Les Grands Dossiers de Diplomatie
Quels défis pour la société russe ?
Le 15 janvier 2020, les Russes apprenaient qu’ils allaient être appelés à s’exprimer sur une révision de la Constitution du pays. La nouvelle Constitution a finalement été approuvée le 1er juillet dernier par 78 % des électeurs. Au-delà du maintien de Vladimir Poutine au pouvoir, cette réforme concerne bien des aspects, dont la défense des valeurs traditionnelles de la société russe. L’an dernier (1), vous expliquiez qu’il « n’existe pas une Russie, mais plusieurs qui coexistent et, parfois, se croisent à peine ». Vous décriviez la société russe comme fragmentée et désorientée. Les Russes se sontils résolus à continuer d’avancer avec Vladimir Poutine, comme l’indique la majorité en faveur de la réforme, ou devons-nous nous attendre à des turbulences à venir ?
T. Kastouéva-Jean : La Russie est un pays clivé et les chiffres des sondages le montrent. Il y a autant de Russes qui pensent que le pays va dans la bonne direction, que de Russes qui pensent le contraire. Certains sont très fiers de ce qui a été accompli par les autorités depuis 2014, notamment sur la scène internationale ; d’autres sont très critiques sur les mêmes sujets : l’annexion de la Crimée, le rapport à l’Occident, les valeurs conservatrices et l’archaïsation des moeurs, la reprise des éléments du passé soviétique, la militarisation de la société, etc.
Le cas récent de la réforme constitutionnelle est très intéressant. Selon les chiffres officiels, la grande majorité des Russes a voté en faveur de cette réforme. Si en Occident c’est essentiellement le volet politique de la réforme qui a été relevé — dont la remise à zéro des mandats présidentiels de Vladimir Poutine —, en Russie l’accent a été mis sur les mesures économiques et sociales et les valeurs conservatrices. Un site internet officiel, qui devait présenter tous les amendements, a même au début omis de mentionner celui qui permet à Vladimir Poutine de rester dans le fauteuil présidentiel jusqu’à 2036.
Les Russes vont désormais avoir un salaire minimum dont le montant, garanti par la Constitution, ne peut pas être inférieur au minimum vital, ou une retraite indexée sur l’inflation. Ce type de garanties plaît toujours aux Russes, à la recherche d’une protection sociale forte et des garanties de l’État. Plusieurs affiches placardées dans les villes russes faisaient la promotion des valeurs traditionnelles : on y voyait, par exemple, une famille souriante posant à côté du slogan « Préservons les valeurs familiales » ou une petite fille en tenue militaire tenant un bouquet de fleurs à la main sous le slogan « Protégeons la mémoire de nos ancêtres ». Sans parler de la vidéo dénonçant l’adoption d’un enfant par un couple homosexuel qui a finalement été retirée. La protection de la langue russe, des frontières du pays ainsi que la défense des droits des animaux font également partie de la réforme. Les nouveaux amendements sont ainsi un véritable patchwork où il n’est pas facile de se repérer : les Russes ont dû voter pour l’ensemble, même s’ils n’étaient pas d’accord avec tel ou tel élément ou n’en comprenaient pas vraiment la nature et les conséquences.
Enfin, il convient de souligner l’aspect inédit de cette consultation, qui est une sorte de votation populaire sans véritable statut juridique, étalée sur une semaine avec plusieurs modes de vote possibles (en ligne, à domicile, dans des bureaux de vote…). C’est une grande première, sans observateurs, sauf ceux qui ont été dépêchés par les chambres civiques proches des autorités, et sans possibilité de contrôle par la société civile à plusieurs étapes. La valeur constitutionnelle de ce vote est discutable, mais sa valeur politique est grande pour le Kremlin. Cependant, on se pose la question sur la suite : à quoi servira ce capital politique que le Kremlin a cherché à renouveler d’une manière aussi insistante ?
Le mécontentement et le potentiel de protestation grandissent progressivement dans le pays. (…) Le pouvoir russe y est particulièrement attentif et il possède toute un dispositif de mesures qui permettent de gérer les situations de crise sans les laisser exploser.
Les manifestations sont de plus en plus fréquentes dans le pays. Comment expliquer ce phénomène ?
