la souveraineté ou de la juridiction de la République française, ainsi que des textes juridiques afférents.
Les ZEE, espaces d’opportunités mais aussi de responsabilités
« Une ZEE, pour quoi faire ? » s’interrogent certains. Mers et océans offrent un formidable potentiel de ressources, pour partie inconnu, vecteur de développement économique. La France, grâce à l’étendue et à la répartition mondiale
de ses ZEE, en particulier dans les régions tropicales qui sont autant de réservoirs de biodiversité, dispose d’atouts certains. Les ressources biologiques marines sont fondamentales dans un contexte de hausse de la population mondiale [voir l’analyse de C. de Marignan p. 8 et de S. Abis p. 48]. En 2050, celle-ci devrait atteindre les 9 milliards, contre 7 milliards en 2015. À cette hausse s’ajoute celle du niveau de vie et donc celle du besoin en protéines. Les ressources halieutiques prendront toute leur part dans la résolution de cette équation alimentaire. Ces ressources constituent également un réservoir de substances employables dans la pharmacologie. Avec les progrès technologiques, les océans pourraient constituer la pharmacie du futur.
Si la connaissance des ressources de notre ZEE est encore parcellaire, les nombreuses campagnes d’exploration réalisées depuis les années 1970 ont néanmoins mis en avant leur diversité, et la présence potentielle de la plupart des grands types connus de minéralisation. L’accès à ces ressources s’accompagne d’enjeux géostratégiques, avec une emprise croissante des États sur les grands fonds marins, Chine en tête, ainsi que d’enjeux économiques, liés à une vulnérabilité croissante des pays consommateurs de ces matières mais aussi d’enjeux environnementaux [voir l’analyse de A. Luczkiewicz p. 84]. La France, pays pionnier de l’exploration des grands fonds marins, détient une expertise scientifique et des compétences technologiques et industrielles reconnues. Ce que nous ferons de notre ZEE dans ce domaine sera déterminant pour notre souveraineté future.
La question essentielle qui se pose à la France est double : l’exploitation des ressources de sa ZEE implique à la fois des capacités techniques mais requiert également la capacité d’acquérir de la connaissance sur les écosystèmes présents. Ces deux aspects doivent nécessairement aller de pair. Il serait déraisonnable d’exploiter une ressource au prétexte que nous disposons de la capacité de le faire sans avoir au préalable compris et, dans le mesure du possible, circonscrit les effets écosystémiques découlant de cette exploitation. Mais parallèlement, il nous revient également la responsabilité de progresser sur la connaissance du fonctionnement des écosystèmes marins dans l’objectif d’exploiter durablement ces ressources, sans compromettre l’équilibre fragile des écosystèmes océaniques. Les connaissances disponibles sur la biologie des océans restent encore lacunaires. On estime que les océans abritent plusieurs millions d’espèces marines, dont seulement 270 000 sont identifiées. La recherche mondiale sur l’océan reste confidentielle puisqu’elle ne représente que 4 % de l’effort déployé dans l’ensemble des sciences de l’environnement. Dans ce domaine, la France dispose pourtant de nombreux atouts, avec une communauté scientifique forte de 3700 scientifiques, ingénieurs et techniciens, des organismes de recherche de premier plan (Ifremer, CNRS) et des infrastructures de recherche sur l’ensemble de ses littoraux. Elle s’appuie aussi sur la flotte océanographique française qui lui permet de se déployer dans toutes les ZEE françaises de métropole et d’outre-mer.
La question essentielle qui se pose à la France est double : l’exploitation des ressources de sa ZEE implique à la fois des capacités techniques mais requiert également la capacité d’acquérir de la connaissance sur les écosystèmes présents.
L’adoption d’un programme structurant de recherche « Un océan de solutions » élaboré par le CNRS, l’Ifremer et l’alliance de recherche AllEnvi, et l’annonce par le Président de la République d’un programme prioritaire de recherche « Océan – Climat » montrent que la France souhaite maintenir son rang de premier plan dans un contexte de mobilisation scientifique internationale accrue avec la décennie des sciences océaniques au service du développement durable 2021-2030 [voir l’entretien avec F. Gaill p. 80].
