Les Grands Dossiers de Diplomatie
La Chine et la Russie dans la « nouvelle ère » de relations bilatérales
Le double visage de la « bromance » Xi Jinping – Vladimir Poutine
Le rapprochement sino-russe actuel est essentiellement dicté par la conjoncture économique et géopolitique mondiale, qui pousse les deux pays à former un front uni face à l’Occident : les sanctions antirusses suite à la crise en Ukraine, la chute libre de l’économie russe depuis 2014, la guerre commerciale sino-américaine, la méfiance croissante de l’UE à l’égard des entreprises chinoises investissant dans les secteurs stratégiques en Europe. Toutefois, ce rapprochement semble aussi être alimenté par un haut niveau de relations personnelles entre Xi Jinping et Vladimir Poutine. En effet, les deux hommes partagent plusieurs attitudes et points de vue. Nostalgiques de bons vieux temps autoritaires, ils cultivent depuis des années une méfiance profonde envers l’Occident et ses valeurs, une méfiance qui prend désormais une allure de défiance ouverte. En soulignant le caractère exceptionnel de leur amitié, ils échangent des cadeaux et des médailles, en participant avec enthousiasme à de grandes opérations de communication destinées à rehausser leur prestige à l’intérieur de leurs pays respectifs. Ainsi, en juin 2019, lors du sommet sur la sécurité en Asie tenu à Douchanbé, au Tadjikistan, les médias russes et chinois ont consacré plus d’attention au cadeau que Poutine avait offert à Xi Jinping pour son anniversaire qu’aux résultats du sommet. Le président russe lui a apporté une boîte de crème glacée russe, réputée en Chine pour sa qualité depuis l’époque soviétique, qui serait, à en croire les médias russes, le péché mignon de Xi (2). De son côté, le président chinois n’a pas manqué de montrer son support en se rendant à Moscou en 2019 pour assister au défilé militaire du 9 mai, commémorant la victoire de l’URSS sur l’Allemagne nazie. Sa présence fut d’autant plus importante que tous les autres dirigeants des anciens pays alliés de l’URSS pendant la guerre ont catégoriquement refusé d’y assister. Toutes ces révérences médiatiques rappellent les attributs publics de l’alliance sino-russe précédente, qui camouflaient pourtant des divergences de vue et des querelles internes profondes. En effet, les bonnes relations personnelles entre les deux présidents peinent à donner des résultats concrets dans le domaine économique. Pékin ne semble pas du tout encline à sacrifier ses intérêts économiques au nom du renouvellement de l’amitié sino-russe et du rapprochement idéologique avec Moscou. Bien au contraire, depuis 2014, en profitant de l’isolement croissant de la Russie sur la scène internationale, la Chine impose à ses partenaires russes des conditions d’affaires qui sont largement à son avantage. Ainsi, en négociant la participation chinoise à la construction du gazoduc Force de Sibérie, Pékin a obtenu de Moscou plusieurs concessions importantes. La Chine a négocié non seulement le maintien des prix du gaz livré via Force de Sibérie pendant 30 ans, mais aussi l’exclusivité de l’utilisation de ce gazoduc. Dans le cas de ce projet, la Russie semble être clairement perdante : elle a dû financer elle-même la construction de toutes les infrastructures, dont le coût réel est estimé à 100 milliards de dollars au lieu des 55 milliards initialement annoncés, alors que la Chine, en étant l’unique client, peut dicter des conditions de livraison en déterminant le volume annuel du gaz qu’elle souhaite acheter (3). Mis en route en grande pompe en décembre 2019, ce gazoduc-symbole du nouveau rapprochement sino-russe est donc loin de la solution miracle aux problèmes économiques russes récurrents.
Les grands projets sino-russes : les nouveaux « villages Potemkine » ?
