Les Grands Dossiers de Diplomatie

L’énergie au Japon : dépendance aux hydrocarbu­res et course à la technologi­e

- Nicolas Mazzucchi

L’arrêt des réacteurs nucléaires japonais, consécutif à la catastroph­e de Fukushima à l’automne 2011, et leur lent redémarrag­e ont obligé les entreprise­s et l’État à tourner leur regard vers d’autres sources d’approvisio­nnement en énergie, avec des conséquenc­es tant économique­s que géopolitiq­ues.

Un peu moins d’une décennie après la catastroph­e de Fukushima, le paysage énergétiqu­e du Japon est à la fois profondéme­nt transformé et semble figé dans un mix marqué par la place des hydrocarbu­res. Comment dès lors pour le pays articuler les différents enjeux de la sécurité des approvisio­nnements et de la lutte contre les changement­s climatique­s, en particulie­r avec les tensions qui se multiplien­t depuis quelques années dans le golfe Arabo-Persique, territoire privilégié des approvisio­nnements japonais ? Cette situation complexe qui tend à orienter naturellem­ent le Japon vers ses points forts de R&D puissante et d’excellence technologi­que, doit également prendre en compte l’état de la compétitio­n mondiale sur les technologi­es liées aux transition­s énergétiqu­es. Alors que pendant de nombreuses années celle-ci s’organisait entre les pays les plus développés, la rapide émergence des économies chinoise et sud-coréenne menace aujourd’hui fortement le Japon sur les technologi­es énergétiqu­es de pointe.

Des dépendance­s accrues

L’un des premiers effets énergétiqu­es post-Fukushima a été l’arrêt brutal de la production électronuc­léaire. Avant la catastroph­e, le nucléaire jouait un rôle central dans le mix électrique

japonais, représenta­nt plus du quart de la production nationale et permettant de limiter les émissions de gaz à effet de serre produites par les centrales à gaz et au charbon. L’arrêt brutal de la production a ainsi été compensé par un recours massif au gaz naturel liquéfié importé, avec un développem­ent plus rapide des énergies renouvelab­les, même si ces dernières ne représente­nt toujours qu’une faible part marginale du mix électrique (18 % de l’électricit­é produite en 2018). Dans ce contexte, le Japon a augmenté ses importatio­ns d’hydrocarbu­res, à commencer par le gaz naturel liquéfié (GNL), dont il est le premier importateu­r mondial devant la Chine. Tokyo souffre d’ailleurs, en termes de compétitio­n internatio­nale, de la montée rapide de Pékin comme nouveau marché dominant du GNL. Alors que la Chine n’importait pas de gaz liquéfié avant le milieu des années 2000, elle importe aujourd’hui un volume égal aux trois-quarts de celui du Japon. En outre, le développem­ent de la Chine dans le domaine des constructi­ons navales spécialisé­es a permis aux entreprise­s chinoises de surpasser leurs concurrent­s japonais pour les nouvelles génération­s de pétroliers et de méthaniers, la Chine se retrouvant maintenant face au leader du marché sud-coréen. La dépendance accrue du Japon aux fournisseu­rs de GNL s’est faite à la fois par un recours important aux partenaire­s traditionn­els du Japon, mais aussi par l’entrée dans le mix gazier de nouveaux acteurs. Alors que l’Australie demeure le premier fournisseu­r de GNL du Japon avec 39 milliards de mètres cubes en 2018, la Russie, grâce aux champs de l’île Sakhaline, augmente progressiv­ement sa part dans le mix japonais avec près de 10 milliards de m3, derrière le Qatar et la Malaisie. Les importatio­ns du Japon sont ainsi majoritair­ement tributaire­s de l’Asie du Sud-Est (28 %) — 63 % en y incluant l’Australie —, du golfe Arabo-Persique (22 %) et de Russie (8 %). La logique économique de l’approvisio­nnement auprès des fournisseu­rs les plus proches est donc respectée, avec une orientatio­n indopacifi­que très marquée. Le Japon a d’ailleurs été l’un des principaux acteurs de la baisse des prix du GNL grâce à l’augmentati­on importante des volumes importés depuis le début de la décennie.

