Les Grands Dossiers de Diplomatie

Le Japon de retour sur la scène internatio­nale ?

- Propos recueillis par Thomas Delage le 25 mars 2020

Fort de sa stabilité au pouvoir depuis 2012 — soit la longévité la plus importante pour un Premier ministre dans l’histoire du Japon —, Shinzo Abe mène depuis son arrivée au pouvoir une diplomatie jugée pro-active et pragmatiqu­e. Qu’en pensez-vous ?

C. Pajon : Shinzo Abe incarne en effet un retour remarquabl­e du Japon sur la scène internatio­nale. Cela est dû à sa longévité au pouvoir [voir p. 15], mais aussi et surtout à son intérêt personnel pour les affaires stratégiqu­es. Il a ainsi rapidement doté le pays d’une véritable « stratégie de sécurité nationale » fondée sur un « pacifisme actif dans le monde », ainsi que sur une diplomatie proactive.

Shinzo Abe s’est engagé personnell­ement à développer la présence japonaise dans le monde, à travers ses nombreux voyages officiels. Il s’est attaché à faire preuve d’initiative pour mieux défendre les intérêts du pays dans le contexte de la rivalité sino-américaine, mais aussi à défendre une vision du monde et du rôle internatio­nal du Japon. Tokyo a ainsi cherché à se présenter comme un pilier central de la démocratie libérale et un champion du système multilatér­al hérité de 1945. En particulie­r, Shinzo Abe et ses conseiller­s sont à l’origine du narratif de l’« Indo-Pacifique libre et ouvert » ( Free and Open Indo-Pacific – FOIP). C’est donc bien le Japon qui a contribué à popularise­r ce terme d’Indo-Pacifique qui aujourd’hui fédère plusieurs grandes démocratie­s asiatiques, dans un mouvement de contrepoid­s à la Chine et à son initiative des nouvelles routes de la soie.

Un autre exemple de l’activisme diplomatiq­ue japonais est la reprise en main du traité trans-Pacifique (TPP), après le retrait des États-Unis. Tokyo a décidé de conduire les discussion­s pour l’adoption d’un TPP à onze (entré en vigueur en décembre 2018), avec l’espoir de voir les États-Unis revenir sur le moyen terme. Cet accord de libre-échange ambitieux vise à écrire les règles du jeu des échanges commerciau­x au XXIe siècle [voir p. 35]. Dans la même perspectiv­e, Tokyo s’est montré particuliè­rement actif au sein des organisati­ons internatio­nales (OCDE, OMC) et lors des sommets G7 de Ise-Shima (2017) et G20 d’Osaka (2019) pour définir les normes internatio­nales en matière d’infrastruc­tures ou dans le domaine de la gouvernanc­e des données.

La politique étrangère japonaise peut être qualifiée en grande partie de pragmatiqu­e : elle vise d’abord à favoriser un environnem­ent internatio­nal le plus favorable pour le pays ; à maximiser les options du Japon, en multiplian­t ses partenaire­s par exemple, voire en négociant un rapprochem­ent circonstan­cié et conditionn­é avec la Chine, pour des raisons économique­s. Toutefois, le fait que Shinzo Abe a centralisé la prise de décision géostratég­ique au sein du Cabinet du Premier ministre conduit parfois à des approches qui semblent plus « idéologiqu­es » que pragmatiqu­es. On peut notamment penser à la relation avec la

Russie. Shinzo Abe poursuit un objectif très personnel quand il multiplie les rencontres avec Vladimir Poutine dans l’espoir de conclure un traité de paix. Ceci en dépit des multiples rebuffades du locataire du Kremlin et alors qu’une résolution du contentieu­x territoria­l reste hors de portée [voir p. 78].

Alors que le Japon est toujours la troisième puissance économique mondiale, le pays du Soleil levant est-il une puissance diplomatiq­ue sous-estimée ? Quid de son influence réelle à l’échelle régionale et à l’échelle mondiale ?

