Les Grands Dossiers de Diplomatie
L’agriculture russe comme effort vers la puissance
Après les années noires, caractérisées par un repli prononcé de la production et des exportations de produits agricoles, la Russie est aujourd’hui devenue un protagoniste clé dans l’agriculture mondiale, en particulier dans le domaine des céréales.
Bien qu’encore qualifiée de pays émergent, la Russie est parvenue, depuis près de vingt ans, à rétablir son rang dans le concert des nations. L’un des leviers de cette restauration de l’économie russe est le secteur agricole. Les sanctions américaines et européennes infligées à Moscou lors de la crise ukrainienne — du fait du soutien du Kremlin aux séparatistes du Donbass — ont puissamment contribué à amplifier le redressement de l’agriculture russe. La crise de la COVID-19 montre de surcroît que la Russie continue de faire de son agriculture un enjeu géostratégique.
Politique agricole active et embargo commercial
L’insertion de l’économie russe dans l’économie mondiale est souvent associée à sa production pétrolière [voir l’analyse d’A. Bros p. 24]. Une proportion importante de ses réserves de change provient en effet de ses exportations d’hydrocarbures, véritable rente émanant d’une dotation en ressource naturelle et induisant, en parallèle des revenus des entreprises exportant les barils de pétrole, un accroissement des recettes budgétaires pour l’État. Le secteur pétrolier est donc bien au centre du régime de croissance de la Russie, lequel peut être qualifié « d’extraverti-rentier » (1).
La structure de l’économie russe est en réalité bicéphale. Le secteur agricole et alimentaire constitue l’autre pilier du régime de croissance extraverti de la Russie. Appréhender l’évolution de l’agriculture russe requiert de dresser une périodisation de l’économie nationale. Une première période, allant de 1990 à 2000, qui se distingue par un effondrement de l’économie, la récession de 1997-1998 en constituant le point culminant, suivie d’une seconde, celle du renouveau de l’économie russe, après les conséquences désastreuses des réformes menées par Boris Eltsine.
Marasme économique et impacts sur l’agriculture
Le basculement du pays dans l’économie de marché, favorisé par une affiliation au Consensus de Washington décidée par le Premier ministre Gaïdar, qui en fit le fondement même de sa politique économique, a profondément altéré les moyens de production et les conditions de financement de l’activité agricole. Outre que le démantèlement de l’URSS a mis au jour le manque de machines agricoles et, pour l’existant, leur vétusté, la réforme agraire menée par Boris Eltsine et son Premier ministre, au détour des années 19801990, a eu comme effet un morcellement du foncier qui ne s’est pas accompagné d’une réforme cadastrale, laquelle aurait pu être propice à une localisation adaptée des hectares de terre cultivables. De plus, les détenteurs de titre de propriété ont été, à l’époque, réticents à affronter les risques inhérents au marché mondial, préférant opter pour le statut de salarié agricole.
La production de céréales a rapidement diminué et, dans le secteur de l’élevage bovin, on a assisté à un vaste processus de décapitalisation (voir graphique 1). Sur la décennie, la baisse de la production de grains s’est fixée à -43 %, celle relative à la viande à -55 %. Les données de l’OCDE indiquent que, en 1999, la production de viande bovine ne représentait plus que 40 % de celle obtenue dix ans auparavant. Près de 60 % de la production de grains étaient assurée par des exploitations agricoles de petite taille (environ 1 à 6 hectares, des lopins de terre, essentiellement orientés vers l’autoconsommation des familles d’agriculteurs) (2).
La précarité de l’appareil de production agricole russe conduit à un recours massif aux importations, moins coûteuses, la finalité étant de couvrir les besoins domestiques. Un déficit commercial agroalimentaire important en découle.
