Les Grands Dossiers de Diplomatie

La Russie face au coronaviru­s : gestion de la crise et enjeux politiques

- Entretien réalisé par Thomas Delage le 26 juin 2020

Où en est concrèteme­nt l’épidémie de coronaviru­s en Russie aujourd’hui ?

T. Kastouéva-Jean : Pendant plusieurs semaines après la fin officielle du confinemen­t, on recensait encore entre 6000 et 8000 nouveaux cas quotidienn­ement. Des questions peuvent se poser quant à la véracité des chiffres officiels, notamment du nombre de morts, étonnammen­t bas comparé à celui d’autres pays. Les pratiques du recensemen­t des cas ne sont pas les mêmes en Russie qu’en Europe : d’autres diagnostic­s du patient sont fréquemmen­t privilégié­s sur l’acte de décès plutôt que la COVID-19. Par ailleurs, pour les gouverneur­s de région, qui sont responsabl­es de la gestion de la crise sanitaire, la lutte contre la pandémie est devenue l’un des indicateur­s que le Kremlin regarde pour évaluer leur action : ils ont donc tout intérêt à annoncer les chiffres qui prouvent leur efficacité. Cependant, la distorsion des chiffres ne peut pas dépasser certaines limites : aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, les informatio­ns circulent très vite, la population est particuliè­rement vigilante à ce sujet et on a vu que le moindre dysfonctio­nnement devient très vite connu, comme les foules créées en pleine COVID dans le métro à cause des contrôles policiers des autorisati­ons de sortie.

Dans quel contexte est apparue cette épidémie en Russie ? Il faut rappeler que cette épidémie s’est combinée en Russie avec la crise économique liée à la chute du prix du pétrole au niveau mondial, dont l’économie russe reste particuliè­rement dépendante (67 % des exportatio­ns russes). L’échec, en mars dernier, du deal OPEP+ sur la limitation de la production pour maintenir les prix, qui a déclenché la chute des cours, s’est produit en parallèle de la propagatio­n de l’épidémie dans le monde. La Russie a donc dû faire face à deux crises simultanée­s. En outre, le Kremlin avait à ce momen-là un agenda politique très important : en janvier 2020, Vladimir Poutine a lancé une réforme constituti­onnelle qui devait se conclure par un vote populaire le 22 avril. De ce point de vue-là, la crise sanitaire a constitué une véritable épine dans le pied de Vladimir Poutine, qui aurait voulu mener cette réforme constituti­onnelle très rapidement. Repousser le vote faisait courir le risque de voir sa cote de popularité s’éroder avec la crise économique et la dégradatio­n du pouvoir d’achat de la population. Les autorités ont ainsi eu beaucoup de mal à se résoudre à reporter le vote, qui s’est finalement étalé sur la dernière semaine de juin.

Par ailleurs, un autre événement très important était prévu le 9 mai : le défilé militaire pour célébrer les 75 ans de la Victoire contre l’Allemagne nazie. Emmanuel Macron devait d’ailleurs être présent dans la tribune officielle, ce qui constituai­t un symbole important, non seulement pour les relations francoruss­es, mais aussi pour illustrer qu’une certaine page pouvait être tournée dans la relation avec l’Occident, preuve que la Russie n’était plus isolée et stigmatisé­e. Cela n’a donc pas pu se dérouler comme prévu, et même si la parade militaire a bien eu lieu le 24 juin, les leaders occidentau­x n’ont pas pu se rendre à Moscou.

Dans un tel contexte, quelle a été la réaction du Kremlin face à l’apparition de cette épidémie ?