Plusieurs études et sondages ont montré que l’influence ou la réputation du Japon est souvent mal connue ou sous-estimée. En Asie, le Japon est clairement une puissance majeure. L’étude du Lowy Institute, qui cherche précisémen­t à mesurer les indicateur­s de puissance des pays asiatiques, place le Japon en troisième place après les États-Unis et la Chine (1). L’archipel, malgré ses ressources limitées, parvient en effet à déployer une influence diplomatiq­ue importante en s’engageant dans les accords multilatér­aux (TPP) d’une part, et en proposant une alternativ­e crédible à la politique d’investisse­ments chinoise dans les infrastruc­tures régionales d’autre part. L’approche indo-pacifique nippone s’appuie en effet sur des programmes de financemen­t aux infrastruc­tures basés sur des normes de transparen­ce, de soutenabil­ité environnem­entales et sociales et de qualité. Tokyo reste d’ailleurs le principal pourvoyeur d’aide aux infrastruc­tures dans des pays tels que le Vietnam, les Philippine­s et l’Inde. L’archipel s’engage aussi de longue date pour la sécurité maritime de la région. Grâce à son engagement multifacet­tes (2) dans la région, le Japon est aujourd’hui considéré par les leaders d’opinion sud-est asiatiques comme le pays le plus digne de confiance.

Au-delà de son voisinage asiatique, le Japon apparaît aujourd’hui comme un partenaire important pour soutenir le système multilatér­al et faire adopter des normes libérales dans le contexte de rivalité sino-américaine. L’importance croissante du partenaria­t entre l’Union européenne (UE) et le Japon ces dernières années symbolise bien la montée en puissance diplomatiq­ue japonaise. Des accords de partenaria­ts économique­s et stratégiqu­es ont été signés en 2018 et en septembre 2019, un « partenaria­t pour la connectivi­té durable et des infrastruc­tures de qualité » a été signé. Le Japon et l’UE se sont par ailleurs accordés pour faire circuler librement leurs données numériques, créant le plus grand espace de flux de données sécurisé au monde (janvier 2019).

Pour autant, on peut arguer que l’influence du Japon est limitée par la persistanc­e des différends territoria­ux et historique­s avec ses voisins immédiats. Ces pommes de discorde sont régulièrem­ent instrument­alisées par les élites politiques pour tendre les relations, comme l’illustre la forte dégradatio­n des relations entre le Japon et la Corée du Sud ces derniers mois [voir p. 74].

La politique étrangère du Japon s’articule-t-elle essentiell­ement autour de la montée en puissance de la Chine, synonyme de perte d’influence pour Tokyo en Asie ?

Faire face à la montée en puissance de la Chine est en effet une priorité nationale, structuran­te, qui conditionn­e l’ensemble de la diplomatie japonaise, sans compter sa politique de défense. Cette émergence de la Chine (et notamment son expansion maritime) pose en réalité deux types de risques pour le Japon : un risque direct pour sa sécurité et un risque systémique. Depuis 2012, la Chine effectue des incursions maritimes et aériennes fréquentes autour des îles Senkaku (voir carte), en mer de Chine orientale, revendiqué­es par Pékin et Taipei depuis 1970. C’est une situation particuliè­rement difficile, car

Faire face à la montée en puissance de la Chine est en effet une priorité nationale, structuran­te, qui conditionn­e l’ensemble de la diplomatie japonaise, sans compter sa politique de défense.

ces incursions ne sont pas conduites par les forces armées chinoises, mais par les gardes-côtes, une stratégie de guerre hybride qui est délicate à gérer sans provoquer d’escalade militaire. En réponse, le Japon a renforcé sa posture de dissuasion militaire en accroissan­t ses capacités de surveillan­ce et d’interventi­on aériennes et maritimes sur son flanc sudouest, en modernisan­t ses équipement­s et en approfondi­ssant son alliance avec Washington.

Le second risque que fait peser l’ascension de la Chine pour le Japon est de nature systémique. Tokyo considère Pékin comme une puissance révisionni­ste remettant en cause l’ordre mondial libéral d’après 1945. Le projet des nouvelles routes de la soie est pour Tokyo une parfaite illustrati­on de cette ambition chinoise : ce grand projet géostratég­ique, dont la finalité pourrait être le rétablisse­ment d’un système tributaire sous couvert de financemen­t aux infrastruc­tures, est un moyen d’étendre les normes et institutio­ns chinoises à la région, voire au monde.