Au-delà du potentiel représenté par les ressources de ses ZEE, la France doit y assumer des responsabilités. La première d’entre elle est d’y défendre ses droits souverains, ce qui passe par la lutte contre les activités illégales, qu’elles visent à s’approprier les ressources ou qu’elles concernent les trafics illicites, comme celui de produits stupéfiants [voir l’analyse de H. Dupuis p. 71]. Cette défense de nos droits souverains et de nos ressources comme de la biodiversité passe également par la prévention et la lutte contre les pollutions volontaires comme accidentelles. La France, dans le cadre de l’organisation mondiale du sauvetage maritime, assume dans ses ZEE et même au-delà de cellesci la responsabilité de la coordination des secours en mer.
Une organisation et des moyens pour faire face à ces enjeux
Pour assumer ses responsabilités, la France s’est dotée depuis la fin des années 1970 d’une organisation de l’action de l’État en mer. Placée au niveau central sous l’autorité du Premier ministre, assisté du Secrétaire général de la mer, cette organi
sation originale est par essence interministérielle car les sujets relatifs aux mers et océans sont trop vastes pour être contenus dans les attributions d’un seul ministère. Le Premier ministre s’appuie sur un comité interministériel de la mer et, sous son autorité, le Secrétaire général de la mer « anime et coordonne les travaux d’élaboration de la politique du Gouvernement en matière maritime (8). » Au niveau local, le préfet maritime en métropole ou le délégué du gouvernement pour l’action de l’État en mer outre-mer, est le représentant de l’État en mer, représentant direct du Premier ministre et de chacun des membres du Gouvernement. Doté d’un pouvoir de police générale et de la capacité juridique à réglementer dans son domaine de compétence et à prendre des mesures d’urgence, il anime et coordonne l’action en mer des administrations et la mise en oeuvre de leurs moyens, dans le respect de leurs attributions propres.
Pour assumer cette grande diversité de responsabilités dans la ZEE, l’État a mis en place des moyens assurant de manière cohérente les fonctions de surveillance, d’analyse, et d’intervention. Pour la surveillance, il exploite des techniques complémentaires : observation satellite optique et radar, patrouille d’avions ou de navires. Ce domaine connaît un rythme élevé d’innovations. Pour l’analyse de situation, l’État dispose de systèmes d’information, connectant les différentes sources de données nationales ou étrangères, et incorporant des algorithmes de plus en plus « intelligents » pour leur interprétation. L’intervention est réalisée par des navires, avions et hélicoptères des différentes administrations (marine nationale, douanes, gendarmerie, sécurité civile, affaires maritimes) et de la marine. Cette gamme de moyens et de compétences humaines permet de s’adapter aux conditions variées des différentes ZEE sous juridiction française.
En dotant les commandants de bâtiments et d’aéronefs de l’État de pouvoirs de contrôle et de coercition et d’habilitations à rechercher et constater des infractions dans des domaines variés, de la pêche illégale à la piraterie en passant par les atteintes à l’environnement et le trafic illicite de produits stupéfiants, la France se place en position d’utiliser au mieux ses moyens. Ces pouvoirs sont régulièrement employés et mis à l’épreuve du droit par les avocats des contrevenants.
