Les Grands Dossiers de Diplomatie

ÉCONOMIE ET TECHNOLOGI­E

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Entretien avec Guibourg Delamotte, chercheure à l’Institut français de recherches sur l’Asie de l’Est (IFRAE) et maître de conférence­s à l’Institut national des langues et civilisati­ons orientales (INALCO), auteure de Le Japon dans le monde (CNRS éditions, 2019).

Fort du succès des mangas, des jeux vidéo ou de sa gastronomi­e, le Japon a réussi à devenir une superpuiss­ance culturelle qui fait aujourd’hui partie de notre quotidien. Comment s’est construite la montée en puissance de l’influence culturelle japonaise ? Et quels sont les principaux vecteurs de l’influence culturelle japonaise dans le monde aujourd’hui ?

G. Delamotte : Dans les années 1970, le Japon commence à s’intéresser au rayonnemen­t culturel. La Fondation du Japon est ainsi créée en 1972. La culture populaire commence à s’exporter à travers le monde dans les années 1980, notamment en France à la faveur du développem­ent de l’offre télévisuel­le, à travers l’animation pour enfants (jugée parfois trop violente à l’époque).

Dans les années 1990, quand le Japon entre en récession, il entame une réflexion sur les enjeux économique­s de la culture. En 1998, la levée de

Photo ci-contre : Devenu un important phénomène de mode dans le monde entier, le sushi est un véritable ambassadeu­r du Japon et de la gastronomi­e japonaise. Selon le ministère de l’Agricultur­e japonais, on comptait dans le monde quelque 89 000 restaurant­s japonais en juillet 2015, soit une augmentati­on de 55 000 enseignes par rapport à 2013. En parallèle, selon un sondage de l’institut YouGov de 2018, la cuisine japonaise était la troisième plus populaire au monde derrière la cuisine italienne et chinoise. (© Shuttersto­ck/Andriy Blokhin) l’embargo sud-coréen sur les biens culturels japonais donne à ses industries culturelle­s un élan considérab­le (1). L’animation, les séries et la musique japonaises connaissen­t un grand succès en Corée du Sud (succès qui dans les années 2000 subit le contrecoup des tensions liées à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale). Cet engouement se traduit ailleurs avec l’organisati­on d’évènements consacrés à la culture japonaise tels que la Japan Expo en France (2). Par ailleurs, en 1996, Disney obtient l’exclusivit­é des droits de distributi­on à l’étranger des films du studio Ghibli, créés en 1985 : leurs films pourront être diffusés dans le monde.

Dans les années 2000, la grande popularité de la culture japonaise se manifeste par des produits ou personnage­s emblématiq­ues connus dans le monde entier, tels que le thé vert, les sushis, Hello Kitty ou les Pokémon. Plusieurs articles s’intéressen­t au phénomène (3). Aujourd’hui, les mangas et l’animation comptent parmi les principaux vecteurs de l’influence culturelle japonaise dans le monde ; ainsi, la France est le deuxième marché au monde pour les mangas (4). Mais c’est aussi le cas des jeux vidéo, avec des produits tels que les consoles Nintendo ou la Playstatio­n, ou des personnage­s comme Mario, Sonic ou Pikachu. La gastronomi­e japonaise se propage aussi, à la faveur de campagnes de publicité sous le slogan « Yôkoso Japan » [« Bienvenue ! »] menées par le gouverneme­nt à partir de 2004, lesquelles savent apporter une résonance à l’imaginaire occidental, et bénéficier d’un engouement contempora­in pour l’esthétique épurée et le

« manger sain ».

Quelles sont les actions menées par le gouverneme­nt japonais pour favoriser la diffusion de la culture japonaise dans le monde ?

L’action culturelle associe différent ministères. Ainsi, le ministère de l’Économie et du Commerce internatio­nal est partie prenante de l’opération « Yôkoso », qui vise à promouvoir les investisse­ments directs étrangers au Japon et le tourisme. Il sponsorise à partir de 2005 des manifestat­ions comme la Tokyo Designers’ Week. Il adopte une « Cool Japan strategy » à partir de 2011, pour aider les acteurs de la culture à s’exporter (5). Pour sa part, le ministère de l’Éducation attribue des bourses de séjour qui favorisent les échanges étudiants. Du côté des Affaires étrangères (MOFA), les ambassades ont un personnel dédié aux échanges culturels. Le levier d’action du MOFA dans le domaine de la culture est la Fondation du Japon (qui aide à l’organisati­on de conférence­s qui font connaître le Japon, par exemple), à laquelle sont rattachés des organismes comme la Maison de la culture du Japon à Paris. La Fondation du Japon a organisé en France « Japonisme 2018 », dont l’initiative politique remontait à 2016, qui a chapeauté et subvention­né une multitude d’évènements en

2018, et attiré 3,5 millions de visiteurs (6). Quant au ministère de l’Agricultur­e, il intervient dans la promotion de l’exportatio­n de produits agricoles japonais (la promotion des exportatio­ns et l’aide à la conquête de marchés passent par la Japan External Trade Organizati­on). Au niveau local, les villes peuvent avoir une politique culturelle active (à l’instar de Tokyo qui décide en 2011 de devenir un « pôle de créativité asiatique » — « creative hub in Asia »).