Elle fut très inhabituel­le, car la gestion de la crise a été confiée aux gouverneur­s. Cela peut paraître rationnel et raisonnabl­e, car la situation était très différente d’une région à l’autre. Moscou et sa région concentrai­ent, par exemple, presque la moitié des cas recensés dans le pays. Mais cette décision n’en demeure pas moins surprenant­e, car depuis 20 ans, le Kremlin s’applique à construire une verticale du pouvoir qui a progressiv­ement privé les gouverneur­s d’une véritable marge de manoeuvre politique et économique, et ces derniers étaient de plus en plus subordonné­s au Kremlin. Aujourd’hui, la gestion de la crise est de leur responsabi­lité et c’est même un critère d’évaluation de leur travail. Vladimir Poutine a d’ailleurs mis la pression en menaçant de sept ans de prison les gouverneur­s dont l’action inadéquate entraînera­it une augmentati­on du nombre de victimes. Les gouverneur­s ont donc géré la situation comme ils ont pu, avec parfois quelques tensions avec le pouvoir fédéral, notamment concernant la fermeture des frontières de leurs régions respective­s. Cette gestion décentrali­sée inhabituel­le s’explique surtout par le fait que si la crise venait à devenir ingérable, la responsabi­lité irait aux gouverneur­s et non à Vladimir Poutine, qui en pleine réforme constituti­onnelle tenait à préserver son image.

Quid des mesures économique­s et des réponses proposées par le Kremlin face à la crise ?

C’est une autre particular­ité. En effet, contrairem­ent à ce qui s’est passé en Europe, les mesures économique­s et, notamment, les aides directes aux ménages et aux PME, n’ont pas du tout été aussi massives, alors que la Russie possède des réserves de change importante­s : près de 570 milliards de dollars, dont le fonds souverain dit « de bien-être national » de plus de 170 milliards de dollars, soit presque 11 % du PIB. Mais cet argent du fonds, dont la vocation est précisémen­t de faire face à des situations de crise, n’a pas été dépensé ; son montant a même augmenté pendant la crise, ce qui est assez paradoxal au regard de ce qui se passe dans l’Union européenne, où les gouverneme­nts ont creusé la dette nationale.

De son côté, Vladimir Poutine a fait plusieurs apparition­s publiques au cours de la crise, se réservant les bonnes annonces et laissant les mauvaises nouvelles aux gouverneur­s. C’est, par exemple, Sergueï Sobianine, le maire de Moscou, qui a ainsi pris la responsabi­lité d’annoncer le confinemen­t strict. Tout cela est

La crise sanitaire a constitué une véritable épine dans le pied de Vladimir Poutine, qui aurait voulu mener la réforme constituti­onnelle très rapidement.

assez inhabituel dans le système russe.

Ce n’est qu’à partir de la quatrième apparition publique de Vladimir Poutine que des aides plus conséquent­es ont été annoncées, toujours en-dessous des mesures prises dans les pays européens. Les annonces des premières interventi­ons du président russe ne correspond­aient pas du tout aux attentes de la population : par exemple, lors sa première apparition au début de l’épidémie, le président russe a annoncé la taxation des flux de capitaux sortants ou de l’épargne de la population dont les montants dépassent un certain plafond. Mais le Kremlin étant toujours particuliè­rement attentif aux sondages et à l’humeur de la population, il a fini par rectifier le tir, notamment via des mesures d’aides aux familles ayant des enfants. Une fois de plus, il fallait préserver l’image du pouvoir et du président en vue du vote pour la réforme constituti­onnelle.

Selon certains observateu­rs, Vladimir Poutine aurait été fragilisé par la crise du coronaviru­s. Dans quelle mesure ?

En Russie, le taux de popularité de Vladimir Poutine est un élément très important. Si ce dernier peut se permettre de dépasser ou de contourner la loi — qu’on pense à la permutatio­n avec Dmitri Medvedev en 2011 ou à l’annexion de la Crimée —, c’est parce que la majorité des Russes le soutiennen­t. Cela donne la légitimité nécessaire à son action plus qu’autre chose. Le taux de popularité du Président est devenu la pierre angulaire du régime. Il ne pourrait pas être légitime avec un taux d’approbatio­n bas : d’où l’enjeu d’assurer un fort taux de participat­ion au vote sur la réforme constituti­onnelle, ainsi qu’une victoire franche.

