Les Grands Dossiers de Diplomatie
Intelligence artificielle et technologies de rupture : où se situe la Russie ?
La Russie fait jusqu’à présent figure d’angle mort dans la rivalité géopolitique pour la maîtrise des technologies de rupture que sont l’intelligence artificielle, l’informatique quantique et les réseaux mobiles de cinquième génération (5G). Elle n’est pourtant pas absente de cette compétition mondiale et, bien que figurant en retrait, elle a entamé un vaste effort de rattrapage technologique.
La rivalité croissante dans les technologies de rupture entre les États-Unis — leader technologique mondial — et la Chine, puissance technologique ascendante, mobilise l’essentiel des analyses. Mais en octobre 2019, Vladimir Poutine a avalisé une stratégie nationale pour l’intelligence artificielle, réitérant dans son discours l’analogie de l’IA comme « ressource fondamentale de puissance ». Cette stratégie définit l’intelligence artificielle comme l’« ensemble de solutions technologiques permettant de simuler des fonctions cognitives humaines (incluant l’auto-apprentissage et la recherche de solutions sans l’appoint d’algorithmes prédéterminés) et d’obtenir des résultats lors de tâches spécifiques comparables aux résultats de l’activité intellectuelle humaine » (1).
La stratégie nationale d’intelligence artificielle
Sur un plan financier, le décret présidentiel fait passer le budget destiné à l’IA de 1,3 à 6,1 milliards de dollars, sans précision d’une distinction civil/militaire. Le document énonce des principes larges et consensuels (protection des droits et libertés
humains ; sécurité ; transparence ; intégrité du cycle d’innovation, etc.) tout en soulignant l’ambition de la Russie de « devenir l’un des leaders internationaux dans le développement et l’utilisation des technologies d’IA » — ambition favorisée par un enseignement devant renforcer ses performances en science, ingénierie et mathématiques, et la disponibilité de compétences en codage. Malgré les aspirations au leadership global, la stratégie reste principalement tournée vers la dimension interne. Le document met l’accent sur la R&D en IA pour des applications économiques et financières, dans l’industrie, les services et la santé — aucune mention n’est faite des applications en matière de sécurité et de défense. La stratégie fixe la date butoir de 2030 avec un point d’étape en 2024 ; elle sera appliquée par une coordination entre plusieurs acteurs. Du côté gouvernemental, la Commission gouvernementale pour le développement numérique se voit confier un rôle moteur. Du côté non gouvernemental, une nouvelle entité sera créée pour coordonner la communauté des affaires et les organismes de recherche. Par ailleurs, Sberbank, le premier établissement bancaire du pays, qui avait préparé l’ébauche de la stratégie nationale, devient le « centre de développement de l’IA » civile en Russie.
La défense, primus inter pares de l’IA ?
La concurrence mondiale dans ce champ n’épargne pas l’enjeu de la supériorité militaire. Pour Moscou, l’intérêt est de poursuivre la montée en gamme de ses armements tout en se plaçant dans une logique asymétrique par rapport à l’OTAN.
Le ministère de la Défense occupe une place centrale en matière d’IA. Si la Fondation russe pour la recherche avancée, créée sur le modèle de la DARPA américaine, a obtenu des applications concrètes dans le domaine de la reconnaissance d’images, dans la modélisation des processus humains d’apprentissage appliqués à l’entraînement et dans l’extraction des données critiques dissimulées dans le big data, les efforts sont surtout entrepris sur la robotique militaire. À partir de 2025, la robotique militaire constituera la base de tous les développements des systèmes d’armes et des IA destinés aux forces armées et de sécurité. Ce dispositif est complété par une articulation avec l’industrie, rôle de la technopole ERA, qui rassemble sur son campus d’Anapa, près de Krasnodar, près de 600 chercheurs et douze entreprises. Inaugurée en juin 2018, 80 bureaux d’études y ont annoncé leur implantation prochaine, pour atteindre un total de 2000 chercheurs. ERA serait la clé de voûte interministérielle de tous les développements réalisés en IA, comme dans d’autres domaines stratégiques tels que la cybersécurité ou les nanotechnologies. Ce cluster pourra également intégrer les innovations issues des incubateurs civils tels que Skolkovo à Moscou, ou de startups comme NtechLab dans la reconnaissance faciale ou Zyfra dans l’analyse des données.
