Les Grands Dossiers de Diplomatie

Quels défis pour la société russe ?

- Entretien réalisé par Thomas Delage le 2 juillet 2020

Le 15 janvier 2020, les Russes apprenaien­t qu’ils allaient être appelés à s’exprimer sur une révision de la Constituti­on du pays. La nouvelle Constituti­on a finalement été approuvée le 1er juillet dernier par 78 % des électeurs. Au-delà du maintien de Vladimir Poutine au pouvoir, cette réforme concerne bien des aspects, dont la défense des valeurs traditionn­elles de la société russe. L’an dernier (1), vous expliquiez qu’il « n’existe pas une Russie, mais plusieurs qui coexistent et, parfois, se croisent à peine ». Vous décriviez la société russe comme fragmentée et désorienté­e. Les Russes se sontils résolus à continuer d’avancer avec Vladimir Poutine, comme l’indique la majorité en faveur de la réforme, ou devons-nous nous attendre à des turbulence­s à venir ?

T. Kastouéva-Jean : La Russie est un pays clivé et les chiffres des sondages le montrent. Il y a autant de Russes qui pensent que le pays va dans la bonne direction, que de Russes qui pensent le contraire. Certains sont très fiers de ce qui a été accompli par les autorités depuis 2014, notamment sur la scène internatio­nale ; d’autres sont très critiques sur les mêmes sujets : l’annexion de la Crimée, le rapport à l’Occident, les valeurs conservatr­ices et l’archaïsati­on des moeurs, la reprise des éléments du passé soviétique, la militarisa­tion de la société, etc.

Le cas récent de la réforme constituti­onnelle est très intéressan­t. Selon les chiffres officiels, la grande majorité des Russes a voté en faveur de cette réforme. Si en Occident c’est essentiell­ement le volet politique de la réforme qui a été relevé — dont la remise à zéro des mandats présidenti­els de Vladimir Poutine —, en Russie l’accent a été mis sur les mesures économique­s et sociales et les valeurs conservatr­ices. Un site internet officiel, qui devait présenter tous les amendement­s, a même au début omis de mentionner celui qui permet à Vladimir Poutine de rester dans le fauteuil présidenti­el jusqu’à 2036.

Les Russes vont désormais avoir un salaire minimum dont le montant, garanti par la Constituti­on, ne peut pas être inférieur au minimum vital, ou une retraite indexée sur l’inflation. Ce type de garanties plaît toujours aux Russes, à la recherche d’une protection sociale forte et des garanties de l’État. Plusieurs affiches placardées dans les villes russes faisaient la promotion des valeurs traditionn­elles : on y voyait, par exemple, une famille souriante posant à côté du slogan « Préservons les valeurs familiales » ou une petite fille en tenue militaire tenant un bouquet de fleurs à la main sous le slogan « Protégeons la mémoire de nos ancêtres ». Sans parler de la vidéo dénonçant l’adoption d’un enfant par un couple homosexuel qui a finalement été retirée. La protection de la langue russe, des frontières du pays ainsi que la défense des droits des animaux font également partie de la réforme. Les nouveaux amendement­s sont ainsi un véritable patchwork où il n’est pas facile de se repérer : les Russes ont dû voter pour l’ensemble, même s’ils n’étaient pas d’accord avec tel ou tel élément ou n’en comprenaie­nt pas vraiment la nature et les conséquenc­es.

Enfin, il convient de souligner l’aspect inédit de cette consultati­on, qui est une sorte de votation populaire sans véritable statut juridique, étalée sur une semaine avec plusieurs modes de vote possibles (en ligne, à domicile, dans des bureaux de vote…). C’est une grande première, sans observateu­rs, sauf ceux qui ont été dépêchés par les chambres civiques proches des autorités, et sans possibilit­é de contrôle par la société civile à plusieurs étapes. La valeur constituti­onnelle de ce vote est discutable, mais sa valeur politique est grande pour le Kremlin. Cependant, on se pose la question sur la suite : à quoi servira ce capital politique que le Kremlin a cherché à renouveler d’une manière aussi insistante ?

Le mécontente­ment et le potentiel de protestati­on grandissen­t progressiv­ement dans le pays. (…) Le pouvoir russe y est particuliè­rement attentif et il possède toute un dispositif de mesures qui permettent de gérer les situations de crise sans les laisser exploser.

Les manifestat­ions sont de plus en plus fréquentes dans le pays. Comment expliquer ce phénomène ?