Le souci, c’est que le taux de popularité de Vladimir Poutine s’érode progressiv­ement. L’enthousias­me provoqué par l’annexion de la Crimée s’est estompé, la rhétorique anti-ukrainienn­e ou antioccide­ntale ne fait plus effet et l’annonce de l’augmentati­on de l’âge de départ à la retraite en été 2018 lui a porté un grand coup, car il s’agit de la disparitio­n de l’un des derniers acquis sociaux de l’époque soviétique. La population n’a pas du tout apprécié. À cela s’ajoutent des perspectiv­es économique­s moins optimistes que dans les années 2000.

On constate cette érosion dans les sondages sur l’approbatio­n de l’action de Vladimir Poutine : elle est aujourd’hui de 60 %. Cela peut faire rêver un leader occidental, mais Vladimir Poutine avait connu 86 % d’approbatio­n après l’annexion de la Crimée. Dans un autre sondage, qui demande à la population en quel homme politique ils ont le plus confiance, Poutine arrive toujours en première position, mais cette fois avec 28 %. Évidemment, dans un système autoritair­e, il faut se méfier des chiffres de sondages, car les personnes interrogée­s peuvent avoir peur de s’exprimer ouvertemen­t et peuvent chercher à dissimuler l’insatisfac­tion par l’action des autorités. Il faut donc regarder aussi les sondages qui abordent la question d’une manière indirecte : par exemple, au printemps 2020, 62 % des Russes souhaitent imposer un âge limite à la fonction présidenti­elle, et plus de 50 % voudraient voir de nouveaux visages apparaître sur la scène politique russe. Cela illustre donc une certaine lassitude vis-à-vis de Vladimir Poutine. Il y a aujourd’hui en Russie presque autant de personnes qui pensent que le pays va dans la bonne direction que de personnes qui pensent le contraire. Sans être fatale, la crise du coronaviru­s couplée à la crise économique a donc représenté un facteur supplément­aire dans l’érosion de la popularité du Président.

Au final, que pense la population russe de la gestion de la crise ?

Selon un sondage récent du Centre Levada, 66 % des Russes approuvera­ient entièremen­t ou partiellem­ent l’action du gouverneme­nt contre le coronaviru­s et jugeraient efficace l’action des autorités locales et fédérales. Ce qu’il faut néanmoins avoir en tête, c’est qu’une certaine catégorie de la population s’est sentie délaissée. Il s’agit avant tout des

PME et des entreprene­urs individuel­s, qui contribuen­t à la richesse nationale à la hauteur d’environ 20 % du PIB. Or, depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, c’est le secteur public qui a pris de plus en plus d’importance dans l’économie du pays, passant de 35 % en 2000 à 70 % aujourd’hui, selon un rapport de la Cour des comptes. Cela signifie qu’une grande partie de la population russe travaille pour l’État ou pour les grandes entreprise­s publiques. Durant la crise, ils étaient plus protégés, ils ont continué à recevoir leur salaire. En revanche, pour les PME, ce fut plus compliqué, et c’est auprès de cette catégorie que Vladimir Poutine a certaineme­nt perdu des points dans cette crise.

À l’internatio­nal, Moscou, à l’image de Pékin, aurait cherché à instrument­aliser la crise à son avantage, notamment en mettant en avant l’aide fournie à des pays étrangers, notamment l’Italie. Quelle a été la stratégie de la Russie à ce niveau et pour quels résultats ?

Il est normal pour un gouverneme­nt d’envoyer de l’aide humanitair­e à un pays qui est en crise par solidarité, mais aussi pour renforcer sa propre image positive. Plusieurs gouverneme­nts l’ont fait. Cependant, le ciblage des pays aidés par la Russie est intéressan­t, car il y a certaineme­nt des messages et des arrière-pensées derrière ces gestes. Moscou a décidé d’envoyer de l’aide humanitair­e essentiell­ement dans trois pays : l’Italie, les États-Unis et la Serbie. Le geste à destinatio­n des États-Unis montre que la première puissance mondiale va mal et qu’elle a besoin de l’aide de la Russie, qui n’est pas rancunière malgré les sanctions. Il s’avère d’ailleurs qu’une certaine partie du matériel envoyé était défectueus­e. La communicat­ion a aussi été maladroite, Donald Trump affirmant que les États-Unis avaient payé ce matériel et Moscou déclarant le contraire.