L’armée et l’industrie de défense russes ont entamé un effort de rattrapage technologique au long cours. Les priorités des forces armées s’orientent vers l’incorporation de briques d’IA dans leurs différents systèmes d’armements, y compris les moyens de guerre électronique, la défense antiaérienne, les systèmes de missiles guidés et les drones. De nombreuses plateformes ont été développées et testées au cours des cinq dernières années, y compris sur le théâtre syrien. Le lancement de projets industriels d’envergure comme le char de combat T14 Armata, l’avion de combat de cinquième génération Su-57, ou des plateformes robotisées d’acquisition de renseignement, de surveillance automatique de zones sensibles, caractérisent les ambitions russes.
Un élément fondamental du positionnement russe tient à l’automatisation du champ de bataille : pour les responsables militaires, le soldat doit être retiré de la zone de conflictualité immédiate et être remplacé par des plateformes armées robotisées télé-opérées et semiautonomes. En 2017, Kalachnikov avait annoncé qu’il développait un module de combat totalement autonome basé sur des technologies de réseaux neuronaux qui permettent d’identifier des cibles et de prendre des décisions. Enfin, des expérimentations ont lieu avec des robots armés de lance-grenades, de mortiers ou de drones jetables, qui devraient être capables d’effectuer des tâches avec une autonomie maximale et une participation minimale d’opérateurs humains.
IA et désinformation
La Russie a démontré dans un passé récent un savoir-faire dans la désinformation et la subversion en couplant opérations cyber et actions cognitives [voir l’analyse d’A. Rapin et S. Piché p. 89]. La conflictualité asymétrique dopée à l’IA n’est pas une innovation russe : l’habileté de Moscou dans ses opérations informationnelles récentes s’est révélée de nature moins technique qu’opportuniste dans ses buts politiques. Les acteurs russes impliqués n’ont ainsi fait que recourir à des outils et services numériques utilisés par le grand public, sans besoin de créer la moindre infrastructure, tout en exploitant les failles jusqu’alors sous-estimées du modèle économique des grandes plateformes numériques. La Russie continuera de capitaliser sur ceux-ci tout en exploitant les avancées du machine learning, qui rendent les contenus médias synthétiques rapides et bon marché à produire, et qui produisent une désinformation plus dynamique et donc plus délicate à contrer.
Puces et quantique : un effort de rattrapage industriel
Ces dernières années, la question industrielle rejoint la question géopolitique : la Chine poursuit ses efforts d’autonomisation et de rattrapage technologique dans les semi-conducteurs, tout particulièrement ceux qui intègrent de l’IA, tandis que les États-Unis veulent refaçonner les chaînes de valeur globales de cette industrie et renforcer leur contrôle des composants critiques destinés à leurs armes numériques. Les semi-conducteurs avancés sont traversés en Russie par un double mouvement de rattrapage technologique et de souverainisation d’un secteur jugé stratégique. Organiser la production en masse de ses propres composants est ainsi perçu comme l’un des socles de la souveraineté numérique. En janvier 2020, dès son arrivée à la tête du Gouvernement, Mikhaïl Michoustine faisait adopter la « Stratégie de développement de l’industrie électronique russe jusqu’en 2030 ». Le document prévoit trois étapes : une première phase de substitution des importations, suivie d’une phase de promotion sur les marchés internationaux et, enfin, une tentative d’assurer une prééminence technologique. Très ambitieuse dans son cadre d’action, cette stratégie semble idéaliser la tendance mondiale au protectionnisme technologique qui s’esquisse au détriment de la prise en compte de contraintes géo-économiques bien réelles (la déstabilisation des chaînes d’approvisionnement) et technologiques (la miniaturisation de puces toujours plus sophistiquées).