Force de Sibérie est cependant l’un des mégaprojets sinorusses qui ont été effectivement réalisés, alors que beaucoup d’autres grandes initiatives restent lettre morte. En effet, toute rencontre sino-russe de haut niveau se clôture par la signature d’accords censés créer un cadre favorable pour la réalisation de nombreux projets économiques. À l’issue de la visite de Xi Jinping en Russie en 2019, 27 déclarations d’intention et mémorandums bilatéraux ont ainsi été signés, dont un accord sur le développement des technologies 5G fondé sur le partenariat entre Huawei et le principal opérateur russe MTS (4). Dans le contexte de la montée des inquiétudes en Europe quant aux conséquences stratégiques du déploiement du réseau 5G via les technologies chinoises, cet accord fut donc chargé d’une importance politique transcendante. Huawei, bannie du marché américain suite à des accusations d’espionnage, s’est vue ainsi soutenue publiquement, et fut même autorisée à développer en Russie son propre réseau commercial LTE et à utiliser l’infrastructure de MTS, qui couvre non seulement la Russie mais aussi plusieurs pays de l’ex-URSS. Or, les fréquences nécessaires pour le déploiement de la communication 5G sont déjà occupées par le ministère de la Défense russe, qui refuse formellement d’en donner l’accès aux opérateurs mobiles
Pékin ne semble pas du tout encline à sacrifier ses intérêts économiques au nom du renouvellement de l’amitié sino-russe et du rapprochement idéologique avec Moscou.
nationaux, et encore moins aux Chinois. Cet accord semble donc être plutôt une illustration de la solidarité politique face à l’Occident qu’un contrat ayant des perspectives d’application réelles. Le problème, c’est que ce projet-mirage dont les médias russes ont loué les avantages au moment de son annonce pour en oublier l’existence quelques semaines plus tard, ne fait pas figure d’exception et beaucoup d’initiatives bilatérales annoncées en grande pompe ne voient jamais le jour. Ce destin semble planer sur un autre projet très médiatisé : la construction d’une ligne TGV entre Moscou et Kazan, présentée comme un projet phare de la coopération sino-russe dans le cadre de la Belt and Road Initiative (BRI). Après six ans de négociations, Moscou et Pékin ne parviennent toujours pas à se mettre d’accord sur les conditions financières de sa réalisation. Le coût du projet, estimé à 1,7 trillion de roubles, devrait être assumé par le gouvernement russe grâce aux crédits chinois, mais les taux d’emprunt et la période d’amortissement proposés par les banques chinoises sont jugés trop élevés par Moscou (5). Étant donné le faible nombre d’utilisateurs potentiels de la ligne en question, la durée du retour sur investissement serait entre 50 et 150 ans, selon les estimations des différents experts, ce qui rend ce projet non rentable dans le contexte économique actuel (6). À cette date, aucuns travaux n’ont été entrepris et le projet se voit constamment repoussé à « plus tard », voire écarté au profit de la construction d’une autoroute sans la participation des investisseurs chinois.
Quelle place pour la Russie dans la stratégie globale de Pékin ?
Au-delà des communiqués conjoints et des annonces de futurs gigantesques projets communs qui ont peu de chances d’aboutir, le Kremlin ne semble avoir ni une vision cohérente de la collaboration géostratégique avec la Chine, ni des objectifs de partenariat économique clairement définis et appliqués sur le terrain. Étant donné la grande disparité économique entre la Chine et la Russie, qui influence de manière profonde le caractère des échanges commerciaux entre les deux pays, ce manque de vision à long terme semble être très imprudent. Quant à la
Chine, sa stratégie semble beaucoup plus cohérente. Bien que l’approfondissement des relations économiques bilatérales soit toujours à son agenda, en particulier dans le domaine de la coopération énergétique, Pékin ne vise plus à être un simple acheteur des hydrocarbures russes. La Chine s’affirme désormais comme un partenaire actif qui a son mot à dire dans la gestion économique et la réalisation technique des projets bilatéraux. La participation chinoise dans deux mégaprojets gaziers en Arctique russe, Yamal-LNG et Arctic-LNG 2, en est une bonne illustration. La Chine est non seulement l’un des actionnaires principaux de ces compagnies — elle détient respectivement 29,9 % et 20 % de leurs actions —, mais elle fournit également les technologies et les équipements industriels que la Russie est incapable de se procurer ailleurs en raison des sanctions (7). Ces projets bénéficient d’un régime fiscal particulier : pendant 12 ans, les compagnies qui exploitent ces gisements de gaz arctiques ne doivent payer aucun impôt à l’État russe, qu’il s’agisse d’impôt sur les bénéfices ou des taxes d’exportation sur le gaz. La Chine choisit donc bien les projets russes auxquels elle décide de participer.
