Les Grands Dossiers de Diplomatie
L’énergie au Japon : dépendance aux hydrocarbures et course à la technologie
L’arrêt des réacteurs nucléaires japonais, consécutif à la catastrophe de Fukushima à l’automne 2011, et leur lent redémarrage ont obligé les entreprises et l’État à tourner leur regard vers d’autres sources d’approvisionnement en énergie, avec des conséquences tant économiques que géopolitiques.
Un peu moins d’une décennie après la catastrophe de Fukushima, le paysage énergétique du Japon est à la fois profondément transformé et semble figé dans un mix marqué par la place des hydrocarbures. Comment dès lors pour le pays articuler les différents enjeux de la sécurité des approvisionnements et de la lutte contre les changements climatiques, en particulier avec les tensions qui se multiplient depuis quelques années dans le golfe Arabo-Persique, territoire privilégié des approvisionnements japonais ? Cette situation complexe qui tend à orienter naturellement le Japon vers ses points forts de R&D puissante et d’excellence technologique, doit également prendre en compte l’état de la compétition mondiale sur les technologies liées aux transitions énergétiques. Alors que pendant de nombreuses années celle-ci s’organisait entre les pays les plus développés, la rapide émergence des économies chinoise et sud-coréenne menace aujourd’hui fortement le Japon sur les technologies énergétiques de pointe.
Des dépendances accrues
L’un des premiers effets énergétiques post-Fukushima a été l’arrêt brutal de la production électronucléaire. Avant la catastrophe, le nucléaire jouait un rôle central dans le mix électrique
japonais, représentant plus du quart de la production nationale et permettant de limiter les émissions de gaz à effet de serre produites par les centrales à gaz et au charbon. L’arrêt brutal de la production a ainsi été compensé par un recours massif au gaz naturel liquéfié importé, avec un développement plus rapide des énergies renouvelables, même si ces dernières ne représentent toujours qu’une faible part marginale du mix électrique (18 % de l’électricité produite en 2018). Dans ce contexte, le Japon a augmenté ses importations d’hydrocarbures, à commencer par le gaz naturel liquéfié (GNL), dont il est le premier importateur mondial devant la Chine. Tokyo souffre d’ailleurs, en termes de compétition internationale, de la montée rapide de Pékin comme nouveau marché dominant du GNL. Alors que la Chine n’importait pas de gaz liquéfié avant le milieu des années 2000, elle importe aujourd’hui un volume égal aux trois-quarts de celui du Japon. En outre, le développement de la Chine dans le domaine des constructions navales spécialisées a permis aux entreprises chinoises de surpasser leurs concurrents japonais pour les nouvelles générations de pétroliers et de méthaniers, la Chine se retrouvant maintenant face au leader du marché sud-coréen. La dépendance accrue du Japon aux fournisseurs de GNL s’est faite à la fois par un recours important aux partenaires traditionnels du Japon, mais aussi par l’entrée dans le mix gazier de nouveaux acteurs. Alors que l’Australie demeure le premier fournisseur de GNL du Japon avec 39 milliards de mètres cubes en 2018, la Russie, grâce aux champs de l’île Sakhaline, augmente progressivement sa part dans le mix japonais avec près de 10 milliards de m3, derrière le Qatar et la Malaisie. Les importations du Japon sont ainsi majoritairement tributaires de l’Asie du Sud-Est (28 %) — 63 % en y incluant l’Australie —, du golfe Arabo-Persique (22 %) et de Russie (8 %). La logique économique de l’approvisionnement auprès des fournisseurs les plus proches est donc respectée, avec une orientation indopacifique très marquée. Le Japon a d’ailleurs été l’un des principaux acteurs de la baisse des prix du GNL grâce à l’augmentation importante des volumes importés depuis le début de la décennie.
