Les Grands Dossiers de Diplomatie
La saga pétro-gazière russe : entre retards et rattrapages
Alors que les hydrocarbures constituent depuis longtemps une manne économique pour la Russie, le pays s’est enfermé dans un rôle de fournisseur de matières premières tandis que son économie reste fortement exposée aux fluctuations des cours du pétrole. Bien que le pays continue à jouer un rôle incontournable dans le secteur énergétique, la transition énergétique mondiale pourrait fragiliser la Fédération si celle-ci refuse de s’adapter. Moscou est à la croisée des chemins.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le mix énergétique soviétique est majoritairement composé de charbon, tourbe et bois — une situation qui contraste avec les pays industriels occidentaux, dont les hydrocarbures constituent déjà l’épine dorsale du système économique. Jugés trop rares et trop coûteux par Moscou, il faut attendre le développement des principaux champs pétrogaziers de l’Ukraine et du bassin de la Volga dans les années 1950, puis l’ouverture des champs de Sibérie occidentale dans les années 1960 pour que l’URSS puisse enfin profiter d’une énergie abondante, bon marché et qui assure l’efficience énergétique (1).
En plus de voir la consommation domestique augmenter, un réseau de gazoducs et d’oléoducs commence à voir le jour afin d’assurer la progressive mise en place des exportations en direction des États satellites, puis de l’Europe occidentale dans un contexte politiquement tendu. Par exemple, en 1970, l’Allemagne de l’Ouest signe son premier contrat gazier avec l’Union soviétique malgré l’indignation de Washington, qui a tenté de bloquer le projet afin d’éviter qu’un de ses alliés ne puisse être soumis aux possibles pressions politico-économiques de Moscou (2).
L’Union soviétique : aux origines de la dépendance
Les chocs pétroliers de 1973 et
1979 mènent à une augmentation des prix du pétrole et donc à une hausse des revenus pour l’URSS. Rapidement, les exportations d’hydrocarbures deviennent la principale source de devises étrangères de l’Union soviétique. Cette rentrée d’argent permet entre autres d’acheter les matériaux et la technologie nécessaires au développement du secteur énergétique comme par exemple l’équipement nécessaire à l’augmentation de la récupération du pétrole. Dès lors, un système pour le moins paradoxal se met en place : une économie centralisée et planifiée reposant essentiellement sur l’autarcie se retrouve soudainement exposée aux aléas de l’économie mondiale et de la volatilité des cours du brut. Cette dépendance naissante ne fait pas pour autant du pays un « État pétrolier rentier ». À la fin des années 1970, l’URSS est avant tout une puissance technologique à l’économie industrielle avancée qui souffre toutefois d’un sévère manque de compétitivité et d’efficacité suite à son enfermement vis-à-vis de l’économie mondiale et la prépondérance du complexe militaro-industriel au sein de l’économie (3). En d’autres termes, les revenus de la vente des hydrocarbures permettent de maintenir un système sclérosé tout en évitant les réformes nécessaires.
Dans les années 1980, l’URSS s’impose rapidement comme un acteur incontournable sur la scène énergétique mondiale. En 1986, sa production d’énergie dépasse celle des États-Unis pour la première fois — une situation qui se maintiendra jusqu’en 1990. En 1989, l’Union soviétique est le premier producteur de pétrole au monde avec 12 millions de barils par jour, dont 2,5 sont exportés vers les États satellites et 1,5 million vers l’Europe occidentale (ces dernières ventes rapportent à elles seules plus de 10 milliards de dollars). Durant la même année, 2,6 milliards de dollars additionnels sont encaissés grâce à l’exportation de près de 90 milliards de mètres cubes de gaz en direction de l’Europe centrale et occidentale (4). Dès cette époque, Moscou réalise que la vente du pétrole est bien plus lucrative que celle du gaz naturel.
Malgré de telles performances, cette décennie est aussi celle des premiers revers. Moscou doit subir les conséquences du contre-choc pétrolier du début des années 1980 qui réduit massivement le prix du baril de pétrole (5) et donc des revenus. En 1987, la production pétrolière soviétique atteint son pic avant de commencer à décliner tandis que la croissance de la production gazière ralentit. Parallèlement, de nouveaux gisements difficiles à récupérer sont découverts, mais l’équipement et la technologie soviétiques ne permettent pas la mise en exploration et production. En 1990, l’Union soviétique est en pleine Perestroïka et commence à lorgner vers l’Europe occidentale dont les entreprises ont les capitaux et la technologie pour résoudre ce problème.
