Les Grands Dossiers de Diplomatie

Russie – Japon : toujours pas de traité de paix en vue

-

L’absence de traité de paix russo-japonais 75 ans après la fin de la guerre semble une anomalie. En effet, 48 États ont signé le traité de paix à San Francisco avec le Japon. L’Inde a signé un traité à part. La République de Chine de Tchang Kaï-chek s’est fait tordre le bras par les Américains pour établir le sien en 1952 et la Chine communiste a signé un traité de paix avec le Japon en 1978. Si une délégation soviétique était présente à San Francisco, elle n’a cependant pas signé le texte final. L’obstacle principal à un traité russo-japonais est le sort des îles Kouriles, que l’historien John Stephan compare à un « sabre cosaque de 1000 km ». En 1855, la Russie avait pourtant reconnu la souveraine­té du Japon sur ces terres lointaines, exotiques et bientôt colonisées. Mais elle les a saisies 90 ans plus tard.

La Russie, rival traditionn­el du Japon

Les manuels scolaires répètent sans fin une histoire de la « guerre du Pacifique » mettant aux prises les ÉtatsUnis et le Japon, commencée avec l’attaque japonaise sur Pearl Harbor et terminée avec les bombardeme­nts atomiques qui ont fait capituler les Japon, entraînant l’occupation du Japon par les États-Unis. Pourtant, l’ennemi et rival traditionn­el du Japon, puissance terrestre en Asie, est la Russie, avec laquelle elle connaît des conflits territoria­ux depuis le XVIIIe siècle. Le Japon devient en 1902 le premier allié de l’Empire britanniqu­e pour contenir l’Empire russe. En 1905, la victoire japonaise sur la Russie surprend le monde entier, humilie la Russie et ouvre le temps des révolution­s qui fera chuter les Romanov. Le Japon est la puissance la plus active contre les bolcheviks durant la guerre civile de 1918 à 1922, rêvant de saisir l’Extrême-Orient russe et une partie de la Sibérie. Les deux pays s’affrontent militairem­ent en 1938-1939 aux frontières de la Mandchouri­e et de la Mongolie ; la victoire de Joukov et le pacte germano-soviétique, au même moment, mettent un terme à une décennie de crainte stalinienn­e d’une guerre sur deux fronts contre une alliance germano-nippone. La rivalité russo-japonaise courait sur un espace allant de l’Asie centrale à Sakhaline, en passant par la Mongolie, la Mandchouri­e et la Corée : partout la Russie semblait avancer, et à partir de

1917 a joué la carte communiste et anti-impérialis­te, notamment en Chine et en Corée. En même temps, Russie et Japon ont multiplié les accords secrets, en 1907, 1914 et 1925, pour diviser cet immense espace en zones d’influence, et en avril 1941 ont signé un traité de neutralité. Que le Japon n’ait pas attaqué l’Union soviétique lors de l’offensive « Barbarossa » durant l’été 1941 (non sans y avoir pensé) est un tournant historique majeur.

En 1944-1945, le Japon pense encore pouvoir jouer sur des tensions possibles entre Soviétique­s et Américains pour aboutir à une fin de guerre négociée. Pourtant, à la conférence de Yalta en février 1945, Roosevelt a obtenu de Staline la promesse d’une entrée en guerre de l’Union soviétique contre le Japon trois mois après la fin de la guerre en Europe, et s’est engagé à laisser cette même Union soviétique récupérer les territoire­s et intérêts perdus lors de la défaite de 1905, et prendre les îles Kouriles qui, comme Kaliningra­d, semblent nécessaire­s pour la sécurité soviétique en cas de volonté de revanche de l’ancien ennemi. L’attaque soviétique, rapide et brillante, juste avant le bombardeme­nt de Nagasaki le 9 août 1945, est un choc. Elle explique, autant que les bombes atomiques, pourquoi le Japon capitule. Elle a ouvert la trappe sous le gibet, violant le traité de neutralité alors que le Japon résistait désespérém­ent face aux Américains. L’Armée rouge continue les combats après la capitulati­on japonaise pour se saisir des Kouriles. Staline essaie même d’aller jusqu’à Hokkaido, mais recule face à la déterminat­ion américaine. Les États-Unis ont le monopole de la bombe atomique et de l’occupation du Japon (les Alliés n’ayant que des strapontin­s dans l’organisme d’occupation). Staline fait déporter 600 000 prisonnier­s japonais en Sibérie, dont les derniers survivants ne rentrent qu’en 1955, et expulse à partir de 1946 les habitants de Sakhaline et des Kouriles (17 000 personnes), évacués par les navires américains. Après un temps de résignatio­n, la question des Kouriles émerge dans le contexte de guerre froide à partir de 1948. Les ÉtatsUnis deviennent les protecteur­s du Japon face à l’Union soviétique, et changent de position sur les Kouriles : dans le traité de San Francisco, le Japon renonce aux

Kouriles, mais il n’est pas écrit au profit de qui. Le Japon s’allie avec la plus grande puissance navale du monde contre la Russie, en 1952 comme en 1902.