Cette matrice gazière fait écho aux importations de pétrole du Japon, l’archipel étant ici aussi particulièrement dépendant. Étant donné la faiblesse de la production pétrolière asiatique, c’est vers le golfe Arabo-Persique et la Russie que Tokyo se tourne majoritairement. Le Japon est ainsi client à la fois de l’Arabie saoudite (38 % du brut importé en 2018), des Émirats arabes unis (25 %), du Koweït (8 %), de la Russie (5 %), mais aussi de l’Iran. En effet, le pays faisait partie de la liste d’exemption des sanctions américaines d’importation d’hydrocarbures iraniens jusqu’en mai 2019 (1).
Eu égard à la matrice d’importations du Japon, tout choc géopolitique majeur dans le Golfe aurait un impact immédiat sur les approvisionnements de l’archipel, la diversification des sources depuis la Russie et l’Asie centrale — qui concerne le brut mais aussi les produits raffinés — étant pour l’instant très limitée. Cette situation impose au Japon une politique prudente, avec une implication nulle ou minimale dans les crises locales et la volonté de coopérer avec tous les acteurs, comme en témoigne la mise en place d’un Dialogue politique nippoarabe (2017) ou le soutien réaffirmé à l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien. Il n’en est pas moins vrai que les officiels japonais, S. Abe en tête, visitent régulièrement les partenaires économiques pétroliers et gaziers du Japon, dans le but de créer une véritable « diplomatie des ressources » (2), consolidée par la création de postes d’attachés d’ambassade pour les ressources naturelles dans une cinquantaine de pays. En ce qui concerne les réacteurs nucléaires japonais, ceux-ci sont prudemment remis en service après de sévères évaluations, et dans un contexte de défiance persistante de la part de la population (3). En 2019, seuls 9 réacteurs sur les 37 potentiellement fonctionnels avaient recommencé à produire de l’électricité. Identiquement, les nouveaux projets de réacteurs ont été gelés, en particulier ceux pratiquement terminés de Shimane-3 et Ohma-1, dont l’avenir reste suspendu à la décision du régulateur japonais. C’est ainsi toute une filière technologique nationale qui a entretemps connu la faillite de Toshiba-Westinghouse, qui demeure dans l’expectative.
La situation est d’autant plus paradoxale qu’avant la catastrophe, en pleine renaissance du nucléaire civil, les autorités japonaises prévoyaient que le nucléaire serait l’un des principaux contributeurs à leurs engagements climatiques. Depuis Fukushima et ses conséquences, la stratégie nationale a été largement révisée, au détriment de l’environnement en particulier.
Les engagements climatiques, une équation insoluble ?
Ce recours accru aux hydrocarbures a des effets collatéraux inévitables sur les émissions de gaz à effet de serre de l’archipel et, partant, sur les engagements climatiques de celui-ci. L’intensité énergétique (4) du Japon a connu une hausse importante après Fukushima. Le retour important des hydrocarbures les plus polluants dans le mix énergétique en est le principal responsable, le charbon, le pétrole et le gaz représentant 88 % du total en 2018. De fait, les émissions de gaz à effet de serre de l’archipel ont ainsi augmenté entre 2010 et 2013 pour connaître une réduction limitée ensuite. Le pays affichait en 2017 un taux d’émissions toujours supérieur à celui de 1990 (1292 millions de tonnes de CO contre 1275 millions de tonnes) (5), base des négociations climatiques internationales jusqu’à la COP21.
Le Strategic Energy Plan du METI (6) révisé en 2018 repose sur les 3E+S ( Energy security, Economic efficiency, Environment, Safety) afin de dessiner le futur du secteur national de l’énergie. Prenant en compte non seulement l’exposition très forte du Japon aux fluctuations des matières premières, mais également l’intensité de la compétition technologique avec la Chine, il propose une vision centrée sur l’innovation (stockage, séquestration du carbone, digitalisation) et l’équilibrage du mix énergétique à l’horizon 2030. Loin de renier le nucléaire, le plan tente, nolens volens, d’articuler sécurité énergétique et lutte contre les changements climatiques. En 2015, lors de la COP21, l’INDC (7) du Japon affichait l’objectif de 26 % de réduction de gaz à effet de serre en 2030 sur une base 2013 (8). Cette année de référence s’explique ainsi par la hausse des émissions post-Fukushima ; une date antérieure avec un Japon fortement nucléarisé rendrait l’objectif bien plus faible. Le document précise d’ailleurs que le Japon devrait toujours disposer en 2030 d’un mix électrique très majoritairement issu des hydrocarbures (26 % charbon, 27 % GNL, 3 % diesel), les renouvelables ne comptant que pour environ un quart (9).