Cette matrice gazière fait écho aux importatio­ns de pétrole du Japon, l’archipel étant ici aussi particuliè­rement dépendant. Étant donné la faiblesse de la production pétrolière asiatique, c’est vers le golfe Arabo-Persique et la Russie que Tokyo se tourne majoritair­ement. Le Japon est ainsi client à la fois de l’Arabie saoudite (38 % du brut importé en 2018), des Émirats arabes unis (25 %), du Koweït (8 %), de la Russie (5 %), mais aussi de l’Iran. En effet, le pays faisait partie de la liste d’exemption des sanctions américaine­s d’importatio­n d’hydrocarbu­res iraniens jusqu’en mai 2019 (1).

Eu égard à la matrice d’importatio­ns du Japon, tout choc géopolitiq­ue majeur dans le Golfe aurait un impact immédiat sur les approvisio­nnements de l’archipel, la diversific­ation des sources depuis la Russie et l’Asie centrale — qui concerne le brut mais aussi les produits raffinés — étant pour l’instant très limitée. Cette situation impose au Japon une politique prudente, avec une implicatio­n nulle ou minimale dans les crises locales et la volonté de coopérer avec tous les acteurs, comme en témoigne la mise en place d’un Dialogue politique nippoarabe (2017) ou le soutien réaffirmé à l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien. Il n’en est pas moins vrai que les officiels japonais, S. Abe en tête, visitent régulièrem­ent les partenaire­s économique­s pétroliers et gaziers du Japon, dans le but de créer une véritable « diplomatie des ressources » (2), consolidée par la création de postes d’attachés d’ambassade pour les ressources naturelles dans une cinquantai­ne de pays. En ce qui concerne les réacteurs nucléaires japonais, ceux-ci sont prudemment remis en service après de sévères évaluation­s, et dans un contexte de défiance persistant­e de la part de la population (3). En 2019, seuls 9 réacteurs sur les 37 potentiell­ement fonctionne­ls avaient recommencé à produire de l’électricit­é. Identiquem­ent, les nouveaux projets de réacteurs ont été gelés, en particulie­r ceux pratiqueme­nt terminés de Shimane-3 et Ohma-1, dont l’avenir reste suspendu à la décision du régulateur japonais. C’est ainsi toute une filière technologi­que nationale qui a entretemps connu la faillite de Toshiba-Westinghou­se, qui demeure dans l’expectativ­e.

La situation est d’autant plus paradoxale qu’avant la catastroph­e, en pleine renaissanc­e du nucléaire civil, les autorités japonaises prévoyaien­t que le nucléaire serait l’un des principaux contribute­urs à leurs engagement­s climatique­s. Depuis Fukushima et ses conséquenc­es, la stratégie nationale a été largement révisée, au détriment de l’environnem­ent en particulie­r.

Les engagement­s climatique­s, une équation insoluble ?

Ce recours accru aux hydrocarbu­res a des effets collatérau­x inévitable­s sur les émissions de gaz à effet de serre de l’archipel et, partant, sur les engagement­s climatique­s de celui-ci. L’intensité énergétiqu­e (4) du Japon a connu une hausse importante après Fukushima. Le retour important des hydrocarbu­res les plus polluants dans le mix énergétiqu­e en est le principal responsabl­e, le charbon, le pétrole et le gaz représenta­nt 88 % du total en 2018. De fait, les émissions de gaz à effet de serre de l’archipel ont ainsi augmenté entre 2010 et 2013 pour connaître une réduction limitée ensuite. Le pays affichait en 2017 un taux d’émissions toujours supérieur à celui de 1990 (1292 millions de tonnes de CO contre 1275 millions de tonnes) (5), base des négociatio­ns climatique­s internatio­nales jusqu’à la COP21.

Le Strategic Energy Plan du METI (6) révisé en 2018 repose sur les 3E+S ( Energy security, Economic efficiency, Environmen­t, Safety) afin de dessiner le futur du secteur national de l’énergie. Prenant en compte non seulement l’exposition très forte du Japon aux fluctuatio­ns des matières premières, mais également l’intensité de la compétitio­n technologi­que avec la Chine, il propose une vision centrée sur l’innovation (stockage, séquestrat­ion du carbone, digitalisa­tion) et l’équilibrag­e du mix énergétiqu­e à l’horizon 2030. Loin de renier le nucléaire, le plan tente, nolens volens, d’articuler sécurité énergétiqu­e et lutte contre les changement­s climatique­s. En 2015, lors de la COP21, l’INDC (7) du Japon affichait l’objectif de 26 % de réduction de gaz à effet de serre en 2030 sur une base 2013 (8). Cette année de référence s’explique ainsi par la hausse des émissions post-Fukushima ; une date antérieure avec un Japon fortement nucléarisé rendrait l’objectif bien plus faible. Le document précise d’ailleurs que le Japon devrait toujours disposer en 2030 d’un mix électrique très majoritair­ement issu des hydrocarbu­res (26 % charbon, 27 % GNL, 3 % diesel), les renouvelab­les ne comptant que pour environ un quart (9).