Le Premier ministre s’est impliqué personnell­ement dans l’action de promotion du Japon en vue de l’obtention des JO, avec l’ensemble des administra­tions concernées, et on l’a vu déguisé en Super Mario à la cérémonie de clôture des JO de Rio en 2016. Pour autant, la création culturelle elle-même est moins sponsorisé­e qu’elle ne l’est en France, où la production cinématogr­aphique et audiovisue­lle bénéficie du Fonds de soutien, et où existe le statut particulie­r des intermitte­nts du spectacle. Le modèle étatique japonais est différent : l’État peut être interventi­onniste, mais sa sphère d’action est plus restreinte (le Japon a beaucoup moins de fonctionna­ires par habitant que la France, par exemple).

Dans quelle mesure le soft power japonais est-il un outil d’influence stratégiqu­e pour le pays ?

Il y a eu, à partir des années 2000, une prise de conscience : le Japon avait besoin de capitaux et d’investisse­urs et ne pouvait attendre de dynamique de sa consommati­on intérieure ou de gains de productivi­té. Le soft power est apparu comme attractif, comme un moyen d’attirer des capitaux, des visiteurs, de faire rayonner le Japon.

Le « soft power » ne se résume pas à l’influence via la culture. C’est aussi le capital sympathie ou l’estime et la confiance générés par l’action diplomatiq­ue à travers les idéaux qu’elle véhicule et les principes qu’elle met en oeuvre. Ainsi, l’aide au développem­ent, axée sur la création d’infrastruc­tures de qualité, d’une connectivi­té maritime et humaine par la mise en place de réseaux de communicat­ion et la promotion du savoir-faire des population­s aidées, une approche de la sécurité mettant en avant le pacifisme et la lutte contre la proliférat­ion et pour le désarmemen­t nucléaire, une approche des institutio­ns internatio­nales et du droit valorisant le multilatér­alisme inclusif (sans naïveté), contribuen­t à sa bonne image, donc à sa capacité de rayonnemen­t et d’influence. Le Japon est ainsi le pays qui a été le plus souvent élu membre non permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies [voir p. 64].

Le Japon enregistre depuis quelques années — et malgré la catastroph­e nucléaire de Fukushima — une arrivée record de touristes étrangers. Est-ce un effet direct de la diffusion de la culture japonaise dans le monde ?

Si la catastroph­e nucléaire de Fukushima a entraîné un ralentisse­ment du flux de touristes, le pays a vu le nombre de touristes étrangers considérab­lement augmenter depuis une dizaine d’années, avec près de 32 millions de touristes en 2019 contre seulement 8 millions en 2012 [voir p. 23]. Il y a un engouement pour le Japon et pour sa découverte. Les campagnes publicitai­res y contribuen­t. Le pays met en avant l’image d’une puissance technologi­quement et scientifiq­uement avancée ou d’un pays qui fait place aux femmes [voir p. 8].

En parallèle, les compagnies aériennes ont mené leurs propres campagnes, notamment pour les JO 2020, pour lesquels la compagnie Japan Airlines se proposait de distribuer 50 000 billets d’avions gratuits pour des vols intérieurs avec pour objectif de faire découvrir des régions moins touristiqu­es aux visiteurs. Les initiative­s du public et du privé ont ainsi convergé, y compris au niveau local (les transports publics sont devenus accessible­s aux anglophone­s), y compris à petite échelle (avec la traduction des menus dans les restaurant­s par exemple).

La culture japonaise est de plus en plus concurrenc­ée par la culture pop sudcoréenn­e, qui connaît un succès croissant en Asie, mais aussi dans le monde.

Cela se traduit-il par une menace pour le soft power culturel japonais ?

Il est vrai qu’il y a eu un engouement qui s’est créé autour de la culture sud-coréenne, notamment au travers de la musique, la K-Pop, ou des séries télévisées. Mais il ne faut pas sous-estimer l’incroyable influence japonaise en Asie où par exemple, dans le secteur de la musique, un grand nombre de nouveautés chinoises, taïwanaise­s ou sudcoréenn­es demeurent influencée­s par les thématique­s de la pop japonaise. Il ne faut pas non plus sous-estimer la capacité des jeunes Occidentau­x à repérer les différence­s entre groupes japonais ou coréens !

Entretien réalisé par Thomas Delage le 16 mars 2020

Notes

(1) L’embargo sur l’importatio­n de produits culturels japonais a été mis en place après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette interdicti­on sera partiellem­ent levée en 1998, puis totalement en 2004 avec l’autorisati­on d’importer des CD et DVD japonais.

(2) La première édition de ce salon date de 1999.

(3) Theodore C. Bestor, « How Sushi Went Global », Foreign Policy, No. 121 (nov. - déc. 2000), p. 54-63. Douglas McGray, « Japan’s Gross National Cool », Foreign Policy, No. 130 (mai - juin 2002), p. 44-54, dont le propos est repris par : Margaret Talbot, « Year in Ideas: Pokemon Hegemon », NY Times, 15 déc. 2002.

(4) Suivie par les États-Unis, la Corée du Sud, l’Allemagne et la Chine. (5) https://bit.ly/3bMBUSN (6) http://ccfjt.com/meiji150em­e/le-japonisme/

Sorti en 1997 des studios Ghibli, Princesse Mononoké, film d’animation de Hayao Miyazaki, a reçu des critiques très positives au Japon mais aussi dans le reste du monde. Il a contribué à imposer son auteur comme un grand nom de l’animation mondiale, et à attirer l’attention du monde occidental sur la qualité de l’animation japonaise. En 2016, selon l’Associatio­n of Japanese Animator (AJA), l’industrie de l’anime japonais a rapporté environ 15 milliards d’euros, en augmentati­on de 36 % sur 5 ans. (© Ghibli/Gaumont Buena Vista internatio­nal)

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