L’une des explications de ce phénomène est à rechercher dans la flambée des prix de l’électricité consécutive à la fermeture des centrales nucléaires japonaises. Alors que le prix était stable aux alentours de 14 cents USD/KWh avant la catastrophe, celui-ci s’est envolé pour atteindre 18 cents USD/KWh en 2014, conséquence du recours massif aux importations d’hydrocarbures. Dans ce contexte et avec une dette publique importante qui a elle-même augmenté en postcatastrophe pour dépasser aujourd’hui les 200 % du PIB. Cette situation de prix élevés et d’impossibilité économique de fournir un soutien important au secteur des énergies renouvelables, a mécaniquement imposé un recours aux sources les moins chères (charbon, pétrole et gaz) pour pallier à la perte de capacités nucléaires. Sur le segment solaire par exemple, la réduction des tarifs subventionnés ( feed-in tariffs) a résulté en une baisse continue des nouvelles installations depuis 2016 (10).
Malgré cette politique publique atone, les entreprises japonaises se sont montrées actives quant au développement de systèmes de production alternatifs. Les conglomérats japonais ont ainsi été parmi les premiers à investir massivement le marché des panneaux solaires photovoltaïques dans les années 19801990, avec de belles réussites industrielles comme Kyocera, Sharp Solar ou Solar Frontier. Toutefois ces entreprises, qui ont été des précurseurs technologiques, sont aujourd’hui le plus souvent dépassées sur le marché international par la capacité de production en grand volume des acteurs chinois, qui ont eu tendance dans les années 2010 à monopoliser le marché, à tel point que les entreprises chinoises concentrent près de 70 % du marché total du solaire photovoltaïque, reléguant les entreprises japonaises dans des rôles secondaires. Aujourd’hui, certaines entreprises nationales poursuivent leur développement technologique sur ce segment, en particulier sur la question des panneaux photovoltaïques flottants, qui permettent d’économiser à la fois de la place et une dépense énergétique pour le refroidissement. Cette course à la technologie qui est poursuivie par les grands acteurs japonais semble être la seule stratégie possible pour les entreprises de l’archipel tant la concurrence asiatique est forte dès que les produits commencent à se démocratiser. Le besoin de maintenir des prix raisonnables pour la transition énergétique partout sur la planète tend ainsi à orienter les achats industriels vers des questions de coût plus que de performance, les ENR ayant un profil bien plus « consommable » que les autres installations énergétiques. Face à cette situation, les acteurs industriels et publics japonais ont décidé de s’orienter depuis quelques années vers les technologies liées à l’efficacité énergétique, plus que celles de production. En effet, dans un pays au profil de consommation relativement stable — comme c’est le cas en Europe et en Amérique du Nord —, les gains énergétiques sont plus facilement réalisables sur le transport et la distribution que sur la production.
L’efficacité énergétique : une voie d’avenir ?
La solution de ce dilemme énergie-climat pourrait se trouver dans les technolo
Les acteurs industriels et publics japonais ont décidé de s’orienter depuis quelques années vers les technologies liées à l’efficacité énergétique, plus que celles de production.