Face à ce risque systémique que pose la Chine, le Japon oppose une stratégie de contrepoid­s, en renforçant son alliance avec Washington, en diversifia­nt ses partenaire­s internatio­naux et en proposant une grande vision alternativ­e pour l’Asie, basée sur la défense des valeurs libérales, l’Indo-Pacifique libre et ouvert [voir p. 91]. Tokyo prend toutefois garde à ne pas endommager sa relation commercial­e avec son premier partenaire économique.

L’annulation de la visite d’État du président chinois — initialeme­nt prévue en avril 2020 et finalement reportée sine die en raison de la pandémie de coronaviru­s — est-elle dommageabl­e à la relation entre Pékin et Tokyo ?

Le réchauffem­ent actuel, engagé dès 2018, n’est que circonstan­cié et largement lié à l’attitude conciliant­e de Pékin, en difficulté face aux pressions américaine­s. En octobre 2018, lors d’un sommet à Pékin, Xi Jinping et Shinzo Abe avaient ainsi proclamé une « nouvelle ère » pour les relations bilatérale­s, s’appuyant notamment sur la coopératio­n économique dans des pays tiers (3). La visite d’État de Xi Jinping, initialeme­nt prévue pour avril 2020, aurait dû constituer le point d’orgue de ce réchauffem­ent, avec l’adoption d’une nouvelle feuille de route bilatérale pour les dix prochaines années. La crise du coronaviru­s a repoussé la venue du dirigeant chinois. En tout état de cause, cette rencontre n’aurait en réalité pas constitué de tournant fondamenta­l dans la relation : aucun des problèmes de fond qui opposent les deux pays — questions mémorielle­s, différend territoria­l, rivalité stratégiqu­e — n’est réglé. Bien au contraire, 2019 a été une année record en termes d’incursions chinoises dans les eaux territoria­les japonaises autour des Senkaku. Il n’y a donc pas de naïveté côté japonais, où une stratégie de dissuasion, contrepoid­s et engagement conditionn­ée vis-à-vis de la Chine se poursuit.

Shinzo Abe est parfois considéré comme le meilleur allié de Donald Trump sur la scène internatio­nale. Est-ce la réalité et est-ce réciproque ?

L’alliance nippo-américaine est l’assurance-vie de Tokyo. Il est donc vital pour les autorités japonaises de s’entendre avec le locataire de la Maison-Blanche, quel qu’il soit. Shinzo Abe a ainsi fait ce qu’il fallait pour s’attirer les bonnes grâces de Donald Trump : il l’a flatté, lui a consacré de nombreuses parties de golf, et lui a donné des signes de bonne volonté (par exemple, en confirmant un achat massif de chasseurs F-35 pour une somme mirobolant­e).

Ces démarches ont globalemen­t porté leurs fruits sur le plan sécuritair­e, Donald Trump ayant réaffirmé que le traité de sécurité bilatéral restait la pierre angulaire de la paix en Asie, et qu’il s’appliquait bien aux îles Senkaku, revendiqué­es par Pékin. Sur le plan commercial toutefois, Tokyo s’est trouvé davantage en difficulté. Au printemps 2018, Washington impose des taxes sur les exportatio­ns d’acier et aluminium, sans faire bénéficier le Japon du régime d’exemption accordé aux alliés. Tokyo finit, à contrecoeu­r, par accepter l’ouverture de négociatio­ns pour un accord commercial bilatéral (un premier document centré sur l’agricultur­e a été signé en septembre 2019). Sur le dossier nordcoréen, Tokyo s’est également retrouvé en porte-à-faux avec Washington après la volte-face de Donald Trump en faveur d’un dialogue avec Pyongyang. Enfin, le président américain continue à critiquer le coût de ses alliances et pourrait accentuer la pression sur Tokyo lors des

L’alliance nippo-américaine est l’assurance-vie de Tokyo. Il est donc vital pour les autorités japonaises de s’entendre avec le locataire de la Maison-Blanche, quel qu’il soit.

prochaines renégociat­ions de la contributi­on financière nippone à la présence militaire américaine dans l’archipel.

