Les Grands Dossiers de Diplomatie
Géopolitique du Japon du XXIe siècle face aux cicatrices de l’Histoire
Pour reprendre l’aphorisme attribué à George Santayana, « Ceux qui ne peuvent pas se rappeler le passé sont condamnés à le répéter ». Il ne fait guère de doute que la façon dont un pays fait face à son passé influence grandement son devenir, tant à l’intérieur de ses propres frontières que dans ses rapports avec l’étranger. À cet égard, la colonisation de la Corée et la guerre de l’Asie et du Pacifique (1931-1945) constituent des traumatismes graves, tant au Japon que dans toute la région AsiePacifique. Or, le Japon est un cas typique de pays qui peine à faire face à ce passé. Cette question est centrale pour la géopolitique du Japon actuel, car elle constitue un frein puissant à l’établissement de relations équilibrées avec ses voisins asiatiques. En effet, les controverses historiques affectent sa façon de tisser des liens avec ces pays, ainsi que l’influence qu’il cherche à y exercer, handicapant sa position internationale. Après avoir brossé un bref panorama de ce que fut l’empire japonais et de ses conséquences dans le monde actuel, nous tenterons de lancer un certain nombre de pistes de réflexions.
Deux empires
L’empire japonais est constitué de deux types distincts de territoires acquis à des moments bien différents. Le premier est un ensemble de territoires qui, par la voie de la colonisation de l’étranger proche à partir de la fin du XIXe siècle, a permis au Japon de devenir une puissance coloniale selon les standards européens. Il s’agit essentiellement de Taïwan, de la Corée, et du Sud de l’île de Sakhaline. À l’opposé des territoires considérés comme proprement japonais ( naichi) — y compris ceux qui ont été annexés au début de l’ère Meiji, tels l’île de Hokkaidô et les archipels d’Okinawa et des Bonin —, ces premières colonies du Japon ont alors un statut de « territoires externes » ( gaichi), c’est-à-dire qu’elles sont soumises à un régime légal d’exception, en étant sous administration militaire. Il n’en reste pas moins qu’elles ont vocation à être intégrées au Japon proprement dit et que leurs habitants sont tous de nationalité japonaise. Ainsi, Taïwan et la Corée d’avant 1945 représentent pour le Japon, en quelque sorte, ce que l’Irlande d’avant l’indépendance représente pour le RoyaumeUni, ou la Pologne pour l’empire russe.
Un second empire est en voie de constitution à partir de 1931. Après un premier échec de satellisation de la Sibérie orientale au début des années 1920 à la faveur de la guerre civile russe, la mise sous tutelle de la Mandchourie à partir de 1931, puis celle d’une grande partie de la Chine pendant les années suivantes inaugure une seconde phase de construction impériale. La mise sous contrôle de l’Indochine française à partir de 1940, puis la conquête des colonies néerlandaises, britanniques et américaines dans le Sud-Est asiatique au début de la guerre du Pacifique permettent au Japon de bâtir en quelques mois un empire immense. Or, ce que Tôkyô nomme alors « Sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale » ne répond pas à un plan de conquête établi de longue date. Il s’agit avant tout de bâtir une sphère économique et stratégique pour faire pièce à la puissance américaine. Ce projet, né d’une certaine forme d’opportunisme, est conditionné à une victoire bien hypothétique.
Le Japon n’a guère le temps d’y laisser une empreinte profonde au-delà de souvenirs de destructions. Celles-ci sont causées par une exploitation impitoyable des territoires occupés, mais elles provoquent également l’anéantissement de la domination coloniale occidentale. Cette double destruction est à l’origine de deux mémoires : la première est celle d’une guerre d’invasion d’un Japon expansionniste et impérialiste ; la seconde est celle d’un pays libérateur. De là naît l’ambiguïté consubstantielle à la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en Asie.
La comparaison avec l’Allemagne
Au procès de Tokyo (1946-1948), les accusés sont jugés pour crimes de guerre et crimes contre la paix, mais à la différence de leurs homologues allemands, le chef d’accusation de crime contre la paix n’est pas utilisé, car il n’y a pas eu de dessein génocidaire au Japon. De la même façon que ce qui se passe en Allemagne, un certain nombre de dirigeants et de personnels subalternes du temps de guerre sont jugés, tandis que de nombreuses personnalités sont purgées de la fonction publique.
Or, deux différences majeures séparent ici ces deux pays. La première est que, au Japon, l’identification des responsables est moins aisée qu’en Allemagne. Outre l’absence d’institutions clairement criminelles — telles que le parti nazi, ou la SS —, les autorités d’occupation, connaissant très mal le pays, chassent souvent la proie pour l’ombre et laissent s’échapper des criminels importants. Ainsi, les purges touchent surtout les membres de l’ex-armée de terre impériale, épargnant largement les autres sphères de pouvoir. C’est notamment le cas des politiciens, la majorité des députés élus avant-guerre étant réélus après-guerre.