De la même manière que les composants électroniques, la part de la Russie dans l’industrie mondiale de la robotique demeure modeste. La faible densité des robots dans l’industrie russe — 4 robots pour 10 000 travailleurs en 2017 à comparer aux 710 robots pour 10 000 ouvriers en Corée du Sud — laisse entrevoir un potentiel de croissance certain. Pour autant, la même problématique de production nationale se pose (seulement 4 % des robots achetés ont été produits en Russie), combinée à une immaturité des entreprises russes ainsi qu’à des universités techniques focalisées sur le dessin et la mécanique des robots et non sur les applications commerciales. Enfin, le coût des investissements à réaliser et le manque de personnel qualifié pour assurer le fonctionnement des robots constituent deux autres freins au développement à court et moyen termes de ceux-ci. Autre domaine où se joue la course à l’intelligence artificielle : la puissance de calcul. Une bataille pour les supercalculateurs se fait jour depuis quelques années : ceux-ci font l’objet d’âpres rivalités pour leur développement et leur maîtrise, tout particulièrement entre les États-Unis et la Chine. La Russie n’est pas absente dans le supercalcul et l’informatique quantique : elle en fut un acteur non négligeable au tournant des années 2010, avant de péricliter faute d’investissements substantiels. En 2017, les performances cumulées des 50 meilleurs supercalculateurs en Russie avaient moins de puissance de calcul que chaque supercalculateur pris séparément parmi les neuf plus performants dans le monde. Indispensables aux IA futures
La période post-2012 a connu une hausse de la fuite des cerveaux, avec un pic entre 2014 et 2017 en raison, majoritairement, de l’effet des sanctions occidentales adoptées contre la Russie. Dans les secteurs de pointe, les conséquences sont palpables : ainsi, la moitié des 1300 entreprises du complexe militaro-industriel russe manqueraient de personnel.
parce qu’ils permettront une modélisation ultra-rapide d’enjeux variés (sécurité, santé, environnement, etc.), les superordinateurs font — aussi — l’objet d’un programme gouvernemental pour rattraper les années de retard pris sur les puissances les plus avancées. Si Rosatom travaille à la conception d’un ordinateur quantique russe pour 2024, Sberbank a annoncé se classer au 29e rang mondial via son supercalculateur développé avec l’américain Nvidia.
Atouts et limites du capital humain
La qualité de l’expertise scientifique représente une donnée fondamentale dans la maîtrise de l’intelligence artificielle. Cette expertise russe en sciences fondamentales, informatique et IA constitue un atout et une vulnérabilité pour la Russie. Les autorités communiquent volontiers sur les performances de l’Institut de physique et de technologie de Moscou (MFTI) où, au sein des départements de mathématiques et de physique, elles ont financé la création d’un Centre national pour l’intelligence artificielle censé coordonner l’expertise nationale dans ce domaine. En puisant largement dans l’héritage du système d’enseignement supérieur soviétique, les autorités s’assurent une base éducative encore solide qui pêche toutefois par le difficile renouvellement des vocations professorales et, surtout, par la
modestie des coopérations entre les laboratoires universitaires et le secteur privé. Cette seconde limite se matérialise par les faibles positions du pays en matière de dépôt de brevets en algorithmie et en intelligence artificielle.
La forte concurrence internationale qui s’est cristallisée depuis le début des années 2000 dans les formations universitaires en sciences dures a fait de la captation des cerveaux un enjeu prioritaire pour les économies numérisées. La fuite des cerveaux reste une vulnérabilité majeure de la Russie. Si les deux premiers mandats présidentiels de Vladimir Poutine avaient marqué un ralentissement de cette émigration, la période post2012 a connu une hausse de la fuite des cerveaux, avec un pic entre 2014 et 2017 en raison, majoritairement, de l’effet des sanctions occidentales adoptées contre la Russie. Dans les secteurs de pointe, les conséquences sont palpables : ainsi, la moitié des 1300 entreprises du complexe militaro-industriel russe manqueraient de personnel.