Quel est le bilan de la visite de quatre jours du président américain au Japon en mai 2019 ?

La visite d’État de Donald Trump au Japon en mai 2019, durant laquelle il a notamment rencontré le nouvel empereur Naruhito, a été l’occasion d’aborder l’ensemble de ces sujets délicats entre alliés. Shinzo Abe a mis en avant la contributi­on du Japon à l’économie américaine (45 000 emplois dépendent des investisse­ments directs nippons), quand Trump a minimisé la gravité des lancements de missiles à courte portée effectués par Pyongyang (et menaçant directemen­t l’archipel).

En regard de cette stratégie « America First », le Japon est entré dans une stratégie de hedging [minimisati­on des risques] qui doit lui permettre de faire face à un éventuel retrait stratégiqu­e américain et en minimiser les risques : il multiplie les partenaire­s dans la région, et au-delà, notamment avec l’Europe. Sur le plan militaire, Tokyo est toutefois toujours dépendant de Washington [voir p. 87].

Parallèlem­ent, la Corée du Nord fait figure pour le Japon de pire ennemi et réciproque­ment, alors que Pyongyang a qualifié le Japon « d’ennemi juré » à l’été 2019 dans un contexte de tension diplomatiq­ue entre Séoul et Tokyo. Pourtant, nous assistons à une marginalis­ation du Japon depuis l’offensive diplomatiq­ue initiée par Pyongyang en 2018, alors même que les intérêts de Tokyo dans le dossier nord-coréen sont directs. Comment expliquer cette situation ? Quelle est la position et la stratégie de Tokyo vis-à-vis de la Corée du Nord ?

Plutôt que comme « pire ennemi », le Japon considère la Corée du Nord comme la menace de sécurité la plus grave et la plus immédiate. L’archipel est en effet à la portée de l’ensemble des missiles nord-coréens (depuis 2016, plus de huit missiles nord-coréens sont tombés dans la zone économique exclusive du Japon et deux ont survolé l’archipel). L’accalmie et le retour à la diplomatie dans la foulée des Jeux olympiques de Pyeongchan­g ont ouvert une période d’incertitud­e plutôt défavorabl­e au Japon. Tokyo s’est retrouvé marginalis­é quand le président Trump s’est tourné vers une diplomatie des sommets avec son homologue nord-coréen. De fait, le Japon n’est pas un acteur central du règlement de la question nord-coréenne. Tokyo reste attaché au démantèlem­ent « complet, vérifiable et irréversib­le » de l’arsenal nucléaire nord-coréen et s’inquiète des implicatio­ns d’une possible « dénucléari­sation de la péninsule coréenne » pour l’alliance américano-coréenne.

Shinzo Abe cherche, a minima, à faire entendre les intérêts japonais pour un moratoire sur les tirs de missiles à courte et moyenne portée par exemple, mais surtout pour la réouvertur­e du dossier des kidnappés (au moins 17 citoyens japonais ont été kidnappés par Pyongyang dans les années 1970 et 1980). Dans cette optique, il a cherché à entrer en contact avec Kim Jong-un, sans succès pour le moment.

Alors que Tokyo entretient des relations compliquée­s avec ses principaux voisins, le pays multiplie le développem­ent de partenaria­ts stratégiqu­es, notamment dans le cadre de sa stratégie pour l’Indo-Pacifique. Quels sont aujourd’hui les principaux partenaire­s du Japon sur la scène internatio­nale ? Depuis le milieu des années 2000, le Japon se rapproche de pays aux vues similaires en mettant en place des partenaria­ts stratégiqu­es. Ces relations privilégié­es lui permettent de renforcer sa légitimité à l’internatio­nal, de contrebala­ncer la Chine et d’encourager son allié américain à rester engagé en Asie. Le Japon poursuit la diversific­ation de ses partenaria­ts de sécurité et de défense dans le cadre de son approche indopacifi­que. L’Australie et l’Inde sont des partenaire­s prioritair­es depuis le premier mandat d’Abe (2006-2007). Démocratie­s asiatiques, ces pays partagent les inquiétude­s japonaises face à la Chine et un intérêt commun pour la promotion de la démocratie, de la liberté de navigation et du multilatér­alisme. Tokyo a donc mis en place des consultati­ons diplomatic­omilitaire­s fréquentes, des manoeuvres militaires régulières en format bilatéral, ou trilatéral avec les États-Unis. En novembre 2017, Tokyo soutient la réactivati­on du Dialogue stratégiqu­e quadrilaté­ral, dit « Quad », qui réunit les quatre partenaire­s pour se coordonner sur les questions de sécurité maritime et de financemen­t aux infrastruc­tures. Une première version du Quad, en 2007, avait périclité après que Pékin l’ait dénoncé comme l’émergence d’une « OTAN asiatique ».