La seconde différence consiste en la mise sous tutelle exclusive du Japon par les ÉtatsUnis. Certes, un grand nombre de procès de criminels de guerre sont ouverts dans la région Asie-Pacifique, et par plusieurs puissances — Chine, URSS, Royaume-Uni, Pays-Bas, France. De plus, les pays participant au procès de Tokyo sont au nombre de onze. Néanmoins, les États-Unis jouent le rôle central au procès de Tokyo, empêchent
que l’URSS obtienne une zone d’occupation au Japon, et détiennent un monopole de fait dans la définition et la mise en oeuvre de la politique d’occupation. Ainsi, le SCAP ( Supreme Commander of the Allied Powers), le général Douglas MacArthur, imprime une marque indélébile sur l’avenir du Japon.
Un Japon sous cloche
Le Japon est une sorte de protectorat américain jusqu’en 1952. Cela va encore crescendo quand la guerre froide éclate avec la victoire communiste en Chine en 1949, puis surtout avec l’éclatement de la guerre en Corée l’année suivante. Très rapidement, les criminels de guerre japonais sont pardonnés. Il n’y aura pas de second procès de Tokyo. En outre, les anciens dirigeants militaristes sont libérés, tandis que les militants de gauche les remplacent en prison. Le retour au pouvoir de ceux qui avaient encouragé la marche à la guerre exerce une influence néfaste sur la reconnaissance des crimes de guerre et de la colonisation.
Il est habituel de glorifier l’Allemagne pour ce qu’elle a fait pour faire face à son passé, ainsi que de critiquer le Japon pour ses échecs. L’Allemagne n’a toutefois pas toujours été irréprochable. Les efforts qui y ont été menés pour poursuivre les criminels et dénazifier les esprits doivent beaucoup aux initiatives d’un petit nombre, et notamment à Fritz Bauer qui, en organisant le procès de Francfort (1963-1966), a permis de lever l’hypothèque que faisaient peser sur l’avenir du pays certaines élites compromises. Surtout, l’entrée de l’Allemagne dans la Communauté européenne l’a encouragée à aller sur la bonne voie. En revanche, le Japon étant une pièce centrale pour les États-Unis dans une Asie largement contrôlée par les communistes, ses dirigeants ont fait l’objet de la très grande mansuétude de Washington sans avoir à gagner la confiance des opinions des pays autrefois occupés.
Tout n’y est pourtant pas sombre. Un fort mouvement pacifiste naît dans le Japon d’après-guerre. Très précoce, ce mouvement s’affirme avec la très forte opposition manifestée contre le renouvellement du traité de sécurité nippo-américain en 1960. Il connaît également un moment très fort lors de la guerre du Vietnam, notamment parce que les B52 américains qui bombardent le Vietnam décollent d’Okinawa, territoire japonais alors encore directement contrôlé par les ÉtatsUnis
La recherche académique, dont la liberté est garantie par la Constitution d’après-guerre, tient également une place remarquable. Elle est pionnière, tant pour l’histoire coloniale, que pour celle des crimes de guerre. Certains historiens, tel Ienaga Saburô, n’hésitent pas à faire face aux tentatives gouvernementales de brider l’enseignement de l’histoire. Des journalistes d’investigation jouent également un rôle majeur, tel Honda Katsuichi qui dévoile au grand jour la question du massacre de Nankin Ainsi, cette mémoire duale de la guerre et de la colonisation est à l’origine de deux mouvements également puissants, l’un négationniste, et l’autre décidé à faire la lumière sur le passé, même si cela aboutit souvent à des querelles politiques manichéennes.
Une réconciliation toujours à recommencer
C’est sans doute le changement de la situation internationale au tournant des années 1990 qui permet au Japon d’entamer un virage dans sa façon d’aborder l’histoire. Tant que la menace soviétique est là, la logique des blocs oblige Washington à se montrer tolérante vis-à-vis du Japon. Cependant, avec l’âge d’or que connaissent les relations sino-américaines, et surtout la disparition de l’URSS, l’allié japonais paraît moins indispensable. En outre, Tôkyô doit faire amende honorable pour tisser des liens avec des pays d’Asie du Sud-Est en plein décollage économique.