Les années 1990 : rentier faute de mieux
La disparition de l’Union soviétique en décembre 1991 marque en Russie le coup d’envoi de la transformation de l’économie étatique planifiée en une économie de marché. La conversion du secteur industriel lourd vers une industrie légère et de transformation est aussi longue que laborieuse (6). La libéralisation et la privatisation de l’économie mènent à un dépeçage des entreprises étatiques, tandis que les investissements se réduisent comme peau de chagrin. Une telle situation anéantit tout espoir de croissance économique et rend la modernisation de l’économie impossible.
Entre 1992 et 1998, les indicateurs socioéconomiques du pays passent dans le rouge : chute du PIB de plus de 50 % durant la période, inflation galopante, hausse du taux de mortalité et recul de du taux de natalité, paupérisation croissante, etc. Dans un tel environnement, la réorientation massive de l’économie russe vers l’extraction des matières premières, et tout particulièrement les hydrocarbures, est un pis-aller. Les revenus de la vente du pétrole deviennent vitaux, tant pour l’économie russe postsoviétique que pour le budget fédéral. La situation dans le secteur pétro-gazier est pourtant loin d’être idéale à l’aube de la décennie. Les infrastructures gazières qui avaient commencé à montrer les premiers signes de vieillesse durant la Perestroïka sont de moins en moins
entretenues. La production pétrolière souffre elle aussi d’un manque crucial d’investissements et continue sa chute vertigineuse. Cela est cependant pallié par 1o) la contraction de la consommation domestique, et 2o) la progressive réexportation des ventes vers l’Europe occidentale afin d’accroître la rentrée de devises étrangères. Toutefois, la question des exportations n’est pas une mince affaire. Depuis 1991, la Russie est amputée d’une partie des infrastructures énergétiques construites durant l’ère soviétique (gazoducs, oléoducs, raffineries, etc.) et doit trouver un nouveau modus operandi avec la Biélorussie, la Moldavie, l’Ukraine et les autres nations nouvellement indépendantes. La tentation de Moscou d’assurer un contrôle direct ou indirect sur des infrastructures qui ne sont pas localisées sur son territoire accroît les crispations politiques et mène à de sévères crises, tout particulièrement en Ukraine (7).
Cette décennie voit l’émergence des puissantes sociétés pétrolières pour la plupart privées, verticalement intégrées et contrôlées par des oligarques (LukOil, Yukos et Sibnef). Ce sont elles qui signent les premiers accords de partage de production et joint-ventures avec des entreprises occidentales qui ne se laissent pas décourager par les irrégularités, incertitudes et diverses spéculations qui entourent le cadre juridique et réglementaire russe, ainsi que la corruption ambiante (8). À la fin des années 1990, l’utilisation accrue de la technologie et du savoir-faire occidental, ainsi que les restructurations effectuées dans le secteur permettent d’augmenter le taux moyen de récupération des anciens gisements. Pour autant, le contrôle étatique sur le secteur énergétique ne disparaît pas. Les infrastructures de transport du pétrole et le secteur gazier, incarné par Gazprom, restent sous la férule du gouvernement. Lacrisefinancièrede1998marquelafinde la période dite libérale et de la transition. En septembre 1998, Yevgeny Primakov devient Premier ministre et lance une politique de reconstruction de l’État.
De 2000 à 2014 : encadrer la dépendance afin de mieux faire face aux crises
Lorsque Vladimir Poutine arrive à la tête de la Fédération de Russie, il reprend le flambeau de Primakov. Les réformes économiques et fiscales se multiplient afin d’éviter un retour au chaos économique de la précédente décennie et d’assurer la stabilité sur le long terme. Durant cette période, l’exécutif n’a de cesse de maximiser les avantages politico-économiques de la rente des hydrocarbures tout en établissant des mécanismes de protection afin de faire face aux crises qui sont aussi inévitables qu’imprévisibles. La hausse des prix des hydrocarbures est un heureux hasard pour l’économie et le budget russes. Selon la Banque centrale de Russie, entre 2000 et 2014, les exportations de pétrole ont augmenté de 54 % en termes de quantité et 508 % en termes de valeur, tandis que les exportations de gaz ont augmenté de 10 % en termes de quantité et 231 % en termes de valeur (9). De plus, les données indiquent que le pays a gagné de l’argent à compter de 2005 sans pour autant augmenter la production.