Détente et occasions manquées

Lors de la première détente (1953-1957), Moscou essaie de séduire le Japon, notamment en rétablissa­nt des relations diplomatiq­ues en 1956, et semble prête à accepter la restitutio­n des deux îles les plus méridional­es (7 % de la superficie totale), qui selon le Japon ne sont pas les Kouriles mais le prolongeme­nt d’Hokkaido. Mais les États-Unis veillent à ce que le

Japon ne cède pas aux sirènes soviétique­s et poussent à demander l’ensemble des quatre îles, ce qui devient la position officielle japonaise. L’alignement américanoj­aponais face au bloc sino-soviétique évolue dans les années 1960 et 1970. À la fin des années 1970, États-Unis et Japon normalisen­t leurs relations avec la Chine. Face à une Union soviétique qui projette sa flotte dans le Pacifique et masse 30 % de ses troupes en Extrême-Orient, États-Unis, Chine et Japon sont alignés pour la première fois dans l’histoire. Pleins de morgue, les dirigeants soviétique­s ne cherchent guère à séparer le Japon des États-Unis. Ce dernier, avec sa croissance économique insolente dans les années 1980, renforce ses liens stratégiqu­es avec Washington (il est question publiqueme­nt d’alliance), malgré les tensions commercial­es. Le 7 février devient jour des Territoire­s du Nord à partir de 1981 ; l’expression est imposée au Japon après 1956 pour parler des quatre îles principale­s des Kouriles du Sud. Pourtant, les Kouriles deviennent plus importante­s pour les Soviétique­s car elles font de la mer d’Okhotsk, où se trouvent des sous-marins lanceurs d’engins, une quasi-mer intérieure.

On glosera longtemps sur les occasions manquées, en 1990-1992, 1997 ou 2001 de régler le problème, avec Gorbatchev, Eltsine puis Poutine qui ont besoin des capitaux japonais. La référence est l’« achat » par Bonn de l’unificatio­n allemande. Depuis la fin des années 1980, il est beaucoup question de complément­arité entre le capital et la technologi­e du Japon, les matières premières de la Russie asiatique, et la main-d’oeuvre chinoise ou coréenne. Les différents experts japonais, politiques et académique­s, ont émis plus d’une soixantain­e de types possibles de règlement. Mais les négociatio­ns échouent. En revanche, pour la première fois depuis trois siècles, le Japon ne considère plus

désormais la Russie comme une menace pour sa sécurité, même s’il regarde avec attention ce que fait la Russie à l’ouest ; aucune comparaiso­n n’est faite publiqueme­nt entre la Crimée et les Kouriles.

Poutine donne la fausse impression à Abe qu’un accord est possible. Depuis

2000, il fait miroiter des négociatio­ns sur la base de l’accord de 1956, et donc un compromis sur deux îles. Les rencontres personnell­es se multiplien­t (27, dont onze voyages en Russie) depuis le retour d’Abe au pouvoir en décembre 2012, faisant parler d’une « diplomatie Vladimir-Shinzo ». En septembre 2018, le président russe propose de signer le traité de paix avant la fin de l’année sans condition préalable. Il apparaît comme le « good cop ». Pourtant, l’annexion de la Crimée ayant fait de lui le « rassembleu­r des terres russes », pourquoi cèderait-il les Kouriles ? Le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, est le « bad cop ». En effet, il rappelle régulièrem­ent que revenir sur les acquis de la victoire de 1945, surtout quand se préparent les commémorat­ions du 75e anniversai­re, est inimaginab­le : le Japon a perdu la guerre et 15 000 soldats soviétique­s sont morts dans la campagne de Mandchouri­e. Le 3 septembre 2015, Poutine était au côté de Xi Jinping pour commémorer la victoire dans la « Guerre mondiale antifascis­te », expression qui assimile le Japon des années 1930-1945 au nazisme. Lavrov prône la signature d’un traité de paix, la reconnaiss­ance des faits issus de la Guerre, et renvoie à plus tard des discussion­s sur des délimitati­ons frontalièr­es. Il considère que les deux pays sont loin d’être partenaire­s.

Une paix qui s’éloigne de plus en plus

Plus de 75 % des Russes refusent une cession des Kouriles (et 98 % des

18 000 habitants des îles), les extrêmes politiques étant vent debout, ainsi que les militaires. Il y eut plusieurs manifestat­ions à Sakhaline et Moscou durant l’hiver 20182019 pour s’opposer à toute rétrocessi­on. Pourquoi abandonner un moyen de pression sur le Japon, d’autant qu’une « pluie d’investisse­ments » japonais est peu probable, les promesses japonaises s’étant peu concrétisé­es pour le moment ? L’utilisatio­n du levier économique par Tokyo agace à Moscou, même si la Russie propose des formes de coopératio­n économique entre Hokkaido et Sakhaline. Le Japon semble considérer que les Russes sont inférieurs dans la mise en valeur de leur Extrême-Orient, notamment Sakhaline et les Kouriles.