gies d’efficacité énergétique dont le Japon a fait depuis des années une priorité d’investissement. Le stockage d’énergie et d’électricité en particulier fait figure de pilier de la stratégie énergétique nationale. Il faut ainsi rappeler que le processus de stockage d’électricité dans les batteries suivant la technologie lithium-ion à phase liquide, est issu d’un brevet japonais (Sony) de 1991. Les grandes entreprises nationales comme Panasonic semblent ainsi particulièrement bien positionnées pour opérer le virage des batteries lithium-ion en grand volume, hors du simple cadre de loisir. Or, il faut également prendre en compte l’avancée très forte des acteurs chinois sur ce segment depuis quelques années. C’est ainsi une véritable coopétition qui s’établit entre Chine et Japon. Une importante part des batteries fabriquées en Chine le sont par des sous-traitants d’entreprises japonaises ou suivant des technologies développées au Japon. En contrepartie, une part importante des matières premières (lithium et cobalt) nécessaires à la fabrication desdites batteries est fournie par des entreprises chinoises. Ici aussi, l’effet de masse de la production chinoise tend à écraser la concurrence en faveur de Pékin (11), que ce soit le Japon, la Corée du Sud ou les États-Unis, Tesla ayant récemment annoncé un partenariat de fourniture de lithium avec des entreprises chinoises. La maîtrise de la chaîne de valeur industrielle au niveau international qui fait défaut au Japon — seul Toyota Tsusho est présent sur le segment minier du lithium en Argentine dans le consortium du salar de Olaroz — est l’un des gros désavantages du pays dans ce marché en pleine expansion.
Au-delà des batteries, l’hydrogène est aujourd’hui la priorité technologique des entreprises et de l’État japonais. L’enjeu du stockage d’énergie, avec la possibilité d’employer celle-ci dans le secteur électrique — en gas-to-power — ou dans la mobilité, représente pour le Japon la voie de développement technologique privilégiée, avec l’avantage d’un marché neuf sur lequel le concurrent chinois n’est pas encore très présent. Toutefois, la question se pose de savoir si ce développement de l’hydrogène se fera par la voie technologique la moins coûteuse — par reformage du méthane — ou la plus écologique, par électrolyse de l’eau. La voie « méthane » est explorée au travers d’un partenariat avec l’Australie, grand producteur de gaz et de charbon, alors que la voie « eau » fait l’objet d’ententes avec les pays européens dont la France, dans l’hypothèse de l’utilisation d’énergie solaire pour alimenter le système de production. Le Japon est donc à la croisée des chemins dans l’hydrogène, domaine dans lequel il peut néanmoins bénéficier d’un dynamisme entrepreneurial fort.
Les entreprises japonaises se montrent ainsi particulièrement actives en ce domaine, avec notamment Toshiba qui propose le système H2One : équipement de production et de stockage d’hydrogène à partie d’énergie solaire, le tout en conteneur. Si ce système s’avère idéal pour les endroits coupés du réseau électrique principal ( off-grid) ou en secours post-catastrophe naturelle, son utilisation en masse est plus hypothétique. Toujours est-il que le Japon a décidé de devenir le leader des technologies d’hydrogène décarboné — en particulier sur le segment de la mobilité — à partir d’énergie solaire. Dans ce contexte, le rapprochement entre Paris et Tokyo, patent depuis 2018, est un signe fort : face à la Chine qui avance également très vite, Japon et Europe sont convaincus que seule une coopération — forte ? — peut leur permettre de ne pas perdre cette course technologique.
Le Japon semble dans une situation énergétique complexe où il doit articuler l’augmentation imprévue de sa dépendance aux hydrocarbures avec le besoin de réduire son empreinte environnementale. De même l’équation économique se révèle tout aussi délicate avec un besoin de maintenir des prix de l’électricité raisonnables et, eu égard à l’endettement colossal, une faible capacité d’investissement public dans les infrastructures. Face à cette situation, le pays a longtemps pu compter sur l’excellence technologique de ses entreprises, lesquelles doivent aujourd’hui faire face à la concurrence chinoise dans de nombreux segments, y compris les plus innovants. La voie explorée depuis des années, celle de l’efficacité énergétique et du stockage, apparaît prometteuse, mais il semble bien que le Japon doive cette fois l’appréhender avec une importante coopération internationale, au risque, une fois encore, d’être dépassé par le voisin chinois.