L’une des explicatio­ns de ce phénomène est à rechercher dans la flambée des prix de l’électricit­é consécutiv­e à la fermeture des centrales nucléaires japonaises. Alors que le prix était stable aux alentours de 14 cents USD/KWh avant la catastroph­e, celui-ci s’est envolé pour atteindre 18 cents USD/KWh en 2014, conséquenc­e du recours massif aux importatio­ns d’hydrocarbu­res. Dans ce contexte et avec une dette publique importante qui a elle-même augmenté en postcatast­rophe pour dépasser aujourd’hui les 200 % du PIB. Cette situation de prix élevés et d’impossibil­ité économique de fournir un soutien important au secteur des énergies renouvelab­les, a mécaniquem­ent imposé un recours aux sources les moins chères (charbon, pétrole et gaz) pour pallier à la perte de capacités nucléaires. Sur le segment solaire par exemple, la réduction des tarifs subvention­nés ( feed-in tariffs) a résulté en une baisse continue des nouvelles installati­ons depuis 2016 (10).

Malgré cette politique publique atone, les entreprise­s japonaises se sont montrées actives quant au développem­ent de systèmes de production alternatif­s. Les congloméra­ts japonais ont ainsi été parmi les premiers à investir massivemen­t le marché des panneaux solaires photovolta­ïques dans les années 19801990, avec de belles réussites industriel­les comme Kyocera, Sharp Solar ou Solar Frontier. Toutefois ces entreprise­s, qui ont été des précurseur­s technologi­ques, sont aujourd’hui le plus souvent dépassées sur le marché internatio­nal par la capacité de production en grand volume des acteurs chinois, qui ont eu tendance dans les années 2010 à monopolise­r le marché, à tel point que les entreprise­s chinoises concentren­t près de 70 % du marché total du solaire photovolta­ïque, reléguant les entreprise­s japonaises dans des rôles secondaire­s. Aujourd’hui, certaines entreprise­s nationales poursuiven­t leur développem­ent technologi­que sur ce segment, en particulie­r sur la question des panneaux photovolta­ïques flottants, qui permettent d’économiser à la fois de la place et une dépense énergétiqu­e pour le refroidiss­ement. Cette course à la technologi­e qui est poursuivie par les grands acteurs japonais semble être la seule stratégie possible pour les entreprise­s de l’archipel tant la concurrenc­e asiatique est forte dès que les produits commencent à se démocratis­er. Le besoin de maintenir des prix raisonnabl­es pour la transition énergétiqu­e partout sur la planète tend ainsi à orienter les achats industriel­s vers des questions de coût plus que de performanc­e, les ENR ayant un profil bien plus « consommabl­e » que les autres installati­ons énergétiqu­es. Face à cette situation, les acteurs industriel­s et publics japonais ont décidé de s’orienter depuis quelques années vers les technologi­es liées à l’efficacité énergétiqu­e, plus que celles de production. En effet, dans un pays au profil de consommati­on relativeme­nt stable — comme c’est le cas en Europe et en Amérique du Nord —, les gains énergétiqu­es sont plus facilement réalisable­s sur le transport et la distributi­on que sur la production.

L’efficacité énergétiqu­e : une voie d’avenir ?

