Les Grands Dossiers de Diplomatie
La Russie face au coronavirus : gestion de la crise et enjeux politiques
Où en est concrètement l’épidémie de coronavirus en Russie aujourd’hui ?
T. Kastouéva-Jean : Pendant plusieurs semaines après la fin officielle du confinement, on recensait encore entre 6000 et 8000 nouveaux cas quotidiennement. Des questions peuvent se poser quant à la véracité des chiffres officiels, notamment du nombre de morts, étonnamment bas comparé à celui d’autres pays. Les pratiques du recensement des cas ne sont pas les mêmes en Russie qu’en Europe : d’autres diagnostics du patient sont fréquemment privilégiés sur l’acte de décès plutôt que la COVID-19. Par ailleurs, pour les gouverneurs de région, qui sont responsables de la gestion de la crise sanitaire, la lutte contre la pandémie est devenue l’un des indicateurs que le Kremlin regarde pour évaluer leur action : ils ont donc tout intérêt à annoncer les chiffres qui prouvent leur efficacité. Cependant, la distorsion des chiffres ne peut pas dépasser certaines limites : aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, les informations circulent très vite, la population est particulièrement vigilante à ce sujet et on a vu que le moindre dysfonctionnement devient très vite connu, comme les foules créées en pleine COVID dans le métro à cause des contrôles policiers des autorisations de sortie.
Dans quel contexte est apparue cette épidémie en Russie ? Il faut rappeler que cette épidémie s’est combinée en Russie avec la crise économique liée à la chute du prix du pétrole au niveau mondial, dont l’économie russe reste particulièrement dépendante (67 % des exportations russes). L’échec, en mars dernier, du deal OPEP+ sur la limitation de la production pour maintenir les prix, qui a déclenché la chute des cours, s’est produit en parallèle de la propagation de l’épidémie dans le monde. La Russie a donc dû faire face à deux crises simultanées. En outre, le Kremlin avait à ce momen-là un agenda politique très important : en janvier 2020, Vladimir Poutine a lancé une réforme constitutionnelle qui devait se conclure par un vote populaire le 22 avril. De ce point de vue-là, la crise sanitaire a constitué une véritable épine dans le pied de Vladimir Poutine, qui aurait voulu mener cette réforme constitutionnelle très rapidement. Repousser le vote faisait courir le risque de voir sa cote de popularité s’éroder avec la crise économique et la dégradation du pouvoir d’achat de la population. Les autorités ont ainsi eu beaucoup de mal à se résoudre à reporter le vote, qui s’est finalement étalé sur la dernière semaine de juin.
Par ailleurs, un autre événement très important était prévu le 9 mai : le défilé militaire pour célébrer les 75 ans de la Victoire contre l’Allemagne nazie. Emmanuel Macron devait d’ailleurs être présent dans la tribune officielle, ce qui constituait un symbole important, non seulement pour les relations francorusses, mais aussi pour illustrer qu’une certaine page pouvait être tournée dans la relation avec l’Occident, preuve que la Russie n’était plus isolée et stigmatisée. Cela n’a donc pas pu se dérouler comme prévu, et même si la parade militaire a bien eu lieu le 24 juin, les leaders occidentaux n’ont pas pu se rendre à Moscou.
Dans un tel contexte, quelle a été la réaction du Kremlin face à l’apparition de cette épidémie ?
Elle fut très inhabituelle, car la gestion de la crise a été confiée aux gouverneurs. Cela peut paraître rationnel et raisonnable, car la situation était très différente d’une région à l’autre. Moscou et sa région concentraient, par exemple, presque la moitié des cas recensés dans le pays. Mais cette décision n’en demeure pas moins surprenante, car depuis 20 ans, le Kremlin s’applique à construire une verticale du pouvoir qui a progressivement privé les gouverneurs d’une véritable marge de manoeuvre politique et économique, et ces derniers étaient de plus en plus subordonnés au Kremlin. Aujourd’hui, la gestion de la crise est de leur responsabilité et c’est même un critère d’évaluation de leur travail. Vladimir Poutine a d’ailleurs mis la pression en menaçant de sept ans de prison les gouverneurs dont l’action inadéquate entraînerait une augmentation du nombre de victimes. Les gouverneurs ont donc géré la situation comme ils ont pu, avec parfois quelques tensions avec le pouvoir fédéral, notamment concernant la fermeture des frontières de leurs régions respectives. Cette gestion décentralisée inhabituelle s’explique surtout par le fait que si la crise venait à devenir ingérable, la responsabilité irait aux gouverneurs et non à Vladimir Poutine, qui en pleine réforme constitutionnelle tenait à préserver son image.