L’action en mer de la France s’inscrit dans l’environnement régional des territoires. De nombreuses coopérations ont lieu avec les États ayant des ZEE adjacentes en matière de sauvetage en mer, de surveillance et de contrôle des pêches, de répression du trafic de produits stupéfiants ou d’assistance aux navires en difficulté et de lutte contre les pollutions marines. Confrontée fin 2018 et début 2019 à deux événements de mer d’ampleur, l’un en Méditerranée (collision des navires Ulysse et Virginia), l’autre en Atlantique (incendie puis naufrage du navire Grande America), la France a par exemple bénéficié du concours de moyens mis à disposition par l’Italie, l’Espagne et l’EMSA (9) pour lutter contre les pollutions aux hydrocarbures. Cet environnement régional est tout d’abord marqué par l’Union européenne qui, au-delà de la politique commune des pêches, investit de plus en plus les domaines de la sécurité maritime et de la lutte contre l’immigration clandestine. Il est donc essentiel de bâtir une stratégie européenne ambitieuse et efficace pour pouvoir faire porter à l’échelle internationale les positions que nous
souhaitons défendre dans les différentes enceintes. L’environnement international de la France maritime ne se limite naturellement pas à l’Europe, en raison de la présence française à l’échelle mondiale.
Points d’appui et vecteurs d’influence
L’organisation de l’action de l’État en mer et les moyens qui y sont consacrés permettent de faire face aux événements de mer, de lutter contre les activités illicites en mer et de protéger les ressources. Ainsi, de l’Atlantique à la Méditerranée et du Pacifique à l’océan Indien, les ZEE françaises font l’objet d’une attention quotidienne. Lutte contre la pêche illégale en Guyane, sauvetage et aide médicale en mer au bénéfice de l’ensemble des marins qui naviguent dans ces eaux, répression du trafic de produits stupéfiants aux Antilles, opérations d’assistance aux navires en difficulté dans des zones parfois très isolées comme l’atoll de Raroia dans les Tuamotu avec le déséchouement du vraquier Thorco Lineage en 2018… Dans ses ZEE, la France apporte une sécurité propice au développement des activités économiques en mer.
Cette maîtrise par la France de ses espaces maritimes la place en situation, notamment à partir de ses outre-mer, de favoriser un effet d’entraînement sur les États voisins et de se placer ainsi comme « producteur de sécurité » à l’échelle régionale, ce qui constitue un levier d’intégration régionale.
Les moyens utilisés pour défendre les intérêts et surveiller les espaces maritimes français sont également employés en soutien des États proches de chaque collectivité d’outre-mer. Les collectivités d’outre-mer constituent ainsi autant de « bases avancées » en soutien de la politique maritime française. L’échange d’information maritime entre agences et services nationaux ainsi qu’avec l’industrie maritime permet de démultiplier la connaissance des flux et activités au large de nos côtes. Par son réseau de centres nationaux et le positionnement d’officiers insérés dans des centres étrangers, la France met en oeuvre une politique dynamique dans ce domaine. En tant qu’État riverain de l’ensemble des océans, la France est membre d’organisations régionales et internationales maritimes, véritables vecteurs d’influence. Elle siège ainsi dans plusieurs organisations régionales de gestion des pêches, qui lui permettent de s’exprimer en son nom et de développer une diplomatie autonome conforme à ses intérêts (CICTA (10), OPANO (11), WCPFC (12)…), et participe à des conventions de protection de l’environnement dans la plupart des bassins océaniques ou maritimes. La France est aussi fréquemment associée à des forums dédiés à la sécurité et à la sûreté maritime, notamment ceux consacrés à la coopération entre gardecôtes, à travers lesquels elle peut mettre en valeur son modèle. La légitimité que lui procure son emprise internationale se concrétise aussi par des actions bilatérales, telles que le dialogue maritime stratégique qu’elle mène avec le Japon, enceinte de coordination des nombreux axes de coopération entre les deux pays. Pour répondre à ces enjeux, au-delà d’une organisation et de moyens, il faut une ambition. Le cap a été fixé de façon très claire par le Président de la République dans son discours aux Assises de l’économie de la mer, le 3 décembre 2019 à Montpellier, dans les domaines de la recherche, de la protection de l’environnement, du développement économique durable et de la sécurité des espaces et des intérêts maritimes français.
Lutte contre la pêche illégale, sauvetage et aide médicale en mer, répression du trafic de produits stupéfiants, opérations d’assistance aux navires en difficulté… Dans ses ZEE, la France apporte une sécurité propice au développement des activités économiques en mer.