Sur le plan politique, Pékin utilise habilement le support officiel russe envers ses diverses initiatives à des fins de propagande interne. La Russie figure ainsi souvent au premier plan sur les affiches, brochures et vidéos promotionnelles consacrées à la BRI qui sont diffusées en Chine. Vu que les pays occidentaux snobent, voire s’opposent ouvertement à cette initiative de globalisation à la chinoise, l’adhésion en apparence enthousiaste de la Russie, le grand voisin du Nord, serait un moyen de légitimer le discours chinois sur la BRI qui souligne son caractère inclusif et son esprit « gagnant-gagnant ». Dans la même veine, le rôle de la Chine dans la réalisation des projets dans l’Arctique russe se trouve souvent mis en avant par les médias chinois, qui les présentent comme des exemples de réussites de la BRI. Curieusement, en Russie, la participation chinoise dans la mise en valeur de l’Arctique russe est beaucoup moins médiatisée, afin de ne pas nuire à la vision poutinienne de cette région dont le développement devrait « assurer l’avenir de la Russie et de son économie » (8) [voir le focus de P. Marchand p. 33].
Chine, Russie et États-Unis : un ménage à trois difficile
Le rapprochement politique sino-russe semble particulièrement inquiétant sur fond de désunion croissante du G7, amplifiée par les mesures économiques de Donald Trump et le comportement peu cohérent de Washington en matière diplomatique. Dans le contexte du retrait des Américains de plusieurs initiatives internationales et de l’abandon de plusieurs accords bilatéraux importants, la Chine et la Russie se sont efforcées, avec un succès partagé, de s’engouffrer dans
Sur le plan politique, Pékin utilise habilement le support officiel russe envers ses diverses initiatives à des fins de propagande interne.
la brèche si opportunément ouverte par Donald Trump. Tout en affirmant avoir une vision commune des problèmes internationaux, les deux pays ne coordonnent pas pour autant leurs activités diplomatiques. Certaines initiatives russes sur la scène internationale suscitent des réactions négatives à Pékin, qui les voit comme une tentative de déstabiliser le statu quo existant. Ainsi, l’organisation en 2019, à Sotchi, du sommet « Russie-Afrique » fut accueilli avec une certaine froideur à Pékin [voir l’analyse de J. Levesque p. 69]. Bien que la Russie soit incapable de rivaliser avec la présence économique chinoise sur le continent africain, l’augmentation de ventes d’armes russes à l’Angola, au Nigéria, au Soudan et à la Centrafrique visée par Moscou pourrait menacer les intérêts chinois dans la région en alimentant les conflits locaux latents. Ce développement est également mal vu à Washington, qui a lancé sa propre initiative, « Prosper Africa », pour « contrer les pratiques prédatrices de la Chine et de la Russie » sur le continent, en présumant que les deux pays agissent en accord et poursuivent des intérêts communs (9). Jusqu’à récemment, la Chine occupait une position très prudente et pragmatique vis-à-vis des États-Unis, en affichant toujours une attitude calme et posée lors des négociations commerciales bilatérales, ce qui contrastait fortement avec le comportement compulsionnel de Washington. Or, l’approche russe est beaucoup plus cavalière, dans le sens où le Kremlin, qui vit en isolement international depuis six ans, se comporte désormais comme s’il n’avait plus grand-chose à perdre et peut donc agir sans considération de l’opinion des États-Unis. En se positionnant comme le nouveau pouvoir global, la Chine se voit investie de la responsabilité de préserver l’équilibre mondial. Elle a tenté jusque-là d’assumer le rôle de « voix de la raison » face à deux puissances antagonistes. Toutefois, la crise de COVID-19 semble accélérer le raidissement des relations entre la Chine et les États-Unis, à tel point qu’il est difficile d’imaginer quelles en seront les conséquences économiques et géopolitiques. Dans ce contexte tendu, la Russie, plongée dans la crise sanitaire et affaiblie par la chute spectaculaire des prix du pétrole, semble adopter une attitude plutôt attentiste, en s’effaçant presque complètement des débats internationaux sur la gestion de l’épidémie à Wuhan par
Dans le contexte du retrait des Américains de plusieurs initiatives internationales et de l’abandon de plusieurs accords bilatéraux importants, la Chine et la Russie se sont efforcées, avec un succès partagé, de s’engouffrer dans la brèche si opportunément ouverte par Donald Trump.
le régime de Xi Jinping. La dynamique de relation triangulaire Chine-Russie-ÉtatsUnis semble donc une fois de plus appelée à changer. Mais quel en sera l’impact sur la destinée des relations internationales ? L’avenir nous le dira. (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) (8) (9)