La voie du renouveau agricole de la Russie
La grave récession qui s’abat sur la Russie en 1997-1998 (-7 %), ainsi que sur plusieurs pays d’Asie, constitue l’acmé du décrochage de l’économie russe, enclenché lors du passage à l’économie de marché. Cette crise financière et économique se traduit notamment par une fuite des capitaux engendrant une lourde dépréciation du rouble par rapport aux principales monnaies du monde. C’est l’heure de la prise de conscience chez les responsables politiques, et en particulier pour Evgueni Primakov, qu’il devient impératif de procéder à un changement radical d’orientation dans la politique économique. Avec le rétablissement du contrôle des changes, la baisse du prix de l’énergie pour les ménages russes, la dévaluation de la devise est actée, offrant une impulsion aux exportations qui retrouvent ainsi une compétitivitéprix, dont certains produits agricoles vont bénéficier. Dès 1999, les exportations de grains repartent à la hausse. Les soutiens publics à l’agriculture se font plus massifs, financés en grande partie par les recettes tirées des exportations de pétrole. L’élection de Vladimir Poutine le 31 décembre 1999, à la suite de la démission de Boris Eltsine, marque de ce point de vue un tournant pour l’agriculture russe.
Les soutiens aux producteurs augmentent régulièrement à partir de 2000, dans le cadre d’une politique de développement rural dont l’ambition est d’accroître la production et de se rapprocher de l’autosuffisance alimentaire, le fondement de cet objectif reposant sur les grandes exploitations. Les ressources budgétaires allouées au secteur agricole sont principalement dirigées vers les grandes exploitations, afin de constituer des réseaux intégrés dans des agro-industries sur la base des anciennes structures kolkhoziennes et sovkhoziennes qui bénéficient dans le même temps des apports en capitaux des oligarques russes. Il s’agit également d’exploiter les marges de progression offertes par les surfaces cultivables et les rendements des productions de grains. Parmi les soutiens aux agriculteurs, se trouvent l’accès aux prêts bancaires bonifiés, et diverses subventions à la production, afin de reconstituer les filières endommagées par les années Eltsine.
La cristallisation de ce revirement de la politique économique russe est repérable d’une part dans la Loi
de 2006 sur le développement rural, et, d’autre part, dans le discours prononcé en 2007 à Munich par Vladimir Poutine, qui place au centre de son action la souveraineté du pays afin de s’affranchir de la tutelle de l’Occident (3).
Les soutiens publics sont ainsi passés de 4,1 milliards de dollars sur la période 1998-2006, à 15,5 sur 2007-2014. La production de grains, dont le redressement s’enclenche dès 1999 à la faveur des mesures adoptées par Primakov, connaît à partir de 2007 une envolée spectaculaire (voir graphique 2). Si le secteur agricole s’installe durablement sur un sentier de croissance, le déficit commercial de la Russie en produits agricoles et alimentaires continue toutefois de se creuser. Celui-ci reste en effet encore élevé (-25 milliards de dollars) jusqu’à l’embargo instauré par Moscou en août 2014, illustrant ainsi les défaillances persistantes des productions animales — viande bovine et lait en particulier — obligeant la Russie à importer massivement et à demeurer avec un taux élevé de dépendance aux importations (voir graphique 3).
Brocardée depuis les années 1970 par la théorie économique, la stratégie de substitution aux importations peut être considérée comme un succès pour la Russie.
L’embargo : un facteur favorable pour l’agriculture russe
Sanctionnée par les États-Unis et par l’Union européenne en raison de la crise ukrainienne, Moscou a instauré un embargo, décrété en août 2014 sur les importations de produits agricoles et alimentaires (Canada, États-Unis, UE…), à l’exception des boissons alcoolisées. La fermeture du marché russe a été lourdement préjudiciable aux producteurs européens, et notamment français. Les exportations de porc, de produits laitiers, de viande bovine et de fruits et légumes se sont en effet effondrées, obligeant les producteurs à chercher des marchés de substitution (4). Le marché intra-communautaire s’en est trouvé engorgé, exerçant ainsi une pression à la baisse sur les prix. Quant à la Russie, dont les importations en provenance de l’UE représentaient 37 % du total des approvisionnements en 2014, elle a diversifié ses fournisseurs. Le Brésil, l’Uruguay, la Turquie, Israël… ont été les nations ayant accru les exportations vers la Russie.