En 2001, Goldman Sachs intègre la Russie à la liste des BRIC. Si c’est un couronnement pour un pays qui cherche à retrouver son rôle de grande puissance dans le concert des nations, il n’empêche que la structure de l’économie russe n’a pas changé en profondeur. Cela n’est pas sans susciter des inquiétudes. La rente des hydrocarbures est un cadeau empoisonné qui expose le pays à un triple risque : 1o) les ressources sont épuisables, 2o) la volatilité est une réelle menace, et 3o) la stabilité économique et fiscale dépend essentiellement d’une demande extérieure sur laquelle la Russie n’a pas de réelle influence. Par conséquent, le gouvernement commence à constituer des réserves afin de pouvoir faire face aux périodes de crises. Le fonds de stabilisation est créé en 2004 et est financé par les excédents budgétaires commerciaux liés aux exportations de ressources naturelles. En février 2008, ce fonds est divisé en deux : le Reserve Fund qui a une fonction de stabilisation (protéger l’économie lorsque le prix du pétrole passe sous un certain seuil), et le National Wealth Fund qui doit avant tout approvisionner la caisse de retraite. Durant les crises de 2008-2009 et 20142016, cette réserve d’argent s’est révélée d’une grande utilité afin d’éviter des ajustements budgétaires brusques. Parallèlement, l’énergie devient partie prenante du contrat social russe. Pour simplifier, l’industrie gazière est moins taxée car elle doit contribuer à la politique sociale (financer des évènements sportifs et internationaux, subventionner les régions en crises, mettre en place le programme de gazéification qui est onéreux dans les contrées éloignées, etc.). De plus, les prix de l’énergie pour la population tendent à être inférieurs à ceux de l’industrie. Un tel environnement est propice à l’essor de bras de fer terribles entre entreprises russes, tant pour l’accès aux parts de marchés les plus lucratives en Russie, que pour l’accès aux droits d’exportation (les deux
Aussi ironique que cela puisse paraître, l’Occident a permis à la Russie d’économiser de l’argent en mettant un terme aux projets qui n’auraient pas été rentables au lendemain de la chute des cours du brut à la mi-2014.
conditions sine qua non pour assurer des profits). Ces luttes intestines trouvent leurs origines dans la progressive prise de contrôle du secteur énergétique par le gouvernement. Le processus débute en 2005 avec la faillite artificielle de Yukos, la plus grande compagnie pétrolière russe, qui permet à Rosneft d’acquérir les principaux actifs de l’entreprise. Puisque la rente des hydrocarbures est jugée cruciale pour le bien-être de l’économie, sa gestion est dorénavant centralisée. Qui plus est, le gouvernement endosse progressivement le rôle d’arbitre et contribue à la naissance des trois géants qui dominent le paysage énergétique actuel, c’est-à-dire Gazprom, Novatek et Rosneft. Si ces entreprises ont des obligations à remplir sur le territoire russe, elles jouissent néanmoins d’un soutien politique international et de privilèges refusés aux autres entreprises russes. Par exemple, depuis décembre 2013, seules ces entreprises sont autorisées à exporter du gaz naturel liquide. Néanmoins, le rôle croissant de l’État dans le secteur énergétique ne rassure pas tout le monde. La question du transit des hydrocarbures via l’étranger proche mène à de virulentes crises énergétiques ; les plus célèbres étant celles de 2006 et 2009 en Ukraine. Par effet domino, l’Union européenne (UE), peu rassurée de voir le gaz naturel devenir une pomme de discorde, lance sa stratégie de diversification des approvisionnements — politique lourdement encouragée et soutenue par les États-Unis. De cette situation se renforce une tendance qui était déjà perceptible du côté russe à la fin des années 1990 : la construction d’infrastructures devant contourner les anciennes républiques soviétiques ( NordStream 1 en est un exemple) et le virage vers l’Asie, où la demande est en constante augmentation tandis que les prix sont attractifs.
À la veille de la crise ukrainienne de 2014, la Russie doit faire face à moult défis. À l’échelle nationale, les gisements bon marché hérités de l’époque soviétique et des années 1990 se tarissent rapidement. Il faut commencer l’exploration et la production de nouveaux gisements (à la géologie parfois plus complexe) dans des régions non connectées au réseau existant (Arctique, Extrême-Orient russe, Sibérie orientale). Qui plus est, les entreprises gazières se sont reposées sur leurs lauriers durant la décennie 2000 et n’ont pas accordé d’importance à l’exportation de gaz sous forme liquide. Le retard doit être rattrapé rapidement afin de rester compétitif face à l’Australie ou le Qatar. À l’échelle internationale, les effets des crises financières et économiques se sont fait ressentir. La demande est en berne et cela est accentué par les diverses actions d’efficacité énergétique entreprises dans les pays consommateurs, à commencer par l’Europe, et les hivers doux qui se multiplent.
De l’annexion de la Crimée à 2019 : une diversification imposée par l’Occident
En mars 2014, la péninsule Criméenne est annexée par la Fédération de Russie et la guerre dans l’Est de l’Ukraine débute. En réaction à la violation du droit international, les États-Unis et l’Europe imposent des sanctions contre la Russie. Pour résumer, les sanctions touchent le secteur pétrolier et visent à : 1o) réduire l’accès au marché des capitaux et de la dette (indirectement, elles privent les entreprises russes de prêts occidentaux bon marché) ; 2o) restreindre autant que faire se peut l’accès à la technologie et au savoir-faire occidental nécessaires à la mise en exploration des gisements de pétrole de schiste, le plateau arctique, les réserves de la mer Caspienne et l’exploration en haute mer (plus de 152 mètres de profondeur). L’objectif de Washington et Bruxelles est de priver Moscou de sa rente sur le long terme.