Il est vrai qu’il existe de nombreux foyers de contestation en Russie. On a pu l’observer notamment à Shies, à 1000 km au nord-est de la capitale russe, où la population s’est fermement opposée à la construction d’une gigantesque décharge destinée à accueillir une partie des ordures de la ville de Moscou. Il y a eu aussi le cas, très médiatisé, des manifestations massives contre la construction d’une cathédrale à la place d’un square à Ekaterinbourg en mai 2019. D’autres cas similaires ont eu lieu à Moscou même, dans certains quartiers. À chaque fois, il s’agit d’un enjeu local, où la population ne souhaite pas politiser la question. Les manifestants sont souvent au contraire persuadés que si le sujet venait à être politisé et si l’opposition politique s’en saisissait, ce serait contreproductif, car les autorités refuseraient alors tout dialogue, et cela entraînerait également des risques personnels pour les organisateurs.
Aujourd’hui, les premières préoccupations des Russes concernent avant tout les questions socio-économiques : perte de travail, chômage, baisse de salaire… Puis viennent les questions environnementales, avec la pollution notamment. En revanche, les droits de l’homme n’arrivent qu’à la fin de la liste des préoccupations. Les manifestations pour des raisons socioéconomiques sont nombreuses, et il y en a même eu pendant la pandémie, notamment à Vladikavkaz, dans le Caucase du Nord. À noter également l’émergence de nouvelles tendances, puisqu’il y a eu pendant la pandémie des manifestations organisées en ligne sur Yandex — le principal moteur de recherche russe —, où les participants plantent des petits drapeaux sur une carte pour manifester leur mécontentement.
Enfin, il est important de souligner que le mécontentement et le potentiel de protestation grandissent progressivement dans le pays. Près de 28 % des Russes déclarent, dans de récents sondages, qu’ils seraient prêts à descendre dans la rue en cas de contestation pour des raisons socio-économiques dans leur localité. C’est un chiffre plus élevé que par le passé. Mais il y a bien sûr un long chemin entre un mécontentement, une intention de manifester et le passage à l’acte. Il faut bien souvent un élément déclencheur pour amener la foule dans la rue. Or, si le problème s’étale dans le temps, la population a le temps de s’adapter et cela ne suffit donc pas à faire éclater l’indignation. Et les autorités russes ont beaucoup de « bâtons » et de « carottes » pour maîtriser la situation. Il peut s’agir de menacer, voire mettre en prison quelques opposants en fabriquant une affaire pénale, mais en parallèle on peut aussi avoir la cooptation ou la distribution d’aides ciblées. Le pouvoir russe est particulièrement attentif au potentiel de protestation et il possède tout un dispositif de mesures qui permettent de gérer les situations de crise sans les laisser exploser.
Le 15 janvier 2020, Vladimir Poutine déclarait que la crise démographique que traverse la Russie constituait une menace pour l’avenir du pays et un défi « historique ». Quelle est la réalité de cette menace ? Quels sont les risques pour la Russie ?
La question démographique est en effet une question très sensible en Russie (2). Les démographes ont longtemps parlé de « la croix russe », avec un taux de natalité en baisse et un taux de mortalité en hausse. Les autorités ont réellement mis l’accent sur cette question depuis le début des années 2010, avec l’annonce d’une mesure phare baptisée « Capital maternel ». Il s’agit d’une somme d’argent, non négligeable pour les Russes, offerte à la naissance d’un enfant.
Mais, selon les démographes, le « Capital maternel » a surtout contribué à accélérer et à rapprocher les calendriers de naissances pour les familles souhaitant des enfants, sans les inci
ter à en avoir plus que prévu au départ. Pour cela, d’autres mesures manquent, comme des modes de garde et des aides sociales suffisantes qui permettent aux femmes russes de bien combiner vie professionnelle et vie familiale, mais aussi de meilleures perspectives économiques et sociales et une stabilité du niveau de vie. Une légère amélioration de la natalité est donc perceptible depuis 2012, mais la Russie fait à nouveau face à une inversion de la tendance depuis 2016. Néanmoins, lorsque l’on compare la trajectoire sur la durée, on peut constater une amélioration de la natalité puisque le taux de fécondité est passé de 1,17 enfant par femme au début des années 2000 à 1,76 aujourd’hui. L’espérance de vie s’est aussi beaucoup améliorée : de 65 ans en 2000, elle est passée à 73 en 2018. Enfin, il faut aussi ajouter le fait que la Russie a enregistré 2 millions d’habitants de plus depuis l’annexion de la Crimée. La nouvelle baisse du taux de natalité depuis 2016 s’explique notamment par le fait que les femmes en âge de procréer sont de moins en moins nombreuses. Un indicateur est particulièrement parlant : le nombre de jeunes entre 15 et 19 ans était en 2007 d’environ 12 millions, contre seulement 6 millions aujourd’hui. Il s’agit du vivier de la Russie, de son avenir. Dans un pays qui compte plus de 37,5 millions de retraités — soit près d’un quart de la population, ce « manque » de jeunes va poser problème. La population active se réduit aussi : en effet, elle est passée de 90 millions en 2005 à 82 en 2018. C’est une situation préoccupante.