Le plus important réside surtout dans l’opportunité que l’embargo a constituée pour amplifier la politique de substitution aux importations, engagée quatorze ans auparavant. Brocardée depuis les années 1970 par la théorie économique, la stratégie de substitution aux importations peut être considérée comme un succès pour la Russie. L’embargo a permis de réduire drastiquement le déficit des échanges extérieurs agroalimentaires, ramené en l’espace de trois ans à un quasi-équilibre. Dans certains secteurs agricoles, l’autosuffisance est à peu de choses près atteinte, que ce soit dans la viande porcine, le lait, ou dans une moindre mesure la viande bovine.
La stratégie agricole mise en oeuvre par Moscou depuis vingt ans a eu comme conséquence de propulser le pays au rang de grande puissance exportatrice de grains, au point de devenir en 2017 le premier exportateur mondial de blé, effaçant l’échec retentissant de la réforme agraire et de la libéralisation de l’agriculture sur le régime de Boris Eltsine (5). La part de marché mondiale de la Russie en blé était de 0,5 % en 2000, elle s’élève à près de 23 % en 2018, pour 44 millions de tonnes exportées (6). La stratégie conquérante de la Russie se traduit notamment par une forte présence en Turquie, dans la région du Moyen-Orient et au Machrek, tout particulièrement en Égypte. La Russie forme ainsi le premier fournisseur de l’Égypte, après avoir écarté du marché les États-Unis et la France (voir graphique 4).
La puissance agricole russe en période de crise sanitaire mondiale
La Russie n’est pas non plus épargnée par la tempête sanitaire provoquée par la COVID-19. Devant l’ampleur de la crise sanitaire et les risques d’emballement sur les marchés mondiaux des matières premières agricoles, les autorités russes ont rapidement réagi en annonçant dans le courant du mois d’avril d’abord des quotas à l’exportation des grains, notamment de blé à hauteur de 7 millions de tonnes jusqu’à la fin de la campagne (donc jusqu’en juin 2020), avant d’acter à la fin du mois d’avril une suspension des ventes de grains aux pays non membres de la Communauté des États indépendants.
La première décision était motivée par le fait de vouloir préserver la population russe d’une poussée inflationniste sur les denrées de première nécessité. L’emballement des achats sur le marché mondial du blé et la volonté des pays importateurs de constituer des stocks stratégiques face à la pandémie ont poussé le Kremlin à se montrer prudent, et donc à limiter les exportations de blé pour privilégier les approvisionnements de sa population. Le but de la manoeuvre était donc d’envoyer un signal rassurant et protecteur auprès des Russes, en sachant que ces restrictions aux exportations sont accompagnées d’une subvention à la vente sur le marché intérieur de 1,5 million de tonnes de blé pour soutenir les consommateurs. Par ailleurs, dans le sillage de la décision russe, c’est l’ensemble des pays de la zone eurasiatique (Union douanière eurasiatique inclue) qui
s’est engagé sur des décisions similaires de limitations aux exportations agricoles en dehors de la zone, avec notamment une suspension des certificats d’exportation de soja et légumes, de farines et d’autres céréales que le blé (maïs, sorgho). Une façon aussi de renforcer les liens diplomatiques et économiques entre les pays de la CEI, avec la Russie comme point d’ancrage politique et centre décisionnel.