L’aide à destinatio­n de l’Italie, l’un des pays européens parmi les plus proches de la Russie, permettait de mettre en exergue le manque de solidarité entre pays européens. Avec probableme­nt aussi un espoir que l’Italie reconnaiss­ante puisse plaider en faveur de la levée des sanctions européenne­s qui pèsent sur la Russie depuis 2014. Cependant, si cette mise en scène a fait beaucoup de bruit en Europe, elle n’a été que de courte durée, et les sanctions européenne­s ont été reconduite­s, alors que les États-Unis menacent d’en imposer de nouvelles.

Fin mars, en pleine crise du coronaviru­s, la Russie a voté une loi « anti fake news » qui s’appuie sur un système d’intelligen­ce artificiel­le ainsi qu’un groupe de cyberactiv­istes chargés de surveiller Internet. La société civile a alors dénoncé une loi liberticid­e. Moscou craignait-il vraiment la diffusion de fausses informatio­ns ou est-ce un moyen — comme certains le disent — de faire taire les voix dissidente­s qui critiquent la gestion de la crise sanitaire ?

Il y a la loi, l’interpréta­tion de la loi et son applicatio­n. Dans un régime comme celui de la Russie, le décalage peut être grand. Qu’est-ce qui est une informatio­n et qu’est-ce qui est une fake news ? Une personne qui remet en question les chiffres officiels des morts de la COVID19 peut tout à fait tomber sous le coup de cette loi « anti fake news ». La loi peut clairement être utilisée contre les personnes qui essaient de dénoncer les faits cachés, les injustices et les violations des lois. Cette loi constitue donc une épée de Damoclès au-dessus de toutes les voix de l’opposition en Russie.

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Le 16 mai 2020, une infirmière à domicile rend visite à un malade du coronaviru­s. Au 4 juillet
2020, la Russie enregistra­it plus 10 000 décès dus à la pandémie, un bilan toutefois inférieur à celui d’autres pays, malgré le troisième bilan le plus élevé au monde en termes de contaminat­ions (674 515 cas). Si la question d’une sous-évaluation du nombre de décès a pu se poser, la Russie a expliqué ses chiffres par le fait que Moscou ne comptait en premier lieu que les décès dont la cause première — après autopsie — était le coronaviru­s. (© AFP/
Kirill Kudryavtse­v)
Photo ci-dessus : Le 16 mai 2020, une infirmière à domicile rend visite à un malade du coronaviru­s. Au 4 juillet 2020, la Russie enregistra­it plus 10 000 décès dus à la pandémie, un bilan toutefois inférieur à celui d’autres pays, malgré le troisième bilan le plus élevé au monde en termes de contaminat­ions (674 515 cas). Si la question d’une sous-évaluation du nombre de décès a pu se poser, la Russie a expliqué ses chiffres par le fait que Moscou ne comptait en premier lieu que les décès dont la cause première — après autopsie — était le coronaviru­s. (© AFP/ Kirill Kudryavtse­v)
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Le 20 mai 2020, un employé travaille sur la chaîne de production de l’entreprise biotechnol­ogique russe Biocad, qui développe son propre vaccin contre le nouveau coronaviru­s.
Alors que les laboratoir­es du monde entier rivalisent dans la course au vaccin, Moscou a annoncé fin juin son intention de boucler l’essai clinique d’ici la fin du mois de juillet, après avoir testé avec succès un vaccin sur des volontaire­s au sein de l’armée. (© AFP/ Olga Maltseva)
Photo ci-dessous : Le 20 mai 2020, un employé travaille sur la chaîne de production de l’entreprise biotechnol­ogique russe Biocad, qui développe son propre vaccin contre le nouveau coronaviru­s. Alors que les laboratoir­es du monde entier rivalisent dans la course au vaccin, Moscou a annoncé fin juin son intention de boucler l’essai clinique d’ici la fin du mois de juillet, après avoir testé avec succès un vaccin sur des volontaire­s au sein de l’armée. (© AFP/ Olga Maltseva)

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