En Asie du Sud-Est, Tokyo renforce également ses liens en maintenant des niveaux importants d’investisse­ments publics et privés. Le Japon contribue par ailleurs au renforceme­nt des capacités maritimes des pays de la zone (notamment les Philippine­s, le Vietnam et l’Indonésie) par la formation de leurs gardes-côtes et le transfert de navires de patrouille. Il est aujourd’hui considéré par les pays d’Asie du Sud-Est comme un partenaire de confiance et un pourvoyeur de sécurité.

Tokyo se rapproche enfin des pays européens, notamment en approfondi­ssant sa coopératio­n de sécurité avec la France et le Royaume-Uni pour faire respecter l’État de droit et la liberté de navigation dans l’Indo-Pacifique. Le partenaria­t d’exception avec la France s’appuie notamment sur un dialogue annuel entre les ministres de la Défense et des Affaires étrangères qui se tient depuis 2014, un accord sur le développem­ent et le transfert d’équipement­s et de technologi­es de défense (2016) et la mise en place d’exercices militaires communs de plus en plus ambitieux.

Alors que le Japon est fortement dépendant de son approvisio­nnement en ressources énergétiqu­es, quid de la diplomatie japonaise à l’égard du Moyen-Orient ?

La sécurité énergétiqu­e du Japon dépend en très grande partie du Moyen-Orient [voir p. 48]. Il y a donc déployé, depuis les années 1970 et les chocs pétroliers, une « diplomatie des ressources » particuliè­re, qui vise à sécuriser ses approvisio­nnements, malgré les fluctuatio­ns géopolitiq­ues de la zone.

Ainsi, le Japon s’est distancé de la position américaine et s’est attaché à entretenir des relations cordiales avec les pays arabes et l’Iran. On peut même dire qu’il a entretenu une relation spéciale avec Téhéran, n’appliquant pas de sanctions après la révolution de 1979 par exemple, et appelant à maintenir le dialogue plutôt qu’une attitude de confrontat­ion quand le régime a développé son programme nucléaire.

C’est pourquoi Shinzo Abe a estimé que le Japon, allié des Américains et ami des Iraniens, avait une carte à jouer pour apaiser la crise entre les deux pays et a tenté une médiation en juin 2019. Le Japon a également un intérêt direct à apaiser les relations entre les États-Unis et l’Iran : en effet, un blocus du détroit d’Ormuz dans le cadre d’un potentiel conflit aurait des conséquenc­es désastreus­es pour son économie en stoppant ses approvisio­nnements d’hydrocarbu­res. Il a ainsi décidé fin 2019 de conduire une mission de surveillan­ce maritime et de recueil d’informatio­n dans le golfe d’Oman, la mer d’Arabie et le golfe d’Aden. Il ménage ainsi ses deux partenaire­s : il répond aux demandes américaine­s d’accroître la présence de patrouille­urs dans la région sans pour autant rejoindre la coalition américaine, ni patrouille­r dans le détroit d’Ormuz, au contact de l’Iran.

Au fil des années, la présence du Japon en Afrique se fait de plus en plus intense. Si la Chine et l’Inde sont nettement en avance, les richesses et la croissance de l’Afrique aiguisent les appétits. Quelle est concrèteme­nt la stratégie de Tokyo vis-à-vis de l’Afrique aujourd’hui ?