IA et 5G : vers une dépendance accrue à la Chine ?
Les relations technologiques entre Moscou et Pékin constituent une des priorités de l’agenda bilatéral et imbriquent étroitement gains économiques et enjeux politiques [voir l’analyse d’O. Alexeeva p. 46]. En septembre 2018, la création d’un fonds d’investissement russo-chinois dédié aux nouvelles technologies a permis d’homogénéiser les initiatives, alors éparses, de financement de projets technologiques, avec un accent sur la recherche en IA.
Huawei, présent depuis la seconde moitié des années 1990 sur le sol russe, symbolise les ambitions des acteurs chinois comme la dépendance de la Russie aux technologies de l’empire du Milieu. Le géant chinois renforce son implantation dans un contexte de sanctions américaines. Ses deux centres de R&D à Moscou et Saint-Pétersbourg embaucheront plus de 1000 experts en intelligence artificielle et réseaux télécoms ; la société noue également de nombreux partenariats académiques, y compris sur la 5G. Jusqu’à présent, les autorités n’émettent aucune barrière à ce type d’investissements en Russie : celles-ci, plutôt que de voir fuir les jeunes talents, préfèrent de loin voir l’économie nationale tourner tout en surveillant l’activité de ces acteurs sur le sol russe. La société entend se rendre incontournable en Russie sur l’IA et la 5G, dans un contexte de montée en puissance du projet chinois des « nouvelles routes de la soie », dont le volet technologique doit conduire les acteurs chinois du secteur à développer leurs activités tous azimuts dans l’IA, le les réseaux 5G et le Si Alibaba a été le premier géant chinois à formaliser un accord d’envergure (par la formation d’une avec le Fonds des investissements directs russes, Megafon et Mail.ru),
Huawei a renforcé sa présence sous l’effet des sanctions américaines visant la société depuis mai 2019. Depuis, l’entreprise chinoise a acquis la technologie de reconnaissance faciale du russe Vocord, noué de nouveaux partenariats avec des centres de recherche en IA à Moscou, et annoncé vouloir bâtir un « écosystème de l’IA » en Russie à l’horizon 2025. Surtout, Huawei vise le marché de la 5G — non encore attribué — et déploie à cette fin une intense activité de lobbying visant à projeter une image d’acteur « national » aidant au développement de l’écosystème technologique russe. La ligne du gouvernement russe se veut plus attentiste sur la participation de Huawei au futur réseau 5G national, mais le contexte des sanctions occidentales visant Moscou et une évaluation des risques au Kremlin moins défavorable à la Chine rend cette perspective réalisable. La perception de la puissance technologique ascendante de la Chine divise néanmoins en Russie. Un premier grief concerne le respect de la propriété intellectuelle — longtemps cantonné à la sphère militaro-technique, le reproche par la Russie de vols de brevets technologiques « civils » est aujourd’hui une réalité. À ceci s’ajoute une ligne rouge sur tout partage d’innovations en IA dans le champ militaire. Un second grief a trait à la captation de l’expertise russe en IA. Outre une fuite de la propriété intellectuelle et un pillage des talents russes, d’autres craintes concernent le « dépeçage » des données produites en Russie par les acteurs chinois.
Enfin, l’absence de concurrents russes aux BATHX chinois, la faiblesse du capital-risque russe par rapport à la force de frappe financière chinoise, ou encore l’effacement de la Russie dans les instances mondiales de normalisation technologique, constituent autant de facteurs qui dessinent les contours d’une dépendance technologique accrue du pays dans les prochaines années. (1)
Outre une fuite de la propriété intellectuelle et un pillage des talents russes, d’autres craintes concernent le « dépeçage » des données produites en Russie par les acteurs chinois.