Le 4 août 1993, le porte-parole du gouvernement,
Kôno Yôhei, émet une déclaration importante, sur la question des « femmes de réconfort » ( jûgun i.anfu)
— les esclaves sexuelles de l’armée japonaise Le 15 août 1995, le Premier ministre Murayama Tomiichi publie une déclaration qui marque un tournant en donnant au monde, aux pays voisins du Japon et, il ne faut pas l’oublier, aux Japonais eux-mêmes, l’image d’un pays capable d’exprimer des regrets et de regarder son passé en face Pendant les années 1990, l’enseignement de l’histoire fait d’importantes avancées. Les deux angles morts les plus remarquables de l’historiographie — le massacre de Nankin et les « femmes de réconfort » — voient peu à peu le tabou qui les accable être levé.
L’on croit alors que l’époque qui avait vu le Premier ministre Nakasone Yasuhiro rendre une visite officielle au sanctuaire Yasukuni — sanctuaire shintoïste symbole du militarisme d’avant-guerre — en 1985, est révolue Pourtant, l’ambivalence subsiste. Les déclarations plus ou moins négationnistes de certains politiciens nourrissent les doutes persistants quant à la sincérité du repentir japonais. En outre, l’accession au pouvoir du Premier ministre Koizumi Jun.ichirô en 2001 referme bientôt cette page de catharsis. Sa visite du Yasukuni, dès la première année de son élection, provoque un vif émoi en Chine et en Corée. Son côté
« droite décomplexée » contribue à banaliser fortement la place du Yasukuni dans le paysage politique et historique japonais, donnant ainsi une légitimité nouvelle aux négationnistes.
L’accession au pouvoir d’Abe Shinzô en 2012 constitue à cet égard une continuité et une rupture. Il s’agit d’une continuité car Abe maintient, dans le droit fil de
Koizumi, les visites au Yasukuni et la posture d’affirmation nationaliste. Elle est également rupture, car plus aucun souci d’équilibre ou de neutralité n’est maintenu, comme l’illustre la participation au gouvernement de personnalités ouvertement négationnistes — telle Inada Tomomi, ministre de la Défense de 2016 à 2017. Plus grave, un groupe nationaliste particulièrement influent, la Nippon Kaigi, noyaute les partis de la majorité et de l’opposition — 40 % des députés en feraient partie —, la haute administration et les cercles économiques, oeuvrant notamment pour le rejet du jugement du procès de Tokyo et en faveur d’une réforme constitutionnelle visant à l’abolition de l’article 9 qui interdit le droit de belligérance au Japon.
Loin de permettre au Japon de redevenir un acteur influent dans le monde, cette politique de réaffirmation nationaliste donne au rival chinois un levier particulièrement puissant pour flétrir son image. La propagande chinoise est d’autant plus efficace qu’elle n’a guère qu’à s’appuyer sur les dénégations japonaises comme autant de preuves de duplicité. En outre, ce virage du Japon constitue un frein durable et puissant à un rapprochement avec la République de Corée qui, par bien des aspects, partage des contraintes géopolitiques, ainsi que des valeurs politiques, économiques et sociales avec le Japon. Les affaires récentes des statues de « femmes de réconfort » en Corée, mais également aux États-Unis et dans une exposition au Japon, à Nagoya, et surtout les décisions prises par la Cour suprême sud-coréenne de condamner des entreprises japonaises pour leur recours au travail forcé des Coréens pendant la guerre ont contribué à dégrader les relations nippo-coréennes au point d’être à l’origine d’une véritable guerre commerciale et diplomatique [voir l’analyse de J.-Y. Colin p. 74].
En guise de conclusion
Pour paraphraser le titre d’un ouvrage célèbre, l’histoire de la colonisation et de la guerre constitue pour le Japon « un passé qui ne passe pas » S’il est généralement admis que le présent affecte la manière dont on considère le passé, on oublie trop souvent à quel point l’inverse est également vrai. Ainsi, le Japon, en se montrant incapable de regarder en face son passé de manière sereine, en refusant de laisser l’histoire aux historiens, hypothèque son avenir, car il peine à gagner la confiance de ses partenaires de la région Asie-Pacifique.
Outre la façon dont l’après-guerre a modelé les relations entre les historiens et les élites politico-administratives, la peur créée par l’essor de la Corée du Sud et, surtout, de la Chine populaire place le Japon devant un bouleversement des rapports de force qu’il ne parvient pas à assumer. À mesure que Pékin cherche à mettre de côté le Japon dans la course au leadership dans le Pacifique, n’hésitant pas à utiliser les controverses historiques pour flétrir son image, les élites conservatrices japonaises se trouvent confortées dans leurs dénis historiques, aggravant un cycle vicieux. Rien pour le moment ne laisse entrevoir l’adoption d’une politique faisant de l’histoire un objet dépassionné. La disparition progressive des vétérans de la guerre, les pressions grandissantes exercées par le gouvernement sur les médias, la baisse drastique des budgets alloués aux département d’histoire des universités ne nous laissent guère optimiste quant à la capacité du Japon de faire face à son passé.