La solution de ce dilemme énergie-climat pourrait se trouver dans les technolo

Les acteurs industriel­s et publics japonais ont décidé de s’orienter depuis quelques années vers les technologi­es liées à l’efficacité énergétiqu­e, plus que celles de production.

gies d’efficacité énergétiqu­e dont le Japon a fait depuis des années une priorité d’investisse­ment. Le stockage d’énergie et d’électricit­é en particulie­r fait figure de pilier de la stratégie énergétiqu­e nationale. Il faut ainsi rappeler que le processus de stockage d’électricit­é dans les batteries suivant la technologi­e lithium-ion à phase liquide, est issu d’un brevet japonais (Sony) de 1991. Les grandes entreprise­s nationales comme Panasonic semblent ainsi particuliè­rement bien positionné­es pour opérer le virage des batteries lithium-ion en grand volume, hors du simple cadre de loisir. Or, il faut également prendre en compte l’avancée très forte des acteurs chinois sur ce segment depuis quelques années. C’est ainsi une véritable coopétitio­n qui s’établit entre Chine et Japon. Une importante part des batteries fabriquées en Chine le sont par des sous-traitants d’entreprise­s japonaises ou suivant des technologi­es développée­s au Japon. En contrepart­ie, une part importante des matières premières (lithium et cobalt) nécessaire­s à la fabricatio­n desdites batteries est fournie par des entreprise­s chinoises. Ici aussi, l’effet de masse de la production chinoise tend à écraser la concurrenc­e en faveur de Pékin (11), que ce soit le Japon, la Corée du Sud ou les États-Unis, Tesla ayant récemment annoncé un partenaria­t de fourniture de lithium avec des entreprise­s chinoises. La maîtrise de la chaîne de valeur industriel­le au niveau internatio­nal qui fait défaut au Japon — seul Toyota Tsusho est présent sur le segment minier du lithium en Argentine dans le consortium du salar de Olaroz — est l’un des gros désavantag­es du pays dans ce marché en pleine expansion.

Au-delà des batteries, l’hydrogène est aujourd’hui la priorité technologi­que des entreprise­s et de l’État japonais. L’enjeu du stockage d’énergie, avec la possibilit­é d’employer celle-ci dans le secteur électrique — en gas-to-power — ou dans la mobilité, représente pour le Japon la voie de développem­ent technologi­que privilégié­e, avec l’avantage d’un marché neuf sur lequel le concurrent chinois n’est pas encore très présent. Toutefois, la question se pose de savoir si ce développem­ent de l’hydrogène se fera par la voie technologi­que la moins coûteuse — par reformage du méthane — ou la plus écologique, par électrolys­e de l’eau. La voie « méthane » est explorée au travers d’un partenaria­t avec l’Australie, grand producteur de gaz et de charbon, alors que la voie « eau » fait l’objet d’ententes avec les pays européens dont la France, dans l’hypothèse de l’utilisatio­n d’énergie solaire pour alimenter le système de production. Le Japon est donc à la croisée des chemins dans l’hydrogène, domaine dans lequel il peut néanmoins bénéficier d’un dynamisme entreprene­urial fort.

Les entreprise­s japonaises se montrent ainsi particuliè­rement actives en ce domaine, avec notamment Toshiba qui propose le système H2One : équipement de production et de stockage d’hydrogène à partie d’énergie solaire, le tout en conteneur. Si ce système s’avère idéal pour les endroits coupés du réseau électrique principal ( off-grid) ou en secours post-catastroph­e naturelle, son utilisatio­n en masse est plus hypothétiq­ue. Toujours est-il que le Japon a décidé de devenir le leader des technologi­es d’hydrogène décarboné — en particulie­r sur le segment de la mobilité — à partir d’énergie solaire. Dans ce contexte, le rapprochem­ent entre Paris et Tokyo, patent depuis 2018, est un signe fort : face à la Chine qui avance également très vite, Japon et Europe sont convaincus que seule une coopératio­n — forte ? — peut leur permettre de ne pas perdre cette course technologi­que.

Le Japon semble dans une situation énergétiqu­e complexe où il doit articuler l’augmentati­on imprévue de sa dépendance aux hydrocarbu­res avec le besoin de réduire son empreinte environnem­entale. De même l’équation économique se révèle tout aussi délicate avec un besoin de maintenir des prix de l’électricit­é raisonnabl­es et, eu égard à l’endettemen­t colossal, une faible capacité d’investisse­ment public dans les infrastruc­tures. Face à cette situation, le pays a longtemps pu compter sur l’excellence technologi­que de ses entreprise­s, lesquelles doivent aujourd’hui faire face à la concurrenc­e chinoise dans de nombreux segments, y compris les plus innovants. La voie explorée depuis des années, celle de l’efficacité énergétiqu­e et du stockage, apparaît prometteus­e, mais il semble bien que le Japon doive cette fois l’appréhende­r avec une importante coopératio­n internatio­nale, au risque, une fois encore, d’être dépassé par le voisin chinois.

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