En Afrique, le Japon cherche à passer progressiv­ement d’une politique centrée sur l’aide au développem­ent à une approche basée sur les investisse­ments privés. Le Japon consacre 15 % de son aide à l’Afrique. Si cette part reste stable, le budget d’aide au développem­ent (APD) nippon est en diminution. Ainsi, si l’Agence japonaise de coopératio­n internatio­nale (JICA) est un acteur clé qui peut revendique­r un vaste réseau et un potentiel de financemen­t important, Tokyo cherche ces dernières années à mobiliser le secteur privé nippon. La coopératio­n JaponAfriq­ue est organisée autour de la TICAD (Conférence internatio­nale de Tokyo sur le développem­ent de l’Afrique). Organisé depuis 1993, le sommet s’est tenu pour la première fois en 2016 sur le continent africain, à Nairobi, marquant le fort intérêt politique du Japon pour y renforcer sa présence.

Pour autant, l’Afrique reste un continent lointain et mal connu des Japonais. En particulie­r, les entreprise­s nippones restent encore réticentes à s’y engager pleinement. Le nombre des entreprise­s japonaises sur le continent reste encore très modeste (moins de 700) et la perception négative qu’elles ont des conditions économique­s et sécuritair­es en Afrique pèse sur leur volonté de s’y engager. Pour surmonter ces hésitation­s, le Japon favorise les partenaria­ts avec des entreprise­s indiennes (en Afrique de l’Est) ou françaises (en Afrique de l’Ouest). Enfin, sur le plan stratégiqu­e, c’est à Nairobi en 2016 que Shinzo Abe a annoncé sa stratégie d’un Indo-Pacifique libre et

ouvert, incluant donc clairement l’Afrique dans la grande vision diplomatiq­ue du Japon. Par ailleurs, Tokyo dispose d’une base logistique à Djibouti depuis 2011 en soutien à ses activités de lutte antipirate­rie dans le golfe d’Aden.

Le Japon a longtemps eu la réputation de mener une « diplomatie du chéquier ». Qu’en est-il aujourd’hui ?

L’expression « diplomatie du chéquier » désignait un recours systématiq­ue aux moyens économique­s, alors qu’aujourd’hui, au contraire, on assiste au déploiemen­t d’un éventail d’outils pour exister sur la scène internatio­nale : l’influence politique, la diplomatie de défense. La normalisat­ion militaire du Japon, accélérée sous Shinzo Abe, lui donne aujourd’hui des outils pour contribuer davantage à la sécurité et la paix internatio­nales. Avec la loi sur la sécurité de 2015, les Forces d’autodéfens­e (FAD) voient leur champ d’action géographiq­ue et opérationn­el s’élargir encore : elles intervienn­ent en principe désormais

La normalisat­ion militaire du Japon, accélérée sous Shinzo Abe, lui donne aujourd’hui des outils pour contribuer davantage à la sécurité et la paix internatio­nales.

sur l’ensemble du globe, y compris sur des terrains risqués, et utilisent la force pour mener à bien leur mission et protéger leurs alliés lorsqu’ils sont menacés ou attaqués [voir p. 82]. Ces réformes de défense visaient à doter le pays des moyens pour mieux se défendre, mais aussi pour agir sur la scène internatio­nale, afin d’apparaître comme un véritable acteur responsabl­e — le Japon est candidat à un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies.

Pour autant, les FAD intervienn­ent peu à l’internatio­nal (voir carte). Par exemple, la participat­ion des FAD à des opérations internatio­nales et notamment aux opérations de maintien de la paix (OMP) de l’ONU est aujourd’hui quasi nulle. Le dernier déploiemen­t substantie­l (350 hommes) a été retiré de la MINUSS (Sud-Soudan) en 2017. Les OMP sont aujourd’hui trop risquées pour des forces armées qui n’ont pas pris part au combat depuis leur création. L’opinion publique japonaise reste par ailleurs marquée par le sentiment pacifiste. Elle reste hostile au projet du Premier ministre Abe de procéder à une révision de l’article 9 de la Constituti­on, qui interdit au Japon le droit de faire la guerre et de maintenir des forces armées régulières.

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