Dans le secteur énergétique, les conséquences des sanctions sont loin d’être dramatiques. Primo, les entreprises russes se sont reconcentrées sur les projets estimés rentables. Aussi ironique que cela puisse paraître, l’Occident a permis à la Russie d’économiser de l’argent en mettant un terme aux projets qui n’auraient pas été rentables au lendemain de la chute des cours du brut à la mi-2014. Secundo, le business model des projets maintenus a été « dépoussiéré ». Les lignes de crédit ont été accordées par des banques russes ou chinoises ; un fait qui a renforcé le virage vers l’Asie [voir l’analyse d’O. Alexeeva p. 46]. Tertio, les entreprises russes ont commencé à développer leur propre technologie. Dans l’intervalle, Pékin fournit la technolo
gie nécessaire à l’achèvement des projets stratégiques. Quarto, la banque centrale a dévalué le rouble. Cette méthode est très souvent utilisée durant les crises économiques afin de permettre à l’appareil de production de redevenir compétitif. Il est toujours plus intéressant de produire en monnaie nationale et d’exporter en dollars ou euros. Cette situation a été l’occasion d’opérer des changements afin de rendre le secteur moins vulnérable aux crises extérieures.
Il n’empêche que le coeur du problème reste la volatilité des cours du pétrole. La « révolution » américaine des gaz et pétroles de schiste (trop longtemps minimisée par la partie russe) commence à se faire ressentir. La production américaine croît à l’heure où les producteurs historiques maintiennent la production sans pour autant que la demande mondiale n’augmente significativement. La suralimentation du marché mondial en or noir mène à une chute des cours de la mi-2014 à 2016. La Russie est une fois de plus frappée par la volatilité et se voit obligée d’entamer des discussions avec l’Arabie saoudite afin de stabiliser les cours du pétrole. Une alliance répondant au nom d’OPEP+ naît et un premier accord est signé en 2016. D’après la Banque mondiale, le prix annuel moyen du baril (Brent) est passé de 44,1 dollars en 2016 à 71,1 dollars en 2018 (10), tandis le budget russe, déficitaire en 2016, est redevenu excédentaire en 2018.
2020 : de la fin de l’homme rouge à l’avènement de l’homme vert ?
Les années Poutine ont un bilan en demi-teinte dans le secteur énergétique. Il est indéniable que la Russie reste un acteur incontournable dans la sphère des hydrocarbures de par la taille de ses réserves, le volume de sa production, l’ampleur de ses infrastructures, sa capacité à s’adapter dans les situations de crises, mais aussi à rattraper son retard (tout particulièrement dans le secteur du GNL).
Il n’empêche que les écueils ne peuvent être occultés. Depuis 2014, la Russie s’enferme dans le rôle de fournisseur de matières premières, que ce soit en Europe ou en Asie, tandis que son économie reste fortement exposée à la volatilité. La chute vertigineuse des cours du pétrole depuis la pandémie de
COVID-19 et l’incapacité d’OPEP+ à influencer le prix du baril fragilisent l’économie du pays. Les réserves financières sont là pour pallier la crise économique qui s’amorce, mais le système Poutine montre ses limites. La Russie ne peut plus se contenter d’épargner massivement lorsque les cours sont élevés et dilapider les réserves en temps de crise. Pourtant, la modernisation du secteur énergétique est possible et c’est dans le secteur des énergies vertes que le potentiel est le plus élevé : solaire, éolien, géothermies, hydrogène renouvelable, etc. La Russie n’est pas en manque d’avantages naturels qui lui permettraient de changer son mix énergétique, redynamiser son secteur industriel, développer de nouvelles technologie, moderniser l’économie et in fine réduire les pollutions locales qui sont de plus en plus au coeur des préoccupations de la population russe.
En 2020, le monde est secoué par le virus SARS-CoV-2. Les États et les entreprises se demandent comment relancer des économies à terre au lendemain de la pandémie. La Russie est donc à la croisée des chemins. Elle peut prendre la décision de maintenir un système qui n’est pas soutenable tant sur le plan climatique qu’économique. Au contraire, elle peut entamer un virage vert qui pourra confirmer son rôle incontournable dans le secteur énergétique.
Depuis 2014, la Russie s’enferme dans le rôle de fournisseur de matières premières, que ce soit en Europe ou en Asie, tandis que son économie reste fortement exposée à la volatilité.