L’immigration ne compense donc plus la décroissance de la population, malgré le fait qu’en 2019, la Russie était la quatrième terre d’immigration au monde avec plus de 12 millions d’étrangers présents sur son sol ?
Cela s’explique, entre autres, par le fait que la Russie est aussi un pays d’émigration. Les chiffres sont parlants. Le nombre de Russes quittant le pays a été élevé dans les années 1990 ; il a commencé à chuter avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. Mais la tendance s’est inversée dès son second mandat. En revanche, durant la présidence de Dmitri Medvedev, le taux de population quittant le pays était très bas. Mais lorsque Vladimir Poutine est revenu au pouvoir, le taux d’émigration est reparti à la hausse et il ne cesse d’augmenter depuis. Chaque année, entre 300 000 et 400 000 personnes quittent le pays, selon les statistiques officielles, et cela concerne essentiellement la classe moyenne, les jeunes actifs… ce qui entraîne une perte de forces vives pour la Russie. Ce phénomène inquiète beaucoup les autorités russes. Tout récemment, en juin 2020, Vladimir Poutine a souhaité des conditions fiscales particulièrement favorables, meilleures qu’en Inde, pour le domaine des technologies de l’information, dans l’espoir de garder et d’attirer les talents. En 2018, au moment des élections présidentielles, Vladimir Poutine avait également lancé une série de projets nationaux, dont l’efficacité et l’effet multiplicateur restent encore à prouver. Au début de l’année, le nouveau Premier ministre, Mikhaïl Michoustine, a annoncé des investissements de 375 milliards d’euros pour donner un coup d’accélérateur à ces « projets nationaux » qui concernent notamment les infrastructures du pays, mais aussi la démographie. Objectivement, il sera néanmoins très difficile de faire face à cette crise démographique, d’autant plus dans un contexte de perspectives économiques incertaines.
Justement, quel est le regard de la jeunesse russe sur l’avenir du pays et sur sa place dans la société ?
Selon un sondage du Centre Levada, plus de 80 % des jeunes Russes ne s’intéressent pas à la politique. C’est assez classique en Russie, car la politique y est souvent considérée comme quelque chose de malpropre et on peut entendre les gens dire avec fierté qu’ils ne « s’occupent pas de politique ». Dans ce « s’occuper », il y a une confusion entre « faire de la politique » et « s’intéresser à la politique ». Pourtant, la gestion des ordures ou de l’utilisation du budget, ce sont in fine des sujets politiques. La population manque d’éducation civique et ne réalise pas l’importance de la politique dans la vie de tous les jours. Il en va de même pour les droits de l’homme et la démocratie, associée souvent aux désordres et aux débordements. L’héritage du chaos des années 1990 a créé une forte confusion dans l’esprit de la population vis-à-vis de la démocratie et du libéralisme.
Aujourd’hui, les jeunes Russes sont donc essentiellement apolitiques, mais ils puisent l’information sur les réseaux sociaux, à la différence de leurs aînés qui s’informent grâce à la télévision. La jeunesse russe est également très clivée. Il existe peu de points communs entre un jeune partisan de l’opposant politique Alexeï Navalny — dont l’activité politique plaît à un grand nombre de jeunes — et un jeune qui souhaite faire carrière et qui a donc bien conscience qu’il lui est essentiel d’épouser les valeurs officielles.
Par ailleurs, les jeunes Russes sont également relativement influencés par leurs aînés. Dans de nombreux cas encore, surtout dans les provinces, ils vivent longtemps avec leurs parents et leurs grands-parents, et sont donc très proches d’eux. Cela se voit notamment quand on observe le regret de l’URSS disparue auprès des jeunes d’aujourd’hui, alors que ceux-ci ne l’ont jamais connue.