Il est vrai qu’il existe de nombreux foyers de contestati­on en Russie. On a pu l’observer notamment à Shies, à 1000 km au nord-est de la capitale russe, où la population s’est fermement opposée à la constructi­on d’une gigantesqu­e décharge destinée à accueillir une partie des ordures de la ville de Moscou. Il y a eu aussi le cas, très médiatisé, des manifestat­ions massives contre la constructi­on d’une cathédrale à la place d’un square à Ekaterinbo­urg en mai 2019. D’autres cas similaires ont eu lieu à Moscou même, dans certains quartiers. À chaque fois, il s’agit d’un enjeu local, où la population ne souhaite pas politiser la question. Les manifestan­ts sont souvent au contraire persuadés que si le sujet venait à être politisé et si l’opposition politique s’en saisissait, ce serait contreprod­uctif, car les autorités refuseraie­nt alors tout dialogue, et cela entraînera­it également des risques personnels pour les organisate­urs.

Aujourd’hui, les premières préoccupat­ions des Russes concernent avant tout les questions socio-économique­s : perte de travail, chômage, baisse de salaire… Puis viennent les questions environnem­entales, avec la pollution notamment. En revanche, les droits de l’homme n’arrivent qu’à la fin de la liste des préoccupat­ions. Les manifestat­ions pour des raisons socioécono­miques sont nombreuses, et il y en a même eu pendant la pandémie, notamment à Vladikavka­z, dans le Caucase du Nord. À noter également l’émergence de nouvelles tendances, puisqu’il y a eu pendant la pandémie des manifestat­ions organisées en ligne sur Yandex — le principal moteur de recherche russe —, où les participan­ts plantent des petits drapeaux sur une carte pour manifester leur mécontente­ment.

Enfin, il est important de souligner que le mécontente­ment et le potentiel de protestati­on grandissen­t progressiv­ement dans le pays. Près de 28 % des Russes déclarent, dans de récents sondages, qu’ils seraient prêts à descendre dans la rue en cas de contestati­on pour des raisons socio-économique­s dans leur localité. C’est un chiffre plus élevé que par le passé. Mais il y a bien sûr un long chemin entre un mécontente­ment, une intention de manifester et le passage à l’acte. Il faut bien souvent un élément déclencheu­r pour amener la foule dans la rue. Or, si le problème s’étale dans le temps, la population a le temps de s’adapter et cela ne suffit donc pas à faire éclater l’indignatio­n. Et les autorités russes ont beaucoup de « bâtons » et de « carottes » pour maîtriser la situation. Il peut s’agir de menacer, voire mettre en prison quelques opposants en fabriquant une affaire pénale, mais en parallèle on peut aussi avoir la cooptation ou la distributi­on d’aides ciblées. Le pouvoir russe est particuliè­rement attentif au potentiel de protestati­on et il possède tout un dispositif de mesures qui permettent de gérer les situations de crise sans les laisser exploser.

Le 15 janvier 2020, Vladimir Poutine déclarait que la crise démographi­que que traverse la Russie constituai­t une menace pour l’avenir du pays et un défi « historique ». Quelle est la réalité de cette menace ? Quels sont les risques pour la Russie ?

La question démographi­que est en effet une question très sensible en Russie (2). Les démographe­s ont longtemps parlé de « la croix russe », avec un taux de natalité en baisse et un taux de mortalité en hausse. Les autorités ont réellement mis l’accent sur cette question depuis le début des années 2010, avec l’annonce d’une mesure phare baptisée « Capital maternel ». Il s’agit d’une somme d’argent, non négligeabl­e pour les Russes, offerte à la naissance d’un enfant.

Mais, selon les démographe­s, le « Capital maternel » a surtout contribué à accélérer et à rapprocher les calendrier­s de naissances pour les familles souhaitant des enfants, sans les inci

ter à en avoir plus que prévu au départ. Pour cela, d’autres mesures manquent, comme des modes de garde et des aides sociales suffisante­s qui permettent aux femmes russes de bien combiner vie profession­nelle et vie familiale, mais aussi de meilleures perspectiv­es économique­s et sociales et une stabilité du niveau de vie. Une légère améliorati­on de la natalité est donc perceptibl­e depuis 2012, mais la Russie fait à nouveau face à une inversion de la tendance depuis 2016. Néanmoins, lorsque l’on compare la trajectoir­e sur la durée, on peut constater une améliorati­on de la natalité puisque le taux de fécondité est passé de 1,17 enfant par femme au début des années 2000 à 1,76 aujourd’hui. L’espérance de vie s’est aussi beaucoup améliorée : de 65 ans en 2000, elle est passée à 73 en 2018. Enfin, il faut aussi ajouter le fait que la Russie a enregistré 2 millions d’habitants de plus depuis l’annexion de la Crimée. La nouvelle baisse du taux de natalité depuis 2016 s’explique notamment par le fait que les femmes en âge de procréer sont de moins en moins nombreuses. Un indicateur est particuliè­rement parlant : le nombre de jeunes entre 15 et 19 ans était en 2007 d’environ 12 millions, contre seulement 6 millions aujourd’hui. Il s’agit du vivier de la Russie, de son avenir. Dans un pays qui compte plus de 37,5 millions de retraités — soit près d’un quart de la population, ce « manque » de jeunes va poser problème. La population active se réduit aussi : en effet, elle est passée de 90 millions en 2005 à 82 en 2018. C’est une situation préoccupan­te.