Cette volonté de stabiliser les prix agricoles au sein du pays et de la zone de la CEI se justifie également par la conjoncture exceptionnelle du marché pétrolier. Le prix du pétrole est temporairement devenu inférieur au prix du blé ces dernières semaines (et même exceptionnellement négatif le 20 avril 2020 sur le WTI coté à New York), menaçant le rouble d’une nouvelle dépréciation et d’un épuisement de la rente pétrolière vitale pour les équilibres macroéconomiques du pays. La deuxième décision prise fin avril concernant la suspension totale des exportations hors de la CEI est justifiée par le fait que les quotas d’exportation de blé fixés début avril furent atteints en l’espace d’à peine trois semaines (alors qu’ils devaient couvrir les trois derniers mois de la campagne d’exportation). La réalisation si rapide de ces quotas trouve aussi son origine dans la présence, certainement pas anodine après l’épisode de la guerre des prix sur le pétrole, de l’Arabie saoudite aux achats par l’intermédiaire de son organisation d’État SAGO (Saudi Grains Organization) pour plus de 650 000 tonnes de blé en vue de constituer des stocks stratégiques, et dont la majorité était en provenance de la Russie et des pays baltes (7). Un positionnement très récent de la Russie sur ce marché, puisque celui-ci était jusqu’alors principalement occupé par les exportateurs américains, allemands, ukrainiens et roumains. Le relèvement du seuil de tolérance aux punaises des céréales de 0 % à 0,5 % depuis août 2019 par l’Arabie saoudite a permis d’ouvrir un nouveau débouché pour les exportateurs russes. Mais cette dernière décision des autorités saoudiennes correspond à l’aboutissement d’une démarche diplomatique entre les deux pays entreprise en 2018 avec la visite d’une délégation saoudienne en Russie, et qui avait permis l’envoi d’un lot de blé en Arabie saoudite afin d’être testé et de vérifier l’adéquation de la marchandise avec les normes sanitaires du pays. Si l’origine des volumes de blé importés fin avril venait à se confirmer, la Russie ferait un bond spectaculaire sur le marché saoudien alors que la première livraison de blé russe dans le pays début avril n’était que de 60 000 tonnes. En sachant que l’Arabie saoudite a importé de 3 à 3,5 millions de tonnes de blé sur les dernières campagnes, la part de marché potentielle de la Russie dans l’origine des importations saoudiennes de blé pourrait être de l’ordre de 15 à 20 % sur la campagne 2019/2020 (voir graphique 5).
Cette percée du blé russe est à mettre en liaison avec l’ébauche d’une coopération russo-saoudienne quant à leur stratégie pétrolière, et pourrait durablement s’ancrer dans le temps par rapport aux impacts économiques de long terme que la crise de la COVID-19 va occasionner sur le marché mondial, aussi bien pétrolier que céréalier (8).
Le redressement de l’agriculture en Russie envoie un message, selon lequel tout avantage comparatif, toute spécialisation internationale d’un pays dans tel ou tel secteur, n’est jamais figé. Sur la période 1990-2020, la Russie a démontré que la reconstitution d’un outil de production pour en faire un instrument de conquête des marchés est possible. En ce sens, la stratégie agricole construite par la Russie a été adaptée à la réalité concurrentielle inhérente à la mondialisation. Un regard plus géopolitique — en fait, davantage géoéconomique — amène l’observateur à emprunter la démarche d’un Raymond Aron, qui voyait dans « la politique un effort vers la puissance, ou, du moins, un effort pour en modifier la répartition » (9). Il précisait non pas une puissance pour elle-même, mais tournée vers une grandeur collective. Au travers de son secteur agricole, de ses défaillances passées, de ses succès internes comme externes, la Russie suggère d’approfondir cette dimension géopolitique de l’agriculture et de l’articuler à l’économie. (1) (2) (3) (4) (5)
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Sur la période 1990-2020, la Russie a démontré que la reconstitution d’un outil de production pour en faire un instrument de conquête des marchés est possible. En ce sens, la stratégie agricole construite par la Russie a été adaptée à la réalité concurrentielle inhérente à la mondialisation.
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