Quid des mesures économiques et des réponses proposées par le Kremlin face à la crise ?
C’est une autre particularité. En effet, contrairement à ce qui s’est passé en Europe, les mesures économiques et, notamment, les aides directes aux ménages et aux PME, n’ont pas du tout été aussi massives, alors que la Russie possède des réserves de change importantes : près de 570 milliards de dollars, dont le fonds souverain dit « de bien-être national » de plus de 170 milliards de dollars, soit presque 11 % du PIB. Mais cet argent du fonds, dont la vocation est précisément de faire face à des situations de crise, n’a pas été dépensé ; son montant a même augmenté pendant la crise, ce qui est assez paradoxal au regard de ce qui se passe dans l’Union européenne, où les gouvernements ont creusé la dette nationale.
De son côté, Vladimir Poutine a fait plusieurs apparitions publiques au cours de la crise, se réservant les bonnes annonces et laissant les mauvaises nouvelles aux gouverneurs. C’est, par exemple, Sergueï Sobianine, le maire de Moscou, qui a ainsi pris la responsabilité d’annoncer le confinement strict. Tout cela est
La crise sanitaire a constitué une véritable épine dans le pied de Vladimir Poutine, qui aurait voulu mener la réforme constitutionnelle très rapidement.
assez inhabituel dans le système russe.
Ce n’est qu’à partir de la quatrième apparition publique de Vladimir Poutine que des aides plus conséquentes ont été annoncées, toujours en-dessous des mesures prises dans les pays européens. Les annonces des premières interventions du président russe ne correspondaient pas du tout aux attentes de la population : par exemple, lors sa première apparition au début de l’épidémie, le président russe a annoncé la taxation des flux de capitaux sortants ou de l’épargne de la population dont les montants dépassent un certain plafond. Mais le Kremlin étant toujours particulièrement attentif aux sondages et à l’humeur de la population, il a fini par rectifier le tir, notamment via des mesures d’aides aux familles ayant des enfants. Une fois de plus, il fallait préserver l’image du pouvoir et du président en vue du vote pour la réforme constitutionnelle.
Selon certains observateurs, Vladimir Poutine aurait été fragilisé par la crise du coronavirus. Dans quelle mesure ?
En Russie, le taux de popularité de Vladimir Poutine est un élément très important. Si ce dernier peut se permettre de dépasser ou de contourner la loi — qu’on pense à la permutation avec Dmitri Medvedev en 2011 ou à l’annexion de la Crimée —, c’est parce que la majorité des Russes le soutiennent. Cela donne la légitimité nécessaire à son action plus qu’autre chose. Le taux de popularité du Président est devenu la pierre angulaire du régime. Il ne pourrait pas être légitime avec un taux d’approbation bas : d’où l’enjeu d’assurer un fort taux de participation au vote sur la réforme constitutionnelle, ainsi qu’une victoire franche.
Le souci, c’est que le taux de popularité de Vladimir Poutine s’érode progressivement. L’enthousiasme provoqué par l’annexion de la Crimée s’est estompé, la rhétorique anti-ukrainienne ou antioccidentale ne fait plus effet et l’annonce de l’augmentation de l’âge de départ à la retraite en été 2018 lui a porté un grand coup, car il s’agit de la disparition de l’un des derniers acquis sociaux de l’époque soviétique. La population n’a pas du tout apprécié. À cela s’ajoutent des perspectives économiques moins optimistes que dans les années 2000.
On constate cette érosion dans les sondages sur l’approbation de l’action de Vladimir Poutine : elle est aujourd’hui de 60 %. Cela peut faire rêver un leader occidental, mais Vladimir Poutine avait connu 86 % d’approbation après l’annexion de la Crimée. Dans un autre sondage, qui demande à la population en quel homme politique ils ont le plus confiance, Poutine arrive toujours en première position, mais cette fois avec 28 %. Évidemment, dans un système autoritaire, il faut se méfier des chiffres de sondages, car les personnes interrogées peuvent avoir peur de s’exprimer ouvertement et peuvent chercher à dissimuler l’insatisfaction par l’action des autorités. Il faut donc regarder aussi les sondages qui abordent la question d’une manière indirecte : par exemple, au printemps 2020, 62 % des Russes souhaitent imposer un âge limite à la fonction présidentielle, et plus de 50 % voudraient voir de nouveaux visages apparaître sur la scène politique russe. Cela illustre donc une certaine lassitude vis-à-vis de Vladimir Poutine. Il y a aujourd’hui en Russie presque autant de personnes qui pensent que le pays va dans la bonne direction que de personnes qui pensent le contraire. Sans être fatale, la crise du coronavirus couplée à la crise économique a donc représenté un facteur supplémentaire dans l’érosion de la popularité du Président.