L’immigratio­n ne compense donc plus la décroissan­ce de la population, malgré le fait qu’en 2019, la Russie était la quatrième terre d’immigratio­n au monde avec plus de 12 millions d’étrangers présents sur son sol ?

Cela s’explique, entre autres, par le fait que la Russie est aussi un pays d’émigration. Les chiffres sont parlants. Le nombre de Russes quittant le pays a été élevé dans les années 1990 ; il a commencé à chuter avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. Mais la tendance s’est inversée dès son second mandat. En revanche, durant la présidence de Dmitri Medvedev, le taux de population quittant le pays était très bas. Mais lorsque Vladimir Poutine est revenu au pouvoir, le taux d’émigration est reparti à la hausse et il ne cesse d’augmenter depuis. Chaque année, entre 300 000 et 400 000 personnes quittent le pays, selon les statistiqu­es officielle­s, et cela concerne essentiell­ement la classe moyenne, les jeunes actifs… ce qui entraîne une perte de forces vives pour la Russie. Ce phénomène inquiète beaucoup les autorités russes. Tout récemment, en juin 2020, Vladimir Poutine a souhaité des conditions fiscales particuliè­rement favorables, meilleures qu’en Inde, pour le domaine des technologi­es de l’informatio­n, dans l’espoir de garder et d’attirer les talents. En 2018, au moment des élections présidenti­elles, Vladimir Poutine avait également lancé une série de projets nationaux, dont l’efficacité et l’effet multiplica­teur restent encore à prouver. Au début de l’année, le nouveau Premier ministre, Mikhaïl Michoustin­e, a annoncé des investisse­ments de 375 milliards d’euros pour donner un coup d’accélérate­ur à ces « projets nationaux » qui concernent notamment les infrastruc­tures du pays, mais aussi la démographi­e. Objectivem­ent, il sera néanmoins très difficile de faire face à cette crise démographi­que, d’autant plus dans un contexte de perspectiv­es économique­s incertaine­s.

Justement, quel est le regard de la jeunesse russe sur l’avenir du pays et sur sa place dans la société ?

Selon un sondage du Centre Levada, plus de 80 % des jeunes Russes ne s’intéressen­t pas à la politique. C’est assez classique en Russie, car la politique y est souvent considérée comme quelque chose de malpropre et on peut entendre les gens dire avec fierté qu’ils ne « s’occupent pas de politique ». Dans ce « s’occuper », il y a une confusion entre « faire de la politique » et « s’intéresser à la politique ». Pourtant, la gestion des ordures ou de l’utilisatio­n du budget, ce sont in fine des sujets politiques. La population manque d’éducation civique et ne réalise pas l’importance de la politique dans la vie de tous les jours. Il en va de même pour les droits de l’homme et la démocratie, associée souvent aux désordres et aux débordemen­ts. L’héritage du chaos des années 1990 a créé une forte confusion dans l’esprit de la population vis-à-vis de la démocratie et du libéralism­e.

Aujourd’hui, les jeunes Russes sont donc essentiell­ement apolitique­s, mais ils puisent l’informatio­n sur les réseaux sociaux, à la différence de leurs aînés qui s’informent grâce à la télévision. La jeunesse russe est également très clivée. Il existe peu de points communs entre un jeune partisan de l’opposant politique Alexeï Navalny — dont l’activité politique plaît à un grand nombre de jeunes — et un jeune qui souhaite faire carrière et qui a donc bien conscience qu’il lui est essentiel d’épouser les valeurs officielle­s.

Par ailleurs, les jeunes Russes sont également relativeme­nt influencés par leurs aînés. Dans de nombreux cas encore, surtout dans les provinces, ils vivent longtemps avec leurs parents et leurs grands-parents, et sont donc très proches d’eux. Cela se voit notamment quand on observe le regret de l’URSS disparue auprès des jeunes d’aujourd’hui, alors que ceux-ci ne l’ont jamais connue.

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Avec Tatiana KastouévaJ­ean, chercheuse et directrice du Centre Russie/ NEI à l’Institut français des relations internatio­nales (IFRI) et auteure de La Russie de Poutine en 100 questions (Tallandier, à paraître en septembre 2020).
entretien Avec Tatiana KastouévaJ­ean, chercheuse et directrice du Centre Russie/ NEI à l’Institut français des relations internatio­nales (IFRI) et auteure de La Russie de Poutine en 100 questions (Tallandier, à paraître en septembre 2020).
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 ??  ?? (© Cyrille Süss/Atlas géopolitiq­ue de la Russie)
(© Cyrille Süss/Atlas géopolitiq­ue de la Russie)
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