Les positions russes ont plutôt tendance à se durcir depuis l’été 2019, d’autant que la popularité de Poutine est en déclin et qu’il veut inscrire dans la Constituti­on que toute concession territoria­le est impossible, tandis que le Japon a plutôt fait des concession­s. En 1960, Khrouchtch­ev avait lié le traité de paix et la restitutio­n d’Habomai et Shikotan à un rajustemen­t des relations de sécurité entre le Japon et les États-Unis, au moment où le Japon connaissai­t une forte agitation pour la signature du traité de 1960. Désormais, la Russie insiste pour avoir des garanties sur la non-utilisatio­n des deux îles par les Américains dans leur dispositif de sécurité, et les observateu­rs se demandent si Abe s’y est engagé. La question des missiles américains est d’autant plus pressante qu’après avoir dénoncé le traité FNI américanos­oviétique de 1987, Washington invoque l’absence de la prise en compte des FNI chinois dans ce traité, et pourrait installer des missiles à portée intermédia­ire en Asie orientale pour y faire face. La Russie dénonce l’installati­on du système anti-missiles Aegis Ashore par le Japon, et ne se prive pas de faire des exercices militaires et faire circuler des avions de chasse près des territoire­s disputés par le Japon, et pourrait mettre sur la table la question du traité nippo-américain, en un temps où la crédibilit­é de Trump est atteinte.

Pour Shinzo Abe, le défi est personnel. Il pourrait entrer dans l’histoire, imitant son grand-oncle, le Premier ministre Sato Eisaku, qui a négocié avec les États-Unis le retour d’Okinawa, et terminer le travail de son père, Shintaro Abe, qui fut ministre des Affaires étrangères de 1982 à 1986, puis négocia longuement avec Moscou en 1990. Il surestime sans doute l’importance de cette question pour l’opinion japonaise. Il a proposé nombre de projets d’investisse­ments et énergétiqu­es entre le Japon et la Russie, et entre Hokkaido et Sakhaline, et est invité régulièrem­ent aux Forums économique­s à Vladivosto­k. S’il est d’accord depuis novembre 2018 pour partir de l’accord de 1956, ce qui peut signifier un abandon de Kunashiri et d’Etorofu, il ne peut imaginer de paix sans règlement territoria­l. Au mieux, il peut imaginer empocher les petites îles et remettre le statut des grandes sur la table ensuite.

En réalité, depuis de longues années, le Japon surévalue les cartes dont il croit disposer. Utiliser celle des investisse­ments et des infrastruc­tures pour éviter la reconstitu­tion d’une sorte de bloc sino-russe est assez illusoire. Le « pivot asiatique » de la Russie n’est pas seulement une conséquenc­e des sanctions occidental­es à l’égard de la Russie, auxquelles le Japon prend part en traînant les pieds. La Russie se pense puissance eurasienne, et parle désormais de Grande Eurasie de Lisbonne à Vladivosto­k, voire Singapour. Les relations sino-russes restent au beau fixe, et les échanges commerciau­x augmentent. Les entreprene­urs nippons n’ont pas les yeux braqués sur un accord territoria­l pour planifier leurs activités en Russie. Le ministère de l’Économie et du Commerce n’est plus trop impliqué sur cette question, tandis que le ministère des Affaires étrangères fait de la résistance sur les Kouriles, en craignant les réactions américaine­s. Pourtant, les États-Unis font moins pression qu’en 1956 pour ne pas être tenus responsabl­es de l’échec des négociatio­ns. Les descendant­s des réfugiés veulent surtout pouvoir retourner de temps en temps sur la tombe de leurs ancêtres et les pêcheurs d’Hokkaido se contentera­ient de droits de pêche près des Kouriles. L’« occupation » russe des Kouriles, comme les bombardeme­nts atomiques, permettent d’entretenir l’idée que le Japon a aussi été une victime de la Seconde Guerre mondiale. Le Japon semble bien isolé en Asie du Nord-Est : il a besoin de la Russie sur la question nord-coréenne, les relations nippo-sud-coréennes sont en crise alors que Séoul flirte bruyamment avec Moscou, et la rivalité sino-japonaise perdure, même si l’atmosphère s’est améliorée depuis un an et demi. Bref, le Japon semble avoir davantage besoin de la Russie que celle-ci du Japon, et les deux pays ont plus de raisons de ne pas trouver un accord territoria­l que de faire des concession­s.

Pierre Grosser

 ??  ?? Par Pierre Grosser, professeur à Sciences Po, chercheur en histoire des relations internatio­nales et auteur de L’Histoire du monde se fait en Asie (Odile Jacob, 2019).
Par Pierre Grosser, professeur à Sciences Po, chercheur en histoire des relations internatio­nales et auteur de L’Histoire du monde se fait en Asie (Odile Jacob, 2019).
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France