Au final, que pense la population russe de la gestion de la crise ?
Selon un sondage récent du Centre Levada, 66 % des Russes approuveraient entièrement ou partiellement l’action du gouvernement contre le coronavirus et jugeraient efficace l’action des autorités locales et fédérales. Ce qu’il faut néanmoins avoir en tête, c’est qu’une certaine catégorie de la population s’est sentie délaissée. Il s’agit avant tout des
PME et des entrepreneurs individuels, qui contribuent à la richesse nationale à la hauteur d’environ 20 % du PIB. Or, depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, c’est le secteur public qui a pris de plus en plus d’importance dans l’économie du pays, passant de 35 % en 2000 à 70 % aujourd’hui, selon un rapport de la Cour des comptes. Cela signifie qu’une grande partie de la population russe travaille pour l’État ou pour les grandes entreprises publiques. Durant la crise, ils étaient plus protégés, ils ont continué à recevoir leur salaire. En revanche, pour les PME, ce fut plus compliqué, et c’est auprès de cette catégorie que Vladimir Poutine a certainement perdu des points dans cette crise.
À l’international, Moscou, à l’image de Pékin, aurait cherché à instrumentaliser la crise à son avantage, notamment en mettant en avant l’aide fournie à des pays étrangers, notamment l’Italie. Quelle a été la stratégie de la Russie à ce niveau et pour quels résultats ?
Il est normal pour un gouvernement d’envoyer de l’aide humanitaire à un pays qui est en crise par solidarité, mais aussi pour renforcer sa propre image positive. Plusieurs gouvernements l’ont fait. Cependant, le ciblage des pays aidés par la Russie est intéressant, car il y a certainement des messages et des arrière-pensées derrière ces gestes. Moscou a décidé d’envoyer de l’aide humanitaire essentiellement dans trois pays : l’Italie, les États-Unis et la Serbie. Le geste à destination des États-Unis montre que la première puissance mondiale va mal et qu’elle a besoin de l’aide de la Russie, qui n’est pas rancunière malgré les sanctions. Il s’avère d’ailleurs qu’une certaine partie du matériel envoyé était défectueuse. La communication a aussi été maladroite, Donald Trump affirmant que les États-Unis avaient payé ce matériel et Moscou déclarant le contraire.
L’aide à destination de l’Italie, l’un des pays européens parmi les plus proches de la Russie, permettait de mettre en exergue le manque de solidarité entre pays européens. Avec probablement aussi un espoir que l’Italie reconnaissante puisse plaider en faveur de la levée des sanctions européennes qui pèsent sur la Russie depuis 2014. Cependant, si cette mise en scène a fait beaucoup de bruit en Europe, elle n’a été que de courte durée, et les sanctions européennes ont été reconduites, alors que les États-Unis menacent d’en imposer de nouvelles.
Fin mars, en pleine crise du coronavirus, la Russie a voté une loi « anti fake news » qui s’appuie sur un système d’intelligence artificielle ainsi qu’un groupe de cyberactivistes chargés de surveiller Internet. La société civile a alors dénoncé une loi liberticide. Moscou craignait-il vraiment la diffusion de fausses informations ou est-ce un moyen — comme certains le disent — de faire taire les voix dissidentes qui critiquent la gestion de la crise sanitaire ?
Il y a la loi, l’interprétation de la loi et son application. Dans un régime comme celui de la Russie, le décalage peut être grand. Qu’est-ce qui est une information et qu’est-ce qui est une fake news ? Une personne qui remet en question les chiffres officiels des morts de la COVID19 peut tout à fait tomber sous le coup de cette loi « anti fake news ». La loi peut clairement être utilisée contre les personnes qui essaient de dénoncer les faits cachés, les injustices et les violations des lois. Cette loi constitue donc une épée de Damoclès au-dessus de toutes